Skip to main content

Full text of "Revue des deux mondes"

See other formats


ÎOROHTO 


tmfur.Mf¥;vi- 


REVUE 


DES 


DEUX  MONDES 


LXXXI»   ANNÉE.    —    SIXIÈME    PÉRIODE 


TOMB   II.    —    i"   MARS-  19  H. 


n 


REVUE 


DES 


DEUX  MONDES 


LXXXI"   ANNÉE.  —  SIXIÈME  PÉRIODE 


TOME   DEUXIÈME 


PARIS 


BUREAU  DE  LA  REVUE   DES   DEUX   MONDES 

RUE    DE     l'université,     15 


1911 


n 


2.0. 


LEILA 


DEUXIEME  PARTIE(I) 


II 

FILS   ET   FUSEAUX 


III 

—  Vous  connaissez  la  Montanina?  demanda  Leiia  en  sor- 
tant par  la  porte  du  Midi,  celle  qui  fait  face  à  la  pente  couverte 
de  pins,  de  mélèzes,  de  hêtres,  et  couronnée  de  châtaigniers. 
Vous  avez  vu  le  cadran  solaire,  saint  Albert  le  Grand,  la  tête 
de  bouc  qui  vomit  l'eau  de  la  Riderella  ? 

Elle  avait  l'air  de  réciter  une  leçon  ennuyeuse,  cent  fois 
répétée.  Elle  affecta  de  ne  point  remarquer  que  Massimo,  devant 
qui  elle  marchait,  s'abstenait  de  répondre.  Elle  prit  par  le  sentier 
qui  monte  derrière  la  villa. 

—  Vous  connaissez  aussi  Fontaine  Modeste?  reprit-elle  en 
passant  près  du  petit  creux  où   gazouille  tout  bas  la  fontaine. 

Et,  sans  faire  attention  au  mutisme  de  Massimo,  elle  conti- 
nua de  marcher,  nommant  d'une  voix  sèche  tantôt  une  chose, 
tantôt  une  autre,  comme  un  cicérone  indifférent.  Au  moment 
où  elle  disait  :  «  Voici  la  source  de  la  Riderella,  »  Massimo,  qui 
n'avait  pas  voulu  lui  parler  avant  d'être  loin  de  la  maison, 
l'interrompit: 

(1)  Voyez  la  Revue  du  15  février  1911. 


b  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

: —  Mademoiselle,  dit-il,  je  n'ai  pas  insisté  avec  M.  Marcello, 
parce  que  je  voyais  que  je  lui  aurais  fait  de  la  peine  ;  mais  je 
puis  vous  dire  maintenant  qu'il  ne  faut  pas  vous  déranger  pour 
moi.  Avec  votre  permission,  je  continuerai  seul  ma  promenade. 

—  Comme  il  vous  plaira. 

*     Et  elle   s'effaça  sur  l'étroit  sentier,  attendit,  les  yeux  bas, 
qu'il  eût  passé  devant  elle. 

—  Merci,  dit-il. 

Et  il  passa  sans  la  regarder,  tout  frémissant.  Qu'est-ce  que 
cette  jeune  fille  s'était  donc  mis  en  tête,  pour  le  traiter  ainsi? 
Elle  croyait  sans  doute  qu'il  voulait  lui  faire  la  cour?  Oui,  il  n'y 
avait  pas  d'autre  supposition  possible.  Lui  faire  la  cour?  Voyez- 
vous  cette  présomptueuse  !  D'ailleurs  pourquoi  supposait-elle 
qu'il  voulût  lui  faire  la  cour?  Lui  en  avait-il  donné  le  moindre 
indice?  Un  soupçon  lui  vint  à  l'esprit.  Dom  Aurelio  s'était  enti- 
ché de  l'idée  que  son  ami  devait  se  marier  au  plus  vite.  Le 
curé  n'avait-il  pas  songé  pour  Massimo  à  cette  jeune  fille  ?  Et 
celle-ci  n'avait-elle  pas  eu  vent  de  quelque  chose?  Mais  non, 
c'était  impossible  pour  cent  raisons,  et  la  moindre  de  ces  rai- 
sons, c'était  l'amitié  qui  liait  Dom  Aurelio  à  M.  Marcello.  Et 
alors?  Alors,  tout  ce  qu'il  y  avait  de  clair,  c'était  l'hostilité  pré- 
méditée de  Lelia.  Cette  hostilité  aurait  pu  s'interpréter  comme 
une  défense  contre  l'amour  naissant,  si  l'amour  avait  eu  le 
temps  de  naître.  Mais,  dans  les  conditions  actuelles?... 

Il  s'assit  sur  un  siège  rustique,  à  l'ombre  du  châtaignier 
près  duquel  la  côte  fait  un  détour.  Les  grandes  nuées  voguaient 
vers  le  Torraro;  les  ombres  des  arbres  se  balançaient  au  vent 
sur  les  rives  fleuries;  la  villa  blanche  riait  là-bas  dans  le  soleil; 
le  bruit  sourd  du  torrent  et  des  turbines  de  Perale  montait 
parmi  le  silence  de  la  châtaigneraie.  Mais  Massimo  ne  jouissait 
ni  de  l'ombre,  ni  du  vent  frais,  ni  de  la  noble  et  majestueuse 
beauté  du  paysage.  Il  sentait  que  cette  beauté  demeurait  étran- 
gère à  son  âme  aigrie,  et  il  se  sentait  lui-même  étranger  à 
elle.  Il  réfléchit  sur  ce  qu'il  devait  faire.  Rester  à  la  Montanina, 
non.  Il  fallait,  soit  persuader  à  Dom  Aurelio  de  lui  offrir  l'hos- 
pitalité, soit  retourner  à  Milan.  11  agita  volontairement  dans 
son  cœur  toutes  les  amertumes,  celles  qui  s'étaient  déposées  au 
fond  et  qui  étaient  presque  sorties  de  sa  mémoire,  celles  qui 
étaient  les  plus  récentes  et  les  plus  cuisantes.  Puis,  sa  pensée  se 
lixa  sur  la  situation  douloureuse  de  Dom  Aurelio.  Car,  en  lin 


LEILA. 


de  compte,  les  impertinences  de  cette  demoiselle  ne  valaient 
pas  la  peine  qu'on  s'en  émût. 

Pauvre  Dom  Aurclio  !  En  songeant  à  la  disgrâce  de  cet  excel- 
lent prêtre,  la  tentation  de  naguère  lui  revint,  sombre  et  vio- 
lente. Ne  convenait-il  pas  de  rompre  une  bonne  fois  avec  ces 
gens  qui  persécutaient  des  hommes  tels  que  Dom  Aurelio,  le 
sel  de  la  terre?  Mais  soudain  il  crut  sentir  sur  lui  le  regard 
sévère  de  Dom  Aurelio  lui-même,  du  persécuté  doux  à  ses  per- 
sécuteurs ;  et  la  velléité  de  rébellion  s'apaisa.  Donc,  pas  de  rébel- 
lion. Mais  cesser  de  combattre  pour  l'Église  contre  ses  enne- 
mis, se  croiser  les  bras  devant  la  bataille,  ce  n'était  pas  une 
tentation  dangereuse,  c'était  un  projet  salutaire  et  bon  à  exé- 
cuter. Seulement,  que  faire  ensuite  en  ce  monde?  L'oublier,  ce 
monde,  se  retirer  dans  un  beau  pays  perdu  entre  les  mon- 
tagnes, y  exercer  la  médecine  et  se  créer  un  foyer  d'amour,  ne 
serait-ce  pas  le  bonheur?  Il  ferma  les  yeux,  imagina  deux  bras 
tièdes  qui  lui  entouraient  le  cou,  une  bouche  qui  s'imprimait 
sur  la  sienne,  des  lèvres  brûlantes  dont  le  baiser  lui  allait  jus- 
qu'à l'âme  :  les  lèvres  d'une  jeune  fille  simple,  à  l'esprit  délicat, 
qui  ne  serait  sphinge  en  aucune  façon,  et  qu'il  formerait  lui- 
même  au  sentiment  du  Beau  et  du  Divin,  à  l'amour  exquis. 

Il  rouvrit  les  yeux  en  soupirant.  Les  ombres  qui,  çà  et  là, 
se  mouvaient  avec  lenteur  sur  l'herbe  fleurie,  les  voix  légères 
du  vent,  le  frissonnement  lumineux  des  peupliers,  n'étaient 
plus  pour  lui,  comme  tout  à  l'heure,  des  choses  étrangères; 
maintenant,  la  nature  environnante  le  caressait  avec  une  sorte 
de  compassion  approbatrice.  Il  aperçut  Dom  Aurelio  qui  sor- 
tait de  la  villa,  regardait  à  droite  et  à  gauche,  s'avançait  vers 
lui.  Il  se  leva,  alla  au-devant  du  prêtre.  Dom  Aurelio  parut 
surpris  de  le  trouver  seul. 

—  EtM^'Lelia?  fit-il. 

Massimo  expliqua  qu'il  l'avait  priée  de  ne  pas  se  déranger 
pour  lui,  et  il  se  hâta  d'ajouter  qu'après  le  départ  de  la  jeune 
fille,  il  avait  réfléchi  à  ses  propres  aff"aires.  11  était  décidé  à 
quitter  la  Montanina  le  soir  même^  et  il  espérait  que  son  ami 
voudrait  bien  lui  donner  la  chambre  du  protestant.  Dom  Aurelio 
répondit  avec  regret,  mais  avec  fermeté,  qu'il  venait  justement 
de  promettre  à  M.  Marcello  que  le  jeune  homme  resterait  une 
quinzaine  de  jours  à  la  Montanina.  Massimo  répliqua  qu'il  lui 
était  absolument  impossible  de  rester  à  la  Montanina,  et  que,  si 


8  REVUE   DES    DEUX    MONDES. 

Dom  Aurelio  refusait  de  lui  accorder  l'hospitalité  pendant  les 
dernières  semaines  de  son  ministère  pastoral,  il  s'en  retournerait 
tout  de  suite  à  Milan.  Dom  Aurelio  saisit  l'occasion  au  vol  : 

—  Puisque  tu  es  pressé  de  retourner  à  Milan,  c'est  peut- 
être  qu'un  tendre  intérêt  t'y  rappelle? 

Massimo  nia  vivement,  avec  un  sourire. 

—  Non?  Bien  vrai?  Tu  m'en  donnes  l'assurance? 

—  Non.  Je  vous  en  donne  l'assurance. 

—  Alors  il  ne  faut  pas  causer  à  ce  pauvre  vieillard  un  tel 
déplaisir. 

Comme  Massimo  continuait  de  résister,  Dom  Aurelio  devina 
que  quelque  incident  fâcheux  s'était  produit,  et,  à  force  de  ques- 
tions, il  finit  par  savoir  toute  la  vérité.  Le  jeune  homme  raconta 
l'étrange  attitude  qu'avait  prise  vis-à-vis  de  lui  M"®  Lelia,  et  il 
en  conclut  qu'elle  ne  pouvait  pas  le  souffrir.  Le  prêtre,  tout  en 
faisant  observer  que  les  faits,  considérés  en  eux-mêmes,  avaient 
peu  d'importance,  convint  qu'il  y  a  des  choses  qui  ne  sont  guère 
visibles,  mais  qui  sont  très  sensibles  ;  et,  non  sans  peine,  il 
obtint  que  Massimo  différerait  son  départ  jusqu'au  lendemain. 
Si  demain  les  mauvaises  impressions  d'aujourd'hui  se  confir- 
maient, rien  alors  n'empêcherait  le  jeune  homme  de  partir. 
En  tout  cas,  celui-ci  pouvait  dès  maintenant  faire  une  visite  au 
cottage  des  Roses,  pour  prendre  congé  de  Donna  Fedele.  Et  Dom 
Aurelio  lui  indiqua  le  cottage  :  une  maisonnette  rouge  comme 
une  fraise,  sur  le  plateau  d'Arsiero,  du  côté  qui  regarde  Seghe. 

Quand  le  prêtre  eut  perdu  de  vue  le  jeune  homme,  il  rejoi- 
gnit M.  Marcello,  eut  avec  lui  un  long  entretien,  puis  rentra 
au  presbytère. 

M.  Marcello  fit  venir  Lelia.  Il  lui  dit  qu'il  avait  beaucoup  d'af- 
fection pour  Massimo,  et  qu'elle  en  savait  la  cause;  qu'il  dési- 
rait retenir  quelque  temps  le  jeune  homme  à  la  Montanina;  qu'en 
conséquence  il  la  priait  de  se  montrer  aimable  avec  lui.  Il  parla 
d'une  voix  contenue,  avec  une  grande  douceur,  comme  quel- 
qu'un qui  veut  mettre  dans  une  prière  la  gravité  de  nombreux 
sous-entendus.  Lelia  l'écouta  debout,  livide,  immobile.  Puis 
elle  balbutia  qu'elle  ne  croyait  pas  avoir  été  peu  aimable. 

M.  Marcello  la  regarda,  sans  la  contredire.  Il  ajouta  seule- 
ment, d'une  voix  aussi  douce  que  tout  à  l'heure  : 

—  Je  t'en  prie. 

—  Oui,  père,  répondit-elle,  si  bas  qu'il  l'entendit  à  peine. 


LEILA.  y 

Et  elle  monta  s'enfermer  dans  sa  chambre,  où  elle  eut  une 
violente  crise  de  larmes. 

IV 

Massimo  revint  du  cottage  des  Roses  un  peu  avant  l'heure 
du  dîner. 

Lelia  descendit  en  retard  pour  se  mettre  à  table.  Elle  était 
habillée  de  noir  et  portait  à  la  ceinture  un  bouquet  de  myoso- 
tis :  les  fleurs  du  souvenir.  Très  pâle,  elle  ne  toucha  presque  à 
rien.  Avec  un  visible  effort,  elle  adressa  quelques  questions  à 
Massimo  sur  ce  qu'il  avait  vu  et  fait  dans  l'après-midi,  mais  elle 
ne  prêta  aucune  attention  aux  réponses.  M.  Marcello  considérait 
ces  vêtemens  de  deuil  et  ces  fleurs  avec  un  mélange  d'attendris- 
sement et  de  déplaisir.  Il  parla  beaucoup  de  Donna  Fedele, 
témoigna  pour  elle  une  admiration  cordiale  et  respectueuse,  dit 
combien  cette  femme  avait  été  belle,  et  que  la  jeunesse  survivait 
encore  dans  ses  grands  yeux  bruns,  dans  sa  voix  si  suave.  Il  se 
plaignit,  en  regardant  Lelia,  que  cette  amie  ne  fréquentât  plus 
la  Montanina  comme  par  le  passé. 

—  Mais,  repartit  la  jeune  fille,  ce  serait  à  nous  d'aller  chez  elle. 
M.  Marcello,  heureux  et  reconnaissant  de  ce  mot,  lui  prit 

une  main  qu'il  serra,  mais  qui  resta  inerte  dans  la  sienne. 

Après  le  dîner,  M.Marcello  pria  Lelia  de  se  mettre  au  piano 
et  de  jouer  quelque  chose  à  leur  hôte.  Et,  comme  il  allait  sonner 
pour  qu'on  allumât  la  lampe  la  plus  voisine  du  piano  : 

—  Non,  père  !  dit-elle  vivement. 

Elle  préférait  cette  demi-obscurité.  M.  Marcello  n'insista  pas. 
Il  s'en  alla,  le  dos  voûté,  s'asseoir  sur  la  terrasse,  et  il  se  mit  à 
contempler,  du  côté  de  l'Occident,  les  ténèbres  que  pointillaient 
les  brillantes  lumières  d'Arsiero. 

—  Quelle  musique  désirez-vous?  demanda  Lelia.  Sérieuse? 
gaie? 

—  Mademoiselle,  répondit  Massimo,  il  ne  faut  pas  vous 
déranger  pour  moi. 

Elle  se  souvint  des  paroles  qu'il  avait  prononcées  au  jardin, 
et  elle  pensa  :  «  Il  ne  sait  pas  dire  autre  chose  !  » 

—  Peut-être,   reprit-elle,  n'aimez-vous   pas  la  musique? 

—  Peut-être  !  répéta-t-il  avec  un  léger  sourire,  qui  la  frappa 
comme  une  chiquenaude  sur  la  joue. 


10  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Elle  était  debout,  tenant  à  la  main  un  cahier  de  musique. 
Elle  n'ajouta  plus  une  parole,  s'assit  sur  le  tabouret,  joua  de 
mémoire  un  morceau  du  Carnaval  de  Schumann.  Elle  le  joua 
trop  nerveusement,  sans  douceur.  Quand  elle  eut  fini,  elle  resta 
immobile.  Massimo  la  remercia  sèchement.  Il  continuait  à  ne 
pas  la  comprendre,  et  néanmoins  il  entrevoyait  dans  l'attitude 
de  la  jeune  fille  quelque  chose  de  nouveau.  Ce  vêtement  noir, 
ces  fleurs  du  souvenir  l'avaient  choqué  comme  un  avertisse- 
ment donné  mal  à  propos  ;  mais  cette  façon  de  répondre  au 
«  peut-être,  »  cette  promptitude  à  saisir  l'intention  et  l'ironie 
du  mot,  le  choix  du  morceau  joué,  la  nervosité  même  de 
l'exécution,  limmobilité  qui  avait  suivi,  tout  cela  faisait  soup- 
çonner un  état  d'âme  qui  n'était  ni  de  l'hostilité,  ni  de  l'indiffé- 
rence. Et,  d'autre  part,  il  était  bien  obligé  de  trouver  un  peu 
étrange  la  conduite  de  M.  Marcello  qui,  après  les  avoir  ainsi 
rapprochés  l'un  de  l'autre,  se  retirait  comme  pour  les  laisser  en 
tête  à  tête. 

Pendant  quelques  minutes,  Lelia  promena  distraitement  ses 
doigts  sur  les  notes  hautes  du  clavier  ;  puis,  tout  à  coup,  d'une 
voix  basse  et  en  regardant  la  paume  de  sa  main,  elle  demanda  : 

—  Votre  Benedetlo  n'était-il  pas  un  hérétique? 

—  Non,  protesta  Massimo.  11  a  toujours  été  soumis  à 
l'Eglise  et  il  a  toujours  prêché  la  soumission. 

—  Alors,  voudriez-vous  m'expliquer  pourquoi  on  le  combat- 
tait comme  un  hérétique? 

Il  y  avait  eu  de  l'hostilité  dans  le  ton  de  la  demande.  Tou- 
tefois, Massimo  répondit  : 

—  Volontiers.  A  l'instant  même. 

—  Non,  non!  Vous  me  direz  cela  plus  tard.  A  présent,  je 
vais  jouer  quelque  chose  pour  père. 

Elle  termina  ce  rapide  entretien  par  quatre  accords,  et  elle 
attaqua  une  étude  de  Heller  en  redisant  : 

—  Je  joue  pour  père,  vous  savez.  Moi,  je  n'aime  pas  cette 
musique. 

Tandis  qu'il  écoutait  par  politesse,  une  voix  suave  chuchota 
derrière  lui  : 

—  C'est  moi  î 

Il  se  retourna  et  reconnut  Donna  Fedele,  qui  lui  souriait, 
im  doigt  posé  sur  les  lèvres,  parce  que  l'élude  de  Heller  n'était 
pas  terminée  encore.  Donna  Fedele  était  survenue  pendant  que 


LEILA.  11 

i 

Lelia  jouait  le  morceau  de  Schumann,  et  elle  avait  causé  sur  la 
terrasse  avec  M.  Marcello  jusqu'à  ce  moment-là. 

—  Oui,  c'est  moi,  répéta-t-elle,  souriant  toujours. 

Lelia  l'entendit,  quitta  le  piano,  vint  à  elle;  et  Donna  Fedele 
l'embrassa  ePussI  affectueusement  que  si  jamais  une  ombre 
n'avait  passé  sur  leur  affection. 

—  Tu  sais,  dit  l'arrivante  à  la  jeune  fille,  la  mère  de 
M.  Alberti  et  moi,  nous  avons  été  grandes  amies.  11  dîne  chez  moi 
demain.  Nous  avons  à  parler  beaucoup  de  sa  mère.  Elle  était  si 
bonne,  la  chère  âme  ! 

Massimo,  surpris  et  touché,  ne  put  que  se  confondre  en 
remerciemens. 

—  Imagine-toi,  continua-t-elle,  que  M.  Alberti  a  eu  la  bonté 
de  venir  cet  après-midi  au  cottage;  et  moi,  qui  m'étais  si  bien 
promis,  depuis  hier  soir,  de  lui  faire  mon  invitation,  je  ne  lui 
en  ai  pas  soufflé  mot.  Comme  je  suis  distraite  !  J'aurais  bien  pu 
lui  écrire  ;  mais  j'avais  justement  à  faire  une  course  dans  la 
soirée,  et  je  me  suis  dit  qu'avec  la  voiture  il  me  serait  com- 
mode de  repasser  par  ici.  Adieu.  Je  me  sauve.  Il  est  tard. 

Et  elle  embrassa  Lelia,  serra  la  main  de  M.  Marcello,  tendit 
la  sienne  à  Massimo  en  lui  disant  avec  son  doux  sourire  : 

—  C'est  entendu,  n'est-ce  pas?  A  sept  heures. 

—  Pour  un  jour,  dit  gaiement  M.  Marcello,  nous  consentons 
à  vous  le  céder. 

Et  Donna  Fedele  sortit  avec  Lelia,  qui  la  reconduisit  jusqu'à 
sa  voiture.  Quelques  minutes  plus  tard,  des  pas  sur  la  grève 
annoncèrent  que  la  jeune  fille  rentrait  au  salon  par  la  véranda. 
Elle  donna  à  M.  Marcello  le  baiser  du  soir,  salua  Massimo 
d'une  façon  assez  aimable,  et  se  retira  dans  sa  chambre. 

Ce  soir-là,  malgré  les  adjurations  de  Teresina,  Lelia  avait 
empli  sa  chambre  de  roses,  d'acacia  et  de  chèvrefeuille.  C'était 
une  manie  de  la  jeune  fille.  Elle  se  faisait  apporter,  à  Tinsu  de 
M.  Marcello,  le  plus  de  fleurs  qu'elle  pouvait,  et  elle  avait  une 
prédilection  pour  les  odeurs  les  plus  pénétrantes.  Elle  mit  donc 
trois  ou  quatre  gerbes  d'acacia  entre  le  chevet  de  son  lit  et  la 
muraille,  une  gerbe  de  roses  entre  la  muraille  et  le  tableau  de 
piété.  Son  délice,  quand  elle  était  au  lit,  c'était  de  sentir  sur  ses 
cheveux  et  sur  son  visage  tomber  des  pétales  de  fleurs.  Teresina 
la  supplia  de  tenir  ouvertes  les  trois  baies  de  la  fenêtre,  et  non 
une  seule,  comme  elle  faisait  d'habitude.  Aussitôt  que  la  femme 


12   ^  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

de  chambre  fut  partie,  elle  éteignit  la  lumière  et  se  coucha  sur 
le  flanc,  attentive  aux  parfums  comme  à  de  muettes  et  cares- 
santes paroles  d'amour,  considérant  par  la  fenêtre  la  noire  cou- 
ronne de  la  forêt  éclairée  par  la  lune,  les  dolomites  qui  dres- 
saient leurs  aiguilles  dans  la  nuit  bleue  ;  et  elle  ne  pensa  plus, 
ne  voulut  plus  penser  à  rien. 


III 
TRAMES 


I 

DomTita  Fantuzzo,  archiprêtre  de  Vélo  d'Astico,  après  avoir 
dit  sa  messe  à  sept  heures  et  demie,  comme  d'habitude,  et  prié 
ensuite  longuement,  rejoignit  deux  personnes  au  haut  de  l'es- 
calier qui  mène  de  l'église  à  la  maison  canoniale.  L'une  de  ces 
personnes  était  sa  belle-sœur,  M"'  Bettina  Pagan,  veuve  Fan- 
tuzzo; l'autre  était  le  chapelain,  dom  Emanuele  Costi  de  Villata. 
Et,  tous  les  trois,  ils  descendirent  ensemble  l'escalier,  sans  tou- 
tefois être  ensemble  :  car  le  chapelain,  marchant  d'un  pas 
ralenti,  par  égard  pour  la  personne  qui  venait  à  sa  suite,  pré- 
cédait la  dame  de  quelques  marches  ;  et  la  dame,  à  son  tour, 
avait  soin  de  maintenir  les  distances,  tant  par  égard  pour  la 
personne  qui  la  précédait  que  par  égard  pour  sa  propre  arrière- 
garde. 

—  Pourquoi  allez- vous  ainsi  à  la  queue  leu  leu?  demanda 
le  jovial  archiprêtre.  «  Se  casco  mi,  caschemo  tuti  tri  (1).  »  Des 
vers  de  Zanella  ! 

Sous  la  voilette  noire,  le  nez  vermeil  de  M""*  Bettina  se 
colora  d'un  cinabre  plus  vif;  et  un  faible  sourire  passa  dans  les 
yeux  humides  de  Dom  Emanuele,  en  signe  de  respect  plutôt 
(jiie  d'estime  pour  l'humour  de  son  supérieur. 

A  la  porte  de  la  maison  canoniale,  le  chapelain  s'écarta  du 

(1)  «  Si  je  tombe,  nous  tombons  tous  les  trois.  » 


LEILA.  1 3 

côté  droit,  M°"  Bettina  s'écarta  du  côté  gauche,  et  l'archiprêtre 
passa  triomphalement  entre  eux,  avec  de  grandes  envolées  de 
soutane.  Par  bonheur,  aucun  des  trois  n'entendit  les  phrases 
échangées  par  deux  libres  parleurs  qui ,  sortant  de  la  mairie, 
prenaient  le  chemin  de  Seghe  : 

—  Un  joli  trio  ! 

—  Oui  :  le  Père,  le  Fils  et  la  Sainte  Esprit! 

Le  trio  se  réunit  dans  la  salle  à  manger,  oîi  la  servante 
avait  préparé  le  café  pour  l'archiprêtre  et  pour  sa  belle-sœur, 
laquelle  communiait  chaque  jour.  Dom  Emanuele,  qui  avait  dit 
sa  messe  à  cinq  heures,  demanda  la  permission  de  rentrer  chez 
lui  pour  travailler.  Mais  l'archiprêtre  le  retint  : 

—  Ne  travaillez  pas  tant.  Vous  en  deviendriez  fou  ! 
L'autre,  bon  simulateur,  feignit  de  rester  par  pure  déférence; 

mais,  en  réalité,  c'était  par  un  secret  accord  entre  lui  et  Dom 
Tita, 

Le  chapelain  appartenait  à  une  noble  famille  d'Udine  ;  et,  en 
effet,  son  visage,  sa  prestance,  ses  manières,  sa  façon  de  parler, 
tout,  en  lui,  dénotait  l'aristocratie  de  la  race  et  l'excellence  de 
l'éducation.  Quant  à  l'extérieur,  il  faisait  contraste  avec  l'archi- 
prêtre. Celui-ci,  de  robuste  corpulence,  avec  une  face  réjouie  et 
un  teint  rubicond,  avec  des  yeux  où  luisait,  malgré  une  piété  sin- 
cère, plus  d'astuce  terrestre  que  d'aspirations  célestes,  était  assez 
négligé  dans  sa  tenue,  ne  poussait  pas  la  propreté  jusqu'au 
scrupule,  avait  un  air  bonhomme,  des  manières  simples  et  par- 
fois un  peu  rudes.  Au  contraire,  en  Dom  Emanuele,  jeune,  grand 
et  maigre,  on  devinait  une  bouture  de  prélat.  Le  chapelain 
avait  la  face  d'un  ascète,  le  front  haut  sous  des  cheveux  blon- 
dasses qui  dessinaient  un  arc  mince  et  parfait,  les  joues  creuses, 
les  orbites  profondes  et  ombrées  par  d'épais  sourcils,  les  yeux 
bleu  clair,  les  pupilles  mystérieuses,  baignées  de  mansuétude, 
ouvertes  à  la  lumière  et  fermées  sur  l'âme,  telles  des  fenêtres 
garnies  de  stores.  Dans  son  maintien,  dans  ses  gestes,  il  y  avait 
une  précoce  dignité,  un  sentiment  précoce  de  la  mesure.  Dans 
son  langage  aussi,  tout  était  étudié,  cauteleux.  Il  parlait  bas, 
d'une  voix  froide,  un  peu  nasale.  On  racontait  que,  au  temps  de 
son  adolescence,  il  avait  voulu  entrer  dans  un  ordre  monas- 
tique, et  que  son  évêque  l'en  avait  dissuadé;  mais  on  ne  savait 
pas  pourquoi.  On  disait  en  outre  que  sa  famille  aurait  souhaité 
le  retenir  à  Rome  et  l'attacher  à  la  Curie,  mais  qu'il  s'était  obs- 


14  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

tiné  dans  la  résolution  de  se  consacrer  d'abord  pendant  quelques 
années  au  soin  des  âmes  ,  loin  des  siens  et  dans  un  autre 
diocèse. 

DomTita  etDom  Emanuele  n'étaient  pas  moins  dissemblables 
par  le  caractère  que  par  les  dehors.  Dom  Tita  était  plus  compli- 
qué. On  aurait  pu  comparer  l'esprit  de  Dom  Tita  à  sa  face 
hilare,  dont  les  muscles  souples  et  la  graisse  molle  cachaient 
l'intime  dureté  de  la  boîte  crânienne;  ou,  moins  lugubrement, 
à  un  champ  vert  et  fleuri,  dans  lequel  on  trouve  la  roche  à  un 
pied  sous  terre;  ou  encore  à  ces  jolies  petites  pêches  de  mon- 
tagne qui  opposent  tout  de  suite  à  la  dent  la  résistance  d'un 
noyau  invincible.  Flasque  et  tiède  à  la  surface,  plein  de  bon- 
homie, de  condescendances  verbales,  de  faciles  prévenances,  il 
avait  le  noyau  froid  et  dur  d'une  conscience  religieuse  figée  dans 
la  forme  que  lui  avait  fait  prendre  un  enseignement  suranné, 
d'une  conscience  dominée  par  les  obligations  d'ordre  intellec- 
tuel, par  l'attachement  à  la  tradition,  par  la  lettre  de  la  Loi, 
par  l'autorité  de  la  Hiérarchie.  C'était  une  conscience  con- 
vaincue, jointe  à  une  ferme  volonté  d'accomplir  le  devoir  reli- 
gieux partout,  toujours  et  malgré  tout.  Mais,  chez  lui,  le  devoir 
de  charité  envers  le  prochain,  au  lieu  de  coïncider  avec  les 
impulsions  du  cœur,  simposait  comme  le  rigoureux  comman- 
dement d'une  loi  externe  plutôt  que  comme  le  doux  commande- 
ment d'une  loi  écrite  au  fond  de  son  âme  et  édictée  par  le  Christ. 
Distribuant  très  largement  les  aumônes  pour  rendre  hommage 
à  l'Evangile,  il  n'aimait  ni  n'estimait  les  pauvres.  Les  péchés  les 
plus  graves  et  les  plus  scandaleux  de  ses  paroissiens,  surtout 
les  manquemens  au  respect  dû  à  la  robe  sacerdotale,  l'irritaient 
plus  qu'ils  ne  l'affligeaient,  et  donnaient  des  démangeaisons  à 
ses  mains,  qui  étaient  lourdes.  Quant  aux  mœurs,  il  était  d'une 
pureté  scrupuleuse,  presque  ombrageuse.  Priant  beaucoup,  il 
méprisait  toutefois  la  religiosité  mystique,. en  laquelle  il  ne 
voyait  qu'un  sentimentalisme  trop  humain.  Il  avait  une  suffi- 
sante culture  théologique,  et  il  n'était  pas  tout  à  fait  privé  de 
culture  littéraire.  Il  avait  été  professeur  de  latin  et  de  grec  au 
séminaire,  encore  qu'il  ne  sût  pas  le  grec.  11  ne  lisait  que  des 
journaux,  des  revues  et  des  livres  catholiques.  Pour  lui,  on  ne 
recevait  à  la  maison  canoniale  que  des  imprimés  italiens,  tandis 
que,  pour  Dom  Emanuele,  on  y  recevait  les  Slimmen  ans  Maria 
Laac/i  et  d'autres  publications  étrangères,   en  majeure  partie 


LEILA. 


45 


allemandes.  Ces  publications-là  n'étaient  pas  du  pain  que  pussent 
manger  les  dents  de  ce  brave  Dom  Tita;  mais  elles  lui  inspi-  ' 
raient  une  admiration  mal  dissimulée  pour  les  dents  du  chape- 
lain.   De  l'admiration,   mais  non    do    l'envie  :   car    Dom  Tita 
n'était  pas  ambitieux.  11  se  contentait  de  son  sort,  désirait  peut- 
être  une  paroisse  urbaine,  pour  sortir  de  ces  montagnes  qui 
lui  pesaient  sur  l'estomac  et  pour  retrouver  en  ville  de  vieux 
confrères,  de  vieux  amis;  mais  il   ne  visait  pas  à  autre  chose. 
11  était  persuadé  au  contraire  que  Dom  Emanuele,  neveu  d'un 
cardinal,   fils  d'un  camérier  secret  de  Sa  Sainteté,  frère  d'un 
garde  noble,  était  destiné  à  monter  très  haut.  Si  l'humble  cha- 
pelain de  Riese  était  devenu  Souverain  Pontife,  pourquoi  un  cha- 
pelain aussi  favorisé  de  la  fortune  que  Dom  Emanuele  ne  le  de- 
viendrait-il pas  aussi?  L'attitude  de  Dom  Tita  vis-à-vis  de  dom 
Emanuele  n'était   pas   aisément  définissable;   dans  le  fond,  le 
chapelain  intimidait  l'archi prêtre  ;  mais  celui-ci  dissimulait  sa 
gêne   sous  une  familiarité  allègre.  Il  subissait  l'ascendant  de 
l'autre,   ne  se  sentait  pas  les  coudées  bien  franches  avec  lui. 
Attendu  que  l'autre  savait  l'allemand,   il  le  considérait  comme 
une  sommité;  mais  il  n'en  était  pas  moins  convaincu  que  lui- 
même  prêchait  encore  mieux.  Il  se  complaisait,  dans  son  amour- 
propre,  à  l'avoir  pour  vicaire;  mais  il  ne  pouvait  s'empêcher  de 
se  répéter  souvent  que,  si  Dom  Emanuele  s'en  allait,  on  respi- 
rerait plus  librement  dans  la  maison  canoniale. 

Peut-être  Dom  Tita  y  aurait-il  respiré  plus  librement  parce 
que  Dom  Emanuele  ne  parlait  pas  le  dialecte,  avait  des  manières 
trop  aristocratiques,  était  la  vivante  négation  de  la  jovialité. 
L'un  et  l'autre ,  dans  leur  substance  ,  étaient  faits  du  même 
minéral  ;  mais,  chez  l'archiprêtre,  il  fallait  gratter  fort  avant  de 
mettre  à  nu  la  roche  primitive,  tandis  que  le  chapelain  était  un 
monolithe  aux  faces  nettes  et  polies.  Quoique  Dom  Emanuele 
connût  assez  bien  cette  diabolique  langue  allemande,  il  n'avait 
pas  autant  d'intelligence  naturelle  que  l'archiprêtre.  Fils  d'une 
noble  dame  autrichienne,  il  avait  appris  le  français  et  l'anglais 
avec  les  bonnes  et  les  institutrices  de  ses  sœurs.  On  prétendait 
que  ses  études  théologiques  avaient  un  peu  cloché,  encore  qu'il 
bûchât  comme  un  nègre.  Mais  les  longs  séjours  qu'il  avait  faits 
à  Rome,  près  de  son  oncle  le  cardinal,  homme  de  talent,  très 
sociable,  riche  d'amitiés,  lui  avaient  beaucoup  profité,  comme 
à  certains  biscuits  insipides  d'être  trempés  dans  le  bordeaux. 


16  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Cet  onde  éminent,  dieu  protecteur  de  la  famille ,  avait  été  uu 
soleil  pour  son  neveu,  l'astéroïde,  avait  attiré  cet  astéroïde  dans 
son  propre  ciel,  depuis  le  temps  où  le  neveu  étudiait  le  rudi- 
ment. Le  fait  est  que  celui-ci,  dans  le  caractère  et  même  dans 
l'extérieur,  montrait  de  singulières  dispositions  pour  la  haute 
prélature.  A  dix  ans,  c'était  déjà  un  petit  homme  formé  aux  usages 
de  la  meilleure  société,  répugnant  au  jeu  et  aux  amitiés  particu- 
lières, ordonné,  respectueux,  parlant  peu  et  judicieusement,  me- 
surant selon  le  degré  de  la  parenté  les  témoignages  d'affection 
qu'il  accordait  à  ses  proches,  dévot  et  clos.  Sa  mère,  sœur  du 
cardinal,  très  pieuse,  était  tout  à  la  fois  contente  et  mécontente 
de  ce  fils.  C'était  pour  elle  une  douceur  de  le  savoir  sincère- 
ment pieux,  mais  aussi  une  inquiétude  de  ne  savoir  de  lui  que 
cela.  Entre  six  et  huit  ans,  à  ceux  qui  lui  demandaient  ce  qu'il 
voulait  être,  quand  il  serait' homme,  il  répondait  «  évêque  ;  »  entre 
huit  et  douze  ans,  «  prêtre;  »  entre  f^ouze  et  quatorze  ans,  «  je 
ne  sais  pas,  je  ne  sais  pas,  v  et  il  baissait  obstinément  les  yeux. 
La  réponse  sincère  eût  été  «  cardinal.  »  Pourtant,  ce  n'était 
ni  un  hypocrite  ni  un  arriviste.  Il  se  sentait  réellement  appelé 
à  servir  l'Église.  En  raisonnant  avec  lui-même,  il  s'était  con- 
vaincu que  sa  naissance  et  sa  situation  le  destinaient  providen- 
tiellement à  s'élever  en  dignité  et  en  puissance,  pour  le  service 
de  l'Église,  et  que  cette  raison  supérieure  sanctifiait  les  vel- 
léités ambitieuses  auxquelles  il  avait  prêté  l'oreille  et  dont  il 
avait  eu  scrupule.  Ces  velléités  s'étaient  si  bien  enveloppées 
dans  le  manteau  des  saintes  aspirations,  qu'elles  étaient  devenues 
tout  à  fait  imperceptibles  pour  sa  conscience. 

Ce  manteau  était  ample  et  pesant.  Le  zèle  religieux  de  Dom 
Emanuele  n'était  pas  moins  sincère  que  le  zèle  religieux  de 
Dom  Aurelio;  ses  croyances  religieuses  n'étaient  pas  moins  pro- 
fondes: sa  vie  et  sa  pensée  n'étaient  pas  moins  pures,  moins 
exemptes  de  toute  concession  faite  à  de  basses  concupiscences. 
Mais  l'idée  qu'il  avait  de  Dieu  était  fort  différente,  comme  aussi 
l'idée  qu'il  avait  de  l'Église.  Pour  lui,  la  paternité  de  Dieu  était 
plutôt  une  formule  de  doctrine  qu'une  vérité  aimée  et  sentie. 
Au  moment  où  ses  lèvres  donnaient  à  Dieu  le  nom  de  «  père,  » 
son  cœur  lui  donnait  le  titre  de  «  monarque.  »  Et  l'Eglise  ne  lui 
apparaissait  que  sous  la  forme  de  la  Hiérarchie. 

Quant  à  M""'  Bettina,  ces  ouailles  impertinentes  du  troupeau 
de  Dom  Tita  avaient  eu  bien  tort  de  lui  coller  le  sobriquet  de 


LEILA,  17 

«  la  Sainte  Esprit.  »  Elle  ne  visait  à  inspirer  ni  son  beau-frère, 
ni  Dom  Emanuele,  ne  s'appliquait  qu'à  sa  propre  sanctifica- 
tion. Restée  veuve  à  cinquante-deux  ans,  n'ayant  pas  d'enfans, 
d'ailleurs  pourvue  de  rentes  suffisantes,  elle  avait  accepté  d'occu- 
per dans  la  vaste  maison  canoniale  de  Vélo,  depuis  la  fin  d'avril 
jusqu'au  commencement  de  novembre,  un  logement  dont  elle 
payait  la  location  à  Dom  Tita.  Elle  faisait  sa  cuisine  à  part  et  ne 
prenait  avec  Dom  Tita  que  le  café  du  matin.  Née  dans  une 
bonne  famille  bourgeoise  de  Dolo,  elle  restait  fidèle  à  un  genre 
de  vie  un  peu  différent  de  celui  de  l'archiprêtre,  et,  en  dépit 
de  tout  le  respect  qu'elle  avait  pour  les  ecclésiastiques,  elle 
tenait  beaucoup  à  sa  propre  indépendance.  Sa  très  fervente  piété 
avait  aussi  pour  fondamental  caractère  l'indépendance  vis-à-vis 
du  prochain.  Cette  bonne  M"*  Bettina  souhaitait  et  demandait 
dans  ses  prières,  pour  la  plus  grande  gloire  de  Dieu,  que  le  pro- 
chain honnête  se  conservât  tel,  que  le  prochain  malhonnête  se 
convertît;  mais  d'ailleVi  *  elle  ne  voulait  chez  elle  ni  l'un  ni 
l'autre,  avait  horreur  du  tintouin.  Pour  ce  qui  était  de  son  âme, 
elle  s'en  occupait  elle-même,  et  elle  laissait  les  autres  s'occuper 
de  la  leur.  Lorsqu'elle  faisait  l'aumône  aux  pauvres,  sa  main 
gauche  ne  le  savait  pas,  ni  son  cœur  non  plus.  Son  cœur  ne 
savait  que  prendre  des  hypothèques  sur  les  biens  célestes.  Dans 
ces  conditions-là,  le  beau-frère  aidant,  elle  prêtait  plus  volon- 
tiers à  Dieu  des  aubes,  des  chasubles,  des  nappes  d'autel,  des 
vases  sacrés,  des  messes,  des  services  funèbres,  qu'elle  ne  faisait 
œuvre  de  charité  envers  les  hommes. 

Son  cœur  n'avait  pas  toujours  été  ainsi.  Lorsqu'elle  était 
jeune,  ce  cœur  avait  été  plein  de  fantaisies  secrètes  et  péril- 
leuses. Le  défunt  docteur  Fantuzzo,  bon  diable  d'homme,  un 
peu  paysan,  buveur  admiré,  n'avait  pas  répondu  à  ses  rêves  de 
jouvencelle.  Elevée  très  religieusement  par  sa  famille,  elle  s'était 
un  jour  épouvantée  de  sentir  en  elle  l'aiguillon  de  tentations 
dont  elle  se  croyait  incapable.  Alors  elle  s'était  réfugiée  dans 
l'ascétisme,  dans  la  pratique  de  toutes  les  dévotions  extérieures 
qui  pouvaient  le  mieux  créer  autour  d'elle  un  rempart  inex- 
pugnable et  une  réputation  d'invulnérabilité.  Secondée  par  un 
théologien  rigide,  qui  se  défiait  de  tout  mysticisme,  elle  réussit 
à  transformer  les  feux  follets  de  ses  tentations  en  un  grand  feu 
unique,  alimenté  nominalement  par  l'amour  de  Dieu,  mais 
effectivement  par  le  désir  de  son  propre  salut.  Le  monde,  tou- 
TOiiE  ir.  —  1911.  2 


18  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

jours  sévère  aux  personnes  pieuses,  toujours  disposé  à  exiger 
d'elles  toutes  les  perfections  et  toutes  les  abnégations,  l'aurait 
facilement  taxée  d'égoïsme.  Mais  que  sait  le  monde?  Dans  un 
milieu  familial  différent,  avec  une  culture  religieuse  meilleure, 
avec  une  direction  spirituelle  plus  conforme  à  l'esprit  de  l'Evan- 
gile, M""  Bettina  aurait  peut-être  conservé,  sans  danger  pour  ses 
mœurs,  les  penchans  affectueux  qui  avaient  rendu  aimables  son 
enfance  et  son  adolescence. 

Pour  ce  qui  était  de  l'aptitude  à  aimer,  elle  ressemblait  moins 
à  Dom  Tita  qu'au  chapelain.  L'allègre  Dom  Tita  était  enclin  à 
la  sympathie,  se  liait  facilement  avec  le  premier  venu.  Dom 
Emanuele,  au  contraire,  n'avait  jamais  eu  de  familiarité  avec 
personne,  et,  dans  une  société  de  gens  gais,  faisait  un  peu  la 
mine  étonnée  d'un  corbeau  dans  une  basse-cour  où  coqs  et 
poules  mènent  grand  tapage.  Mais  Dom  Emanuele  n'avait  pas 
encore  trouvé  sa  paix,  tandis  que  M""'  Bettina  avait  trouvé  la 
sienne.  Les  seules  tentations  qu'elle  eût  encore  à  redouter  sous 
son  éteignoir  ascétique,  étaient  de  prendre  trois  morceaux  de 
sucre  dans  son  café  au  lieu  de  deux,  ou  de  s'impatienter  contre 
l'archiprêtre  lorsqu'il  nettoyait  sa  plume  dans  sa  chevelure 
grise,  ou  d'adresser  au  Seigneur  de  trop  rageuses  prières  pour 
qu'il  fît  mourir  la  chatte  scandaleuse  du  cordonnier.  Elle  res- 
semblait plus  à  Dom  Emanuele  qu'à  Dom  Tita,  et,  par  le  fait, 
sans  se  risquer  à  formuler  des  jugemens  comparatifs,  dont  sa 
conscience  lui  eût  fait  reproche,  elle  éprouvait  pour  Dom  Ema- 
nuele une  révérence,  une  admiration,  dont  elle  ne  donnait  pas 
volontiers  des  marques,  professait  pour  lui  un  culte  intérieur 
très  ardent,  tandis  que  son  culte  extérieur  s'adressait  surtout  à 
l'archiprêtre.  En  parlant  de  l'archiprêtre,  il  arrivait  quelquefois 
à  M"""  Bettina  de  sourire;  mais,  en  parlant  de  Dom  Emanuele, 
cela  ne  lui  arrivait  jamais. 

II 

Quand  la  belle-sœur  eut  dégusté  son  café  au  lait,  elle  allongea 
la  main  vers  la  voilette  noire  qu'elle  avait  posée  sur  la  table  et 
elle  dit  : 

—  Alors,  Dom  Tita... 

C'était  sa  façon  ordinaire  de  prendre  congé.  Mais  Dom  Tita, 
qui  ne  voulait  pas  qu'elle  partît  si  vite,  étendit  vers  elle  une 


LEILA.  1 9 

main  ouverte,   comme  pour  l'arrêter,  et  jeta  les  hauts  cris  : 

—  Non,  non,  non  !  Un  moment,  un  moment! 

Puis,  comme  la  servante  entrait  pour  enlever  les  tasses  et  le 
plateau,  il  lui  ordonna  de  sortir. 

—  Laissez-nous  tranquilles  ! 

Et,  pour  plus  de  sûreté,  il  passa  avec  les  deux  autres  dans 
son  cabinet.  Le  chapelain  avait  une  mine  impassible  ;  mais 
M™*  Bettina  était  un  peu  inquiète,  prévoyant  quelque  affaire  qui 
troublerait  son  repos. 

—  Voici  la  chose,  ma  chère  belle-sœur,  commença  l'arphi- 
prêtre.  Si  cela  ne  concernait  pas  la  gloire  de  Dieu  et  le  bien  du 
prochain,  nous  nous  garderions  de  vous  déranger.  N'est-il  pas 
vrai,  Dom  Euianuele? 

Dom  Emanuele,  qui  tenait  les  yeux  fixés  sur  l'archiprêtre, 
comme  pour  dominer  et  pour  diriger  une  faconde  trop  sujette 
aux  imprudences  et  aux  étourderies  bon  enfant,  montra  dans 
son  regard  et  dans  toute  sa  personne  une  envie  si  évidente 
d'offrir  ses  services,  que  l'archiprêtre  saisit  l'occasion  au  vol. 

—  Vous  voulez  parler?  Parlez  donc! 

Et  Dom  Emanuele,  rentrant  soudain  dans  sa  froide  cara- 
pace de  dignité  épiscopale,  prit  la  parole,  sûr  de  ne  pas  endom- 
mager, comme  aurait  pu  faire  Dom  Tita,  une  certaine  machi- 
nation fort  délicate,  qui  n'avait  peut-être  pas  précisément  pour 
objet  le  bien  du  prochain,  mais  qui,  sans  aucun  doute,  contri- 
buerait beaucoup  à  la  gloire  de  Dieu.  Il  se  croyait  plus  malin 
que  l'archiprêtre,  parce  qu'il  s'était  appliqué  à  étudier  les  pré- 
ceptes élémentaires  de  la  rouerie  ;  mais  il  se  trompait.  L'archi- 
prêtre était  roué  par  nature,  roué  sans  le  savoir,  et  ses  impru- 
dences mêmes,  les  étourderies  de  sa  parole,  étaient  souvent 
utiles  à  ses  fins. 

—  Il  s'agit  de  sauver  une  pauvre  fille,  énonça  mielleusement 
Dom  Emanuele.  Cette  fille  est  la  demoiselle  qui  demeure  chez 
M.  Trento  et  qui  devait  épouser  son  fils. 

L'archiprêtre  regarda  sa  belle-sœur,  pour  voir  quelle  mine 
elle  faisait.  Elle  faisait  une  vilaine  mine. 

—  Je  ne  la  connais  pas,  déclara-t-elle,  espérant  trouver  un 
refuge  dans  cette  prétendue  ignorance. 

—  Allons  donc  '  fît  l'archiprêtre. 

—  Mieux  vaudrait  que  vous  la  connussiez,  remarqua  Dom 
Emanuele,  pensif.  Vous  ne  la  connaissez  pas  du  tout,  pas  du  tout  ? 


20 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


-^  Un  peu,...  de  vue  seulement,  répondit  M""*  Beltina  toute 
rose.  Oui,  je  la  connais  de  vue. 

Dom  Emanuele,  qui  en  savait  long  sur  ce  sujet,  garda  le 
silence,  comme  quelqu'un  qui  n'est  pas  bien  convaincu  ;  mais, 
par  discrétion,  il  s'abstint  d'insister  et  se  contenta  d'attendre. 

—  Peut-être  lui  ai-je  parlé  une  fois,  reprit-elle,  écarlate. 

—  A  la  bonne  heure  !  fit  l'archiprôtre. 

—  Mais  je  ne  lui  parle  plus,  je  ne  lui  parle  plus  !  s'empressa- 
t-elle  d'ajouter,  comme  saisie  d'horreur. 

—  Mieux  vaudrait  qu'il  vous  fût  possible  de  lui  parler,  ré- 
pliqua Dom  Tita,  en  regardant  le  chapelain.  Toutefois  il  ne  me 
semble  pas  que  cela  soit  absolument  nécessaire. 

'  En  réalité,  ni  l'archiprôtre,  ni  le  chapelain  ne  désiraient  que  la 
veuve  s'abouchât  avec  Lelia;  mais  leur  tactique  était  de  préparer 
avec  art  une  autre  manœuvre  qu'ils  proposeraient  ensuite  à  titre 
de  transaction.  L'archiprêtre  se  tourna  vers  Dom  Emanuele  : 

—  Autant  lui  dire  tout.  Elle  verra  ce  qu'elle  devra  faire. 
Qu'est-ce  que  vous  en  pensez? 

Dom  Emanuele  dressa  en  éventail  les  deux  mains  qu'il  avait 
posées  sur  ses  genoux,  et  il  murmura  : 

—  Je  m'en  rapporte  à  vous. 

Alors  l'archiprêtre  prit  un  ton  décidé. 

—  Oui,  oui,  dit-il,  contez  l'affaire,  contez-la. 

Le  chapelain  ramassa  sa  soutane  sur  ses  jambes  avec  un 
geste  presque  féminin,  et  il  entra  en  matière. 

—  L'affaire  est  simple... 

Elle  était  évidemment  très  compliquée,  et  il  ne  savait  par 
quel  bout  la  prendre. 

—  Cette  demoiselle,  continua-t-il ,  a  encore  son  père  et  sa 
mère.  Son  père  ..  vous  savez... 

Ici  le  chapelain  poussa  un  petit  soupir  qui  signifiait  :  «  Il 
y  a  du  bien  et  du  mal  à  dire  de  cet  homme,  de  sorte  que,  tout 
compte  fait,  le  plus  sage  est  de  n'en  rien  dire  du  tout.  » 

—  Mais  sa  mère... 

—  Ah  !  oui,  sa  mère  !...  répéta  Dom  Tita  sur  un  ton  de  basse 
profonde,  de  satisfaction  grave,  en  secouant  la  tête,  comme 
pour  nier  silencieusement  que  l'on  pût  en  dire  le  moindre  mal. 

—  Oh!  Dom  Tita!  balbutia  M""*  Bettina,  effarée,  en  regar- 
dant son  beau-frère  et  en  se  souvenant  qu'autrefois  elle  avait 
entendu  d'autres  sons  de  cloche. 


LEILA.  21 

Le  chapelain  la  calma. 

—  Je  sais,  fit-il.  Dans  le  passé,  il  y  a  eu  quelque  chose  à 
dire,  je  ne  le  conteste  point.  Des  légèretés  ont  été  commises. 
Mais,  aujourd'hui,  cette  femme  répare  ses  inconséquences^ 
s'adonne  de  tout  cœur  aux  œuvres  de  piété,  aux  œuvres  de 
charité,  mène  à  Milan  une  vie  édifiante,  est  en  relations  avec 
d'excellens  prêtres.  Elle  est  séparée  de  son  mari,  c'est  vrai  ; 
mais  peut-être  y  a-t-il  des  motifs  plausibles,  peut-être  n'est-ce 
qu'un  malentendu.  Or,  après  Dieu  et  après  l'Église,  toutes  ses 
pensées  sont  pour  sa  fille.  Ce  qui  l'empêche  d'avoir  avec  celle-ci 
des  relations  directes,  c'est  que  M.  Trento,  homme  au  cœur  dur, 
religieux  sans  l'être,  ne  le  lui  permet  pas.  A  cette  heure,  elle 
tremble  du  danger  que  court  M"*  Lelia.  Je  l'ai  appris  par  une 
lettre  que  vient  de  m'écrire  un  prêtre,  un  digne  prêtre  qui  la 
fréquente. 

—  Vous  avez  cette  lettre?  interrompit  l'archiprêtre.  Lisez- 
la  donc. 

Dom  Emanuele  regarda  son  supérieur  d'un  air  navré. 

—  Je  dois  vous  faire  observer  que  c'est  une  lettre  confi- 
dentielle, très  confidentielle... 

—  Bon,  bon  !  approuva  Dom  Tita.  Alors  il  ne  faut  pas  la  lire. 
Et  le  chapelain  poursuivit  : 

—  Bref,  M"*  de  Gamin  est  venue  à  apprendre  que,  depuis 
plusieurs  jours,  il  y  a  chez  M.  Trento  un  jeune  homme  fort 
connu  à  Milan,  et  tristement  connu... 

—  Un  malheureux,  un  égaré  !  gémit  l'archiprêtre,  avec 
l'accent  qu'on  prend  pour  constater  un  malheur  irréparable,  un 
égarement  définitif. 

M"*  Beltina  prit  timidement  la  parole  pour  dire  qu'elle 
croyait  avoir  vu  ce  jeune  homme  à  l'église,  le  dimanche  pré- 
cédent. 

Dom  Emanuele  soupira  et  se  tut  ;  mais  Dom  Tita  s'em- 
porta : 

—  Oui,  oui,  c'est  fort  possible  !  Il  va  à  l'église,  il  va  à  l'église  ! 
Mais  il  n'en  est  pas  moins  de  la  clique  de  ceux  qui  n'y  vont  pas  ! 
Une  forte  tête,  vous  savez  !  Il  est  de  ces  gens  qui  voudraient  tout 
changer  dans  la  religion  !... 

—  Hélas  !  reprit  Dom  Emanuele  avec  un  nouveau  soupir. 
Et  la  mère  vit  dans  l'angoisse,  parce  qu'elle  a  peur  que  sa  fille 
ne  prenne  intérêt  à  ce  jeune  homme,  et  que  ce  jeune  homme. 


22  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

voyant  en  elle  un  riche  parti,   avec  de  grandes    espérances... 

—  Il  ne  manquerait  plus  que  cela  !  vociféra  Dom  Tita. 

—  Or,  expliqua  Dom  Emanuele,  mon  digne  correspondant 
a  pu  savoir,  j'ose  dire  par  une  grâce  de  la  divine  Providence... 

Sur  ce,  il  s'arrêta  net. 

—  Mais  allez  donc!  s'écria  Dom  Tita.  Courage!  Préférez- 
vous  que  ce  soit  moi  qui  mette  les  pieds  dans  le  plat?  Eh  bien! 
il  parait  qu'il  y  a  une  sale  manigance  entre  ce  garçon  et  un^ 
dame  de  Milan.  Une  dame  mariée,  comprenez- vous? 

M""^  Bettina  laissa  échapper  une  petite  exclamation  sifflante. 

—  Et,  l'autre  jour,  continua  Dom  Tita,  ici  même,  avec  Dom 
Emanuele,  nous  nous  entretenions  du  moyen  à  employer  pour 
que  cette  jeune  fille  le  sût.  Après  y  avoir  longuement  réfléchi, 
nous  n'avons  rien  trouvé.  Ou  plutôt,  hier  soir,  nous  avons 
pensé  que,  par  vous... 

—  Grand  Dieu!  fit  M"""  Bettina,  sur  un  ton  plaintif  d'oraison 
jaculatoire  qui  faisait  pitié. 

Et  il  y  eut  un  silence. 

—  Vous  ne  voulez  pas?  N'en  parlons  plus,  conclut  l'archi- 
prêtre.  La  jeune  fille  se  perdra  ;  mais  ce  ne  sera  pas  ma  faute. 

M"^  Beltina  devint  rouge  comme  une  écre visse. 

—  Et  pourtant,  ajouta  l'archiprêtre,  je  parierais  que  vous 
savez  quelque  chose,  vous! 

Elle  protesta  qu'elle  ne  savait  rien  de  rien.  Mais  Dom  Tita 
n'eut  pas  grand'peine  à  lui  faire  avouer  que  la  cuisinière  de 
M.  Trento,  amie  de  sa  propre  servante,  avait  causé  avec  celle- 
ci  de  certains  changemens  survenus  à  la  Montanina  depuis 
l'arrivée  du  Milanais,  de  la  mauvaise  humeur  du  maître,  de  la 
mauvaise  humeur  de  Teresina,  des  crises  de  larmes  de  Made- 
moiselle. Un  matin,  la  femme  de  chambre  était  accourue,  toute 
bouleversée,  pour  commander  un  café  très  fort,  parce  que  Ma- 
demoiselle avait  fait  la  folie,  avec  toutes  ces  fleurs  qu'elle 
gardait,  la  nuit,  dans  sa  chambre,  de  tenir  les  fenêtres  fermées, 
et  elle  souflrait  d'un  mal  de  tête  à  rendre  l'àme.  Alors  la  cui- 
sinière avait  dit  :  «  Elle  veut  se  faire  périr,  la  pauvrette  !  »  Et  la 
femme  de  chambre  avait  répondu,  les  larmes  aux  yeux  :  «  Qui 
sait?  » 

—  Je  me  figure,  ajouta  la  bonne  dame,  que  la  cause  de  tout 
cela,  c'est  la  camaraderie  qu'il  y  a  eu  entre  le  Milanais  et  le 
fiancé  de  cette  demoiselle.  En  le  voyant,  elle  se  rappelle  le  défunt. 


LEILA.  23 

—  Ma  chère,  interrompit  sèchement  Dom  Tita,  vous  dites 
des  bêtises.  « 

Cependant  Dom  Emanuele  pensait  avec  gratitude  que  la 
Providence  favorisait  visiblement  ses  desseins  et  ceux  de  l'ar- 
chiprêtre.  Ni  l'un  ni  l'autre  n'avaient  songé  à  faire  de  dame 
Bettina  l'unique  et  immédiat  instrument  de  cette  même  Provi- 
dence. Très  satisfaits  de  posséder  une  arme  contre  l'ami  de  Dom 
Aurelio,  contre  ce  trop  fameux  Alberti,  ils  avaient  seulement 
imaginé  de  faire  que  M"'  Bettina  racontât  à  sa  propre  servante 
«  la  sale  manigance  »  dudit  Alberti  avec  la  femme  mariée  de 
Milan,  dans  l'espoir  que  cette  servante,  dont  ils  connaissaient  les 
bonnes  relations  avec  la  cuisinière  de  la  Montanina,  la  rappor- 
terait à  celle-ci,  laquelle,  à  son  tour,  en  instruirait  la  femme  de 
chambre.  Et  voilà  que  l'espoir  devenait  certitude  :  le  tuyau 
imaginé  fonctionnait  déjà,  transmettait  déjà  d'une  maison  à 
l'autre,  par  voie  occulte,  des  secrets  de  la  même  nature. 

Sur  ces  entrefaites,  on  frappa  à  la  porte. 

—  Entrez  !  cria  Dom  Tita,  débonnaire. 

Le  chapelain  devint  muet  et  baissa  ses  yeux  humides,  sans 
montrer  par  aucun  signe  le  mécontentement  que  lui  donnait 
l'interruption  consentie  par  son  supérieur,  (tétait  justement  la 
servante  de  M"""  Bettina  qui  venait  chercher  sa  maîtresse.  Dom 
Tita,  l'esprit  illuminé  d'une  idée  subite,  pria  cette  femme 
d'attendre  un  instant  à  la  porte  : 

—  Une  minute  !  une  petite  minute  ! 

Il  alla  lui-même  fermer  le  battant,  qu'il  heurta  très  fort,  de 
façon  à  le  faire  rebondir  et  à  le  laisser  ouvert  ;  puis,  au  grand 
ctonnement  de  M""*  Bettina  et  de  Dom  Emanuele,  il  prononça 
d'une  voix  retentissante  : 

—  Ecoutez,  belle-sœur,  écoutez,  chapelain.  Mais  ne  répétez 
la  chose  à  personne  :  je  vous  la  dis  en  confidence.  Ce  garçon  de 
Milan,  qui  est  à  la  Montanina  et  qui  s'entend  si  bien  avec  le 
curé  de  Lago,  savez-vous  quelle  perle  c'est?  Il  a  une  liaison, 
vous  entendez  bien,  une  liaison  criminelle  avec  une  femme  qui 
possède  mari  et  enfans  !  Plaise  à  Dieu  que  ce  polisson  n'aille  pas 
embobiner  aussi  la  jeune  fille  recueillie  par  le  vieux  Trente  ! 
A-h!  si  la  pauvre  mère  de  cette  jeune  fille  savait'... 

Cela  dit,  Dom  Tita  se  leva  en  chuchotant  : 

—  Le  tour  est  joué,  le  tour  est  joué  ! 

Et  il  guigna  Dom  Emanuele,  de  l'air  de  quelqu'un  qui  vient 


24  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

de  montrer  à  un  homme  du  métier  sa  propre  maîtrise.  Puis  il 
s'approcha  de  la  porte  sur  la  pointe  des  pieds,  poussa  brusque- 
ment le  battant. 

—  Oiî  est-elle?...  Oh  !  pardon! 

La  servante  était  là,  derrière  la  porte,  étourdie  par  le  choc. 

III 

M""'  Bettina  et  le  chapelain  venaient  à  peine  de  quitter  le 
cabinet,  quand  la  gouvernante  de  l'archiprétre  y  entra  comme 
un  coup  de  vent. 

—  Donna  Fedele  est  ici! 

L'archiprétre  ne  douta  pas  que  Donna  Fedele  vînt  lui  parler 
de  Dom  Aurelio  et  des  instances  de  la  population  de  Lago,  prête 
à  recourir,  s'il  le  fallait,  à  Sa  Sainteté,  afin  que  le  curé  ne  partît 
pas. 

Donna  Fedele  était  arrivée  dans  sa  petite  voiture  de  louage. 
En  route,  elle  avait  rencontré  Massimo,  un  peu  après  le  pont  du 
F^osina,  et  elle  lui  avait  dit  en  riant  : 

—  Je  vais  chez  l'archiprétre.  Pour  le  repaire! 

11  lui  était  revenu,  par  un  tuyau  de  la  même  espèce  que  celui 
qui  fonctionnait  entre  la  maison  canoniale  et  la  Montanina, 
plusieurs  nouvelles  intéressantes,  entre  autres  une  information 
d'après  laquelle  on  aurait,  chez  l'archiprétre,  qualifié  de  repaire 
son  coltage,  à  cause  de  Carnesecca. 

La  rencontre  de  Massimo  lui  fit  monter  au  visage  une 
ombre  de  mélancolie.  Elle  ne  voyait  pas  très  clair  dans  l'affaire 
du  jeune  homme.  Que  Massimo  fût  de  jour  en  jour  plus  épris, 
cela  était  évident;  mais,  d'autre  part,  elle  constatait  que  M.Mar- 
cello paraissait  inquiet  et  que  Lelia  demeurait  énigmatique.  Il 
lui  semblait  que  celle-ci  était  une  créature  en  lutte  contre  elle- 
même.  Elle  croyait  deviner  que  la  jeune  fille  était  en  proie  à  un 
condit  de  sentimens  ;  et,  en  même  temps,  mieux  elle  la  connais- 
sait, plus  elle  se  persuadait  que  c'était  une  orgueilleuse  avec 
laquelle  on  ne  ferait  que  gâter  les  choses,  si  l'on  essayait  de  peser 
sur  ses  décisions.  Donna  Fedele  s'était  fait  une  amie  de  Teresina, 
et,  selon  Teresina,  la  jeune  fille  était  amoureuse,  mais  elle  avait 
honte  de  l'être  et  elle  se  considérait  comme  liée  d'honneur  à  la 
mémoire  du  pauvre  M.  Andréa. 

Quand  Donna  Fedele  entra  dans  le  salon  de  la  maison  cane- 


LEILA. 


25 


niale,  elle  y  reçut  un  accueil  expansif.  L'archiprêtre  semblait 
incapable  de  contenir  en  sa  propre  corpulence,  vase  qui  pour- 
tant n'était  pas  exigu,  un  mélange  effervescent  de  surprise,  de 
plaisir  et  d'hommages.  A  cette  minute,  Dom  Tita  n'était  pas  un 
hypocrite.  Lorsqu'il  s'avança  vers  la  visiteuse  avec  une  litanie 
de  «  Voyez  un  peu  !  voyez  un  peu!  voyez  un  peu  !...  Votre  ser- 
viteur! votre  serviteur!  votre  serviteur!  »  le  brave  homme 
n'obéissait  à  aucun  calcul.  Il  avait  dans  le  sang  une  invincible 
obséquiosité  qui,  en  face  de  n'importe  quelle  personne  un  peu 
considérable,  le  rendait  à  l'instant  même  cérémonieux  et  cor- 
dial. Il  sentait  alors  diminuer  en  lui,  comme  par  miracle,  les  dis- 
tances qui,  le  cas  échéant,  séparaient  ses  propres  opinions  et  celles 
de  ladite  personne;  et,  bon  gré,  mal  gré,  il  ne  pouvait  sem- 
pêcher,  par  ses  paroles,  par  ses  gestes,  par  le  jeu  de  sa  physio- 
nomie, de  lui  donner  à  entendre  qu'il  était  beaucoup  plus  près  de 
partager  l'avis  de  cette  personne  qu'elle  ne  l'aurait  supposé. 

—  Je  suis  venue,  dit  Donna  Fedele  avec  une  douce  noncha- 
lance, après  s'être  assise  dans  le  fauteuil  offert  par  l'archiprêtre, 
pour  vous  faire  voir  que  je  tâche  d'être,  sinon  une  bonne  chré- 
tienne, au  moins  une  chrétienne  passable. 

Dom  Tita  se  mit  à  rire  bruyamment  : 

—  Ah!  ah  !  ah  1  Vous  plaisantez,  vous  plaisantez!  Mais  qui 
en  doute,  madame?  qui  en  doute? 

Elle  sourit. 

—  Eh!  eh!  Peut-être  n'avez-vous  pas  toujours  pensé  de 
cette  façon...  Par  exemple,  quand  j'ai  pris  chez  moi  Pestagran... 

Dom  Tita  devint  rouge  comme  une  framboise. 

—  Moi?  Tout  au  contraire,  madame!  De  la  charité,  de  la 
charité!  Autre  chose  est  la  maison  d'un  prêtre,  vous  comprenez, 
madame,  et  autre  chose  la  maison  d'un  laïque. 

Elle  marmotta  entre  ses  dents  «  un  repaire  laïque,  »  et, 
toujours  bénigne,  exprima  son  regret  de  n'avoir  pas  su  que  les 
prêtres  fussent  moins  obligés  que  les  laïques  à  être  charitables. 

—  Mais,  continua-t-elle,  je  ne  suis  pas  venue  pour  vous 
parler  de  Pestagran,  ni  de  rien  qui  le  touche.  Voici  ce  qui 
m'amène.  Puisque  nous  nous  intéressons,  vous  et  moi,  à  une 
même  personne,  je  suis  venue  pour  vous  demander  un  rensei- 
gnement qui,  dans  un  certain  cas,  pourrait  être  utile  à  la  per- 
sonne dont  il  s'agit. 

Cette  fois.  Donna  Fedele  avait  parlé  d'une  voix  nette,  même 


26  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

un  peu  forte,  en  articulant  distinctement  les  syllabes  et  en  regar- 
dant Dom  Tita  en  face.  C'était  une  face  ébahie.  Qui  pouvait 
être  cette  personne?  Etait-ce  Dom  Aurelio? 

—  N'est-il  pas  vrai,  reprit  Donna  Fedele,  que  vous  vous 
intéressez  beaucoup  à  la  jeune  fille  qui  demeure  chez  M.Trento? 

Dom  Tita,  heureux  de  n'avoir  pas  entendu  prononcer  le  nom 
de  Dom  Aurelio,  frappa  l'une  contre  l'autre  les  paumes  de  ses 
mains. 

—  Moi,  madame?  Je  m'intéresse?...  Mais  non,  madame, 
non,  madame  !  Pas  du  tout,  je  vous  assure  ! 

—  Pas  du  tout  ?  s'écria  la  visiteuse  en  riant.  Alors  pourquoi 
voulez-vous  faire  savoir  à  cette  demoiselle  qu'elle  doit  se  mettre 
en  garde  contre  un  certain  M.  Alberti,  attendu  que  ce  M.  Alberti 
a  une  intrigue  avec  une  femme  mariée? 

L'archiprêtre,  foudroyé,  crut  qu'il  avait  devant  lui  une 
incarnation  du  diable.  Il  balbutia  : 

—  Gomment?  comment?  comment? 

Puis,  recouvrant  ses  esprits  éperdus,  il  maudit  dans  son 
cœur  sa  gouvernante,  qui  avait  dû  écouter  aux  portes,  puis 
bavarder.  Donna  Fedele  attendit  quelques  ii^stans  une  réponse 
qui  ne  vint  pas  ;  et  enfin,  sans  pitié,  elle  demanda  à  Dom  Tita 
s'il  niait  ou  s'il  acquiesçait. 

—  Je  nie!  déclara  Dom  Tita,  se  remettant  du  coup  reçu.  Et 
je  puis  nier,  madame  !  Je  nie  que  je  porte  aucun  intérêt  à  toute 
cette  affaire.  Je  connaissais  ce  dont  vous  me  parlez;  mais  le 
secret  ne  m'appartenait  pas. 

—  Vous  voyez,  monsieur  l'archiprêtre,  poursuivit-elle  froi- 
dement. Si  l'on  sait  chez  vous  presque  tout  ce  qui  se  fait  et  se 
dit  chez  moi,  il  est  juste  que,  chez  moi,  on  sache  aussi  quelque 
chose  de  ce  qui  se  fait  et  se  dit  chez  vous. 

Toute  la  face  de  Dom  Tita  devint  écarlate.  Il  hocha  la  tête, 
fronça  les  sourcils,  protesta  d'une  voix  fâchée  : 

—  Ah,  madame!  Ah,  madame!...  Veuillez  bien  m'excuser  ; 
mais  cette  fois,  cette  fois  !...  Oh  !  oh!... 

Donna  Fedele  cessa  de  torturer  le  pauvre  homme.  Capable 
d'âpres  antipathies,  elle  n'éprouvait  cependant  pour  l'archi- 
prêtre que  de  l'indilTérence.  Elle  lui  croyait  plus  de  faiblesse 
que  de  duplicité,  attribuait  ses  défauts  aune  éducation  malsaine 
plutôt  qu'à  une  bassesse  naturelle,  le  savait  astucieux,  certes, 
mais  d'une  astuce  grossière,  facile  à  pénétrer;  et,  en  revanche, 


LEILA. 


27 


elle  lui  reconnaissait  de  bonnes  qualités,  du  désintéressement,  un 
sincère  désir  de  servir  Dieu.  Elle  se  radoucit  donc  et,  très  paci- 
fiquement, lui  exposa  qu'elle  avait  de  sérieuses  raisons  pour 
vouloir  connaître  la  vérité  touchant  les  accusations  portées 
contre  M.  Alberti.  Dom  Tita,  vite  apaisé,  se  retrancha  et  s'en- 
ferma dans  le  prétexte  du  respect  dû  au  secret  d'autrui  ;  mais  il 
ne  laissa  pas  d'y  ouvrir  une  petite  porte  :  car  il  lui  plaisait  de 
faire,  pour  ainsi  dire  à  la  dérobée,  quelque  chose  qui  fût  agréable 
à  son  interlocutrice.  Le  secret,  dit-il,  appartenait  au  chapelain. 
Quelle  histoire,  si  le  chapelain  apprenait  que  son  secret  n'avait 
pas  été  bien  gardé  ! 

—  Il  est  mon  maître,  vous  savez!  Cela  se  comprend:  un 
centième  de  cardinal  ! 

Dom  Tita  qualifiait  ainsi  Dom  Emanuele,  lorsqu'il  croyait 
parler  à  un  ennemi  du  chapelain.  Et,  dans  la  circonstance,  il 
ne  faisait  pas  une  fausse  supposition  :  car  personne  au  monde 
n'était  plus  antipathique  à  Donna  Fedele  que  le  chapelain. 

Elle  demanda  tout  de  suite  à  voir  Dom  Emanuele  ;  et  Dom 
Tita  s'empressa  d'aller  à  la  recherche  de  celui-ci.  Donna  Fedele 
était  bien  certaine  que  le  chapelain  ne  viendrait  pas.  En  elTet, 
après  une  absence  un  peu  longuette,  Dom  Tita  reparut,  piteux 
,  comme  un  chien  fouetté,  pour  dire  que  Dom  Emanuele  n'était 
pas  à  la  maison. 

—  Il  reviendra,  fit  Donna  Fedele. 

Oui,  sans  doute,  il  reviendrait  ;  mais  probablement  ce  ne 
serait  pas  avant  midi.  Comme  il  était  seulement  neuf  heures 
et  demie,  et  que  Donna  Fedele  ne  pouvait  attendre  si  long- 
temps, elle  prit  congé  sans  rien  annoncer  de  ses  intentions. 

Dans  la  rue,  elle  s'enquît  près  d'une  paysanne,  assise  devant 
sa  porte,  à  deux  pas  de  la  maison  canoniale,  si  cette  femme 
avait  vu  Dom  Emanuele.  La  paysanne  répondit  : 

—  Il  vient  de  passer  à  l'instant  môme.  Il  est  entré  à  l'église. 
Donna  Fedele  entra  donc  à  l'église,  y  aperçut  le  chapelain 

qui,  agenouillé  au  premier  banc,  devant  le  maître-autel,  priait 
avec  ferveur.  L'aspect  de  cet  homme  agenouillé,  le  visage  dans 
les  mains,  lui  échauffa  la  bile.  C'était  bien  à  cet  être-là  de 
faire  le  saint!  Un  être  à  l'âme  dure,  au  cœur  mauvais,  l'en- 
nemi sournois  et  sûrement  le  dénonciateur  de  Dom  Aurelio, 
le  fourbe  qui  tramait  des  perfidies  contre  Alberti,  parce  qu'il 
s'imaginait  qu' Alberti  était  un  hérétique!... 


28  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Elle  se  plaça  à  côté  de  la  porte  latérale,  dans  l'ombre.  Elle 
était  croyante  et  pieuse,  par  vieille  tradition  de  famille.  Elle 
avait  une  foi  simple,  ne  s'occupait  ni  ne  voulait  s'occuper  des 
questions  religieuses  qui  divisent  les  catholiques,  répétait 
volontiers  que  ses  préférences  étaient  pour  la  fameuse  foi  du 
charbonnier,  celle  qu'avait  aussi  préférée  son  père.  Mais  elle 
abhorrait  tout  ce  qui  lui  paraissait  duplicité,  hypocrisie,  per- 
fidie. Le  petit  démon  comique  qu'elle  avait  dans  le  cerveau  lui 
suggéra  l'idée  bizarre  de  prier  contre  la  prière  de  ce  prêtre 
à  genoux  devant  le  maître-autel,  et  elle  adressa  à  Dieu  cette 
oraison  mentale  : 

«  Ecoutez-moi,  Seigneur,  et  lui,  ne  l'écoutez  pas  !  » 

Ensuite  une  idée  malicieuse  lui  passa  par  la  tête  : 

«  Peut-être  ne  prie-t-il  pas  du  tout?  » 

Au  bruit  qu'elle  avait  fait  en  entrant  dans  l'église,  Dom  Ema- 
nuele  s'était  levé,  après  avoir  attendu  quelques  minutes,  et,  en 
feignant  de  regarder  si  son  siège  était  libre,  il  avait  guigné  la 
dame  du  coin  de  l'œil,  puis  s'était  mis  à  lire  son  bréviaire.  Si 
Donna  Fedele  le  détestait,  il  la  payait  bien  de  retour,  mais  à  sa 
manière,  sans  en  témoigner  rien.  Ce  qui  l'offensait  en  elle, 
c'était  cette  sincérité  hardie  que  rendait  encore  plus  irritante 
la  douceur  de  la  voix.  Et  il  la  savait  amie  de  Dom  Aurelio, 
amie  du  jeune  Alberti,  deux  hommes  pour  lesquels  il  éprouvait 
une  pieuse  horreur,  croyant  exécrer  leurs  idées  et  non  leurs 
personnes.  Comme  il  devinait  entre  Dom  Aurelio  et  lui-même 
un  dissentiment  profond,  quoique  mal  défini,  il  était  amené  à 
lui  prêter,  pour  la  commodité  de  sa  propre  conscience,  des 
idées  vraiment  abominables,  des  opinions  vraiment  indignes,  non 
seulement  d'un  prêtre,  mais  d'un  catholique  quelconque;  et  il 
enrageait  de  ne  rien  trouver  à  reprendre  ni  dans  les  actes,  ni 
dans  les  paroles  du  curé;  et  il  en  concluait  que  le  curé  était  un 
hypocrite.  Quant  au  jeune  Alberti,  d'après  ce  que  Dom  Etna- 
nuele  avait  lu  dans  les  journaux  et  d'après  ce  qu'on  lui  avait 
écrit  de  Milan,  il  ne  pouvait  y  penser  sans  une  sorte  de  dégoût. 
Or,  l'amie  de  l'un  et  de  l'autre  ne  pouvait  que  leur  ressembler. 
Dès  qu'il  l'avait  aperçue,  il  avait  compris  tout  de  suite  ce  qu'elle 
se  proposait;  et  voilà  pourquoi  il  s'était  vite  replié  sur  lui-même 
et  absorbé  dans  la  lecture  de  son  bréviaire,  comme  dans  une 
idéale  armure  aux  bardes  d'acier. 

Un  quart  dliaurc  plus  tardi  la  dame  ne  faisant  pus  mine  de 


LEILÂ.  29 

lever  le  siège,  il  s'agenouilla  de  nouveau,  cacha  de  nouveau 
son  visage  dans  ses  mains  ;  puis,  après  s'être  figuré  le  moment 
de  l'assaut  et  après  avoir  préparé  la  défense,  il  passa  dans  la 
sacristie.  Donna  Fedele  l'y  suivit,  ainsi  qu'il  l'avait  prévu.  Puis- 
qu'il n'y  avait  pas  moyen  d'éviter  la  rencontre,  le  chapelain  pré- 
férait qu'elle  eût  lieu  dans  la  sacristie  plutôt  que  dans  la  rue 
ou  à  la  maison  canoniale. 

Donna  Fedele,  froidement,  les  yeux  voilés  d'une  indifférence 
hautaine,  demanda  au  chapelain  s'il  pouvait  lui  donner  audience. 
Non  moins  froidement,  il  répondit  oui,  par  un  signe  de  tête. 

—  J'aimerais  mieux  que  ce  ne  fût  pas  ici,  reprit-elle. 
Après  une  seconde   d'hésitation ,  il  offrit  à  Donna  Fedele 

d'aller  l'attendre  dans  l'église  :  ils  sortiraient  ensemble.  Quand 
elle  se  fut  retirée,  il  demeura  encore  dans  la  sacristie  une 
dizaine  de  minutes;  et,  lorsqu'il  passa  devant  le  maître-autel, 
il  fit  une  génuflexion  interminable.  Enfin,  des  qu'il  fut  dehors, 
Donna  Fedele,  frémissante  d'impatience,  lui  dit  : 

—  Je  vous  prie  de  vouloir  bien  me  donner  un  renseigne- 
ment précis. 

—  Volontiers,  si  cela  m'est  possible,  répondit  Dom  Ema- 
nuele,  doucereux  et  dur. 

Elle  eut  peine  à  ne  pas  éclater. 

—  Naturellement  !  Mais  cela  vous  est  possible,  j'en  suis 
certaine  ;  et,  du  moment  que  vous  pouvez,  vous  devez  ! 

—  Si  cela  m'est  possible,  si  cela  m'est  possible,  répéta  le  cha- 
pelain, de  plus  en  plus  doucereux  et  dur.  Parlez  donc  ;  mais  je 
ne  dispose  que  de  quelques  instans  :  il  faut  que  j'aille  à  Mea. 

Alors  elle  lui  déclara  tout  net  que,  pour  des  raisons  à  elle 
propres,  elle  avait  à  cœur  ce  qui  concernait  M.  Alberti.  Elle 
savait  très  bien  qu'on  avait  attribué  à  ce  jeune  homme  des 
idées  religieuses  non  orthodoxes,  et  elle  espérait  qu'on  les  lui 
avait  attribuées  à  tort,  quoique,  somme  toute,  elle  ne  connût 
pas  ces  idées,  ne  voulût  pas  s'en  occuper,  n'entendît  rien  aux 
disputes  théologiques.  Mais,  à  la  maison  canoniale,  on  avait 
porté  contre  lui  une  accusation  d'immoralité.  Sur  ce  point- 
là,  une  femme  aussi  pouvait  être  juge.  Elle  voulait  donc  savoir, 
il  lui  était  nécessaire  de  savoir.  Elle  avait  parlé  de  la  chose 
à  l'archiprôtre,  et  l'archiprètre  avait  répondu  que  celui  qui 
savait,  c'était  le  chapelain. 

Ici,  le  chapelain  fit  un  geste  d'assentiment. 


30  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

—  Alors,  vous  savez?  s'écria  Donna  Fedele,  s'arrêtant  brus- 
quement. 

Dom  Emanuele  s'arrêta  comme  elle.  Il  espérait  que,  après 
avoir  entendu  la  réponse,  elle  déguerpirait. 

—  Hélas!  fit-il,  je  ne  sais  que  trop.  L'affaire  est  grave,  très 
grave.  Relations  coupables  avec  une  personne  qui  n'est  pas 
libre.  Hélas!  hélas! 

—  Et' comment  savez-vous? 

—  Oh!  d'une  source,  d'une  source... 

H  paraissait,  vu  l'excellence  de  la  source,  ne  pas  trouver 
d'épithète  assez  superlative. 

—  Mais  quelle  source,  quelle  source?  insista  Donna  Fedele, 
qui  ne  croyait  pas  sincère  la  recherche  de  l'épithète. 

—  Le  fait  est  hors  de  doute,  reprit  le  chapelain,  solennel  et 
convaincu.  Quant  à  la  source,  je  ne  peux  pas  la  nommer. 

—  Dites-moi  au  moins  le  nom  de  cette  personne  qui  n'est 
pas  libre. 

—  Je  ne  peux  pas. 

Effectivement  il  ne  le  pouvait  pas,  et  sa  déclaration  en  eut 
un  accent  plus  convaincu  que  jamais.  Par  malheur,  la  patience 
de  Donna  Fedele  était  à  bout. 

—  Savez-vous  ce  que  je  pense,  moi?  ricana-t-elle.  Je  pense 
qu'il  n'y  a  pas  de  source,  mais  qu'il  y  a  une  machination. 

—  Pensez-le,  si  cela  vous  plaît,  fit  le  chapelain,  très  pâle. 
Et,  après   avoir  porté  la  main  à  sa  barrette  pour  saluer ,  il 

lui  tourna  le  dos  et  s'éloigna  rapidement  sur  le  chemin  de  Mea. 


IV 

CIÎ^EAUX 


1 


A  Lago-di-Velo,  la  nouvelle  du  départ  du  curé  affligea 
beaucoup  la  population.  Qu'il  eût  pris  chez  lui  Carnesecca, 
cela,  pour  dire  vrai,  avait  déplu  à  bien  des  gens  ;  mais,  après 


LEILA. 


31 


que,  sur  les  degrés  de  l'autel,  il  eut  expliqué  son  acte  en 
réprouvant  les  doctrines  du  marchand  de  bibles  et  en  rappe- 
lant le  texte  de  l'Évangile,  personne  n'osa  plus  le  blâmer.  On 
apprit  en  même  temps  que  Carnesecca  était  parti  et  que  le 
curé  devait  partir. 

Le  Chef  de  la  contrée,  comme  on  appelle  ici  celui  à  qui  les 
gens  du  pays  s'en  rapportent  volontairement  pour  toutes  les 
affaires  d'intérêt  commun,  tint  conseil  avec  les  pères  de 
famille,  leur  parla  en  homme  religieux  et  sensé.  Pas  d'esclandre, 
pas  de  désordre,  pas  de  pression  exercée  sur  le  curé.  Un  curé 
est  un  curé  et  il  doit  obéir  à  ses  supérieurs.  Ce  qu'il  fallait, 
c'était  présenter  requête  aux  supérieurs.  Mais  tels  n'étaient  pas 
les  sentimens  de  tout  le  monde  dans  le  village.  Déjà  les  femmes 
complotaient  de  ne  laisser  partir  le  curé  à  aucun  prix,  de  re- 
courir même  au  Pape,  si  cela  était  nécessaire.  Le  Chef  leur 
persuada  de  se  calmer,  d'attendre  en  paix  le  résultat  des  pre- 
mières démarches.  Il  se  rendit  chez  l'archiprêtre  avec  une  dépu- 
tation.  L'archiprêtre  rabroua  la  députation,  traita  ces  braves 
gens  de  serins,  d'ânes  bâtés,  d'outrecuidans.  Ils  s'en  retour- 
nèrent penauds,  et  la  fermentation  des  esprits  s'accrut. 

Dans  l'après-midi  du  vendredi,  Dom  Aurelio  descendit  au 
cottage  des  Roses,  et,  au  retour,  il  entra  à  la  Montanina.  Gio- 
vanni lui  dit  que  les  maîtres  étaient  encore  à  dîner.  11  ne  voulut 
pas  qu'on  les  avertît  de  sa  présence  et  il  attendit  au  salon, 
examinant  la  petite  bibliothèque  qui  était  au  coin  de  la  che- 
minéCi  II  n'y  avait  là  que  des  livres  de  botanique  et  de  jardi- 
nage, les  livres  de  M.  Marcello.  Dom  Aurelio  ne  savait  presque 
rien  des  lectures  de  Lelia,  et  il  aurait  voulu  en  savoir  un  peu 
plus.  Quelques  jours  auparavant,  il  avait  adressé  sur  ce  sujet 
à  la  jeune  fille  une  question  directe;  elle  lui  avait  répondu 
qu'elle  avait  une  préférence  pour  certains  poètes  étrangers;  et, 
comme  il  était  peu  au  courant  de  la  poésie  étrangère,  il  n'avait 
pas  osé  en  demander  davantage.  Mais  ensuite  Donna  Fedele 
lui  avait  rapporté  le  fruit  de  ses  propres  investigations.  Les 
poètes  étrangers  que  préférait  Lelia  paraissaient  être  Shelley 
et  Heine.  Le  premier  était  tout  à  fait  inconnu  de  Dora  Aurelio; 
le  nom  du  second  rendait  pour  lui  un  son  funeste  de  scepti- 
cisme. Et  qu'il  y  eût  dans  l'âme  de  Lelia  un  fond  de  scepti- 
cisme amer,  Dom  Aurelio  s'en  doutait  bien,  d'après  quelques 
propos  déplaisans  de  la  jeune  fille,  propos  qui  lui  avaient  été 


32  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

rapportés  aussi  par  Donna  Fedele.  La  jeune  fille  avait  soutenu 
contre  Donna  Fedele  la  thèse  selon  laquelle  les  actions  en  appa- 
rence les  plus  généreuses  n'ont  pourtant  pas  d'autre  motif 
que  régoïsme,  et  même  deux  ou  trois  mots  d'elle  avaient  paru 
viser  incidemment  M.  Marcello,  qui  s'était  donné  la  satisfaction 
de  recueillir  sous  son  toit  une  relique  vivante  de  son  fils  mort. 

La  porte  de  la  salle  à  manger  s'ouvrit,  et  M.  Marcello  parut, 
protestant  avec  chaleur  contre  l'ami  trop  cérémonieux  qui 
attendait  là,  au  lieu  de  se  faire  annoncer.  Mais  ce  fut  à  peine 
si  Lelia  salua  le  curé.  Depuis  quelque  temps,  Dom  Aurelio  avait 
cru  remarquer  qu'elle  se  montrait  avec  lui  plus  froide  qu'à 
l'ordinaire.  Désormais  il  en  fut  certain.  Et  il  lui  sembla  aussi 
que  Massimo  était  sombre. 

Le  curé  raconta  sa  visite  au  cottage,  décrivit  le  fâcheux  état 
de  santé  où  se  trouvait  Donna  Fedele.  Lelia,  reconquise  par  le 
charme  et  par  les  affectueuses  démonstrations  de  celle-ci,  devint 
attentive.  D'ailleurs  Dom  Aurelio  parlait  d'une  façon  telle  que 
l'attention  s'imposait  : 

—  Si  cette  femme  ne  se  soigne  pas  tout  de  suite,  elle  est 
perdue,  dit-il.  Vous  qui  êtes  ses  amis,  vous  avez  le  devoir 
d'obtenir  cela  d'elle. 

Quand  Dom  Aurelio  se  leva  pour  partir,  Massimo  se  leva, 
lui  aussi,  afin  de  l'accompagner  jusqu'à  Sant'Ubaldo.  Le  curé 
s'approcha  de  Lelia  et  lui  dit  gravement  : 

—  Mademoiselle,  Donna  Fedele  vous  porte  beaucoup  d'affec- 
tion. Je  vous  la  recommande  particulièrement.  C'est  une  vie 
précieuse. 

En  sortant  du  vestibule,  Dom  Aurelio  dit  à  Massimo  que,  si 
celui-ci  ne  s'était  pas  offert  spontanément  pour  l'accompagner, 
il  l'aurait  prié  de  venir.  Le  jeune  homme  ne  répondit  rien.  Dom 
Aurelio  le  regarda.  Massimo  semblait  n'avoir  pas  entendu. 
Quand  ils  eurent  passé  la  grille,  Dom  Aurelio  fit  halte,  posa  la 
main  sur  l'épaule  de  son  compagnon,  l'y  appuya  fortement, 
sans  parler.  Il  avait  dans  les  yeux  quelque  chose  de  nouveau, 
que  Massimo  ne  remarqua  pas. 

Massimo  n'avait  d'attention  que  pour  ses  propres  sentimens 
intérieurs.  Peut-être  la  poésie  du  soir  lui  donnait-elle  une 
lièvre  ;  mais  il  percevait  la  fièvre  seule,  et  non  la  poésie.  Il 
avait  reçu  dans  toutes  ses  libres  l'impression  d'une  personne 
étrangère,  et  chacune  de  ses  fibres  était  pour  lui  souffrance  et 


LEILA. 


33 


douceur,  était  anxieux  et  tendre  désir  de  s'unir  indissoluble- 
ment à  cette  personne.  Dix  jours  de  vie  commune,  des  momens 
divins  oii  leurs  âmes  avaient  pris  contact  dans  un  regard,  cer- 
taines communications  indirectes,  fugitives,  involontaires,  où 
s'étaient  pressentis  leurs  cœurs  et  leurs  instincts,  avaient  opéré 
cela  ;  et  ni  la  froideur  ni  les  ténèbres  dont  s'entourait  perpé- 
tuellement l'autre  personne  n'avaient  pu  l'empêcher.  D'obscures 
paroles  de  Donna  Fedele,  d'obscures  paroles  de  M.Marcello  lui- 
même,  paroles  d'encouragement  qui,  à  force  d'y  réfléchir, 
entraient  de  plus  en  plus  profondément  dans  son  esprit,  comme 
les  gouttes  d'eau  successives  qui  creusent  la  neige,  avaient 
étouffé  en  lui  le  remords  qui,  au  début,  accompagnait  les  pre- 
mières émotions  de  l'amour  naissant.  Il  lui  semblait  qu'il  était 
enveloppé  dans  un  réseau  de  complicités,  et  cela  aussi  lui 
paraissait  inexplicable.  Cent  fois  en  un  jour,  il  croyait,  puis  il 
cessait  de  croire  que  M.  Marcello,  par  sa  volonté  de  le  retenir  à 
la  Montanina  en.  souvenir  de  celui  qui  avait  tant  aimé  la  jeune 
lille,  par  ses  vagues  confidences  sur  la  famille  Gamin,  par  ses 
allusions  répétées  aux  inquiétudes  que  lui  inspirait  l'avenir  de 
sa  pupille,  avait  l'intention  de  signifier  à  son  hôte  le  plaisir 
qu'il  aurait  à  le  voir  prendre  la  place  du  pauvre  Andréa.  Mas- 
simo  n'y  comprenait  plus  rien. 

Lorsque  la  main  de  Dom  Aurelio  se  posa  sur  son  épaule,  il 
était  absorbé  tout  entier  dans  ses  incertitudes  amoureuses,  et 
un  grand  poids  lui  opprimait  le  cœur.  Pendant  le  dîner,  Lelia 
ne  lui  avait  adressé  ni  un  coup  d'œil,  ni  une  parole.  Il  s'imagina 
que  le  geste  de  son  ami  était  un  avertissement. 

—  Vous  avez  deviné,  dit-il.  Je  me  trahis  donc  d'une  façon 
bien  claire? 

La  surprise  muette  de  Dom  Aurelio  lui  révéla  que,  s'il  s'était 
trahi,  c'était  en  ce  moment  même. 

—  Pardon,  reprit-il,  troublé.  Pourquoi  m'avez-vous  mis  la 
main  sur  l'épaule  ? 

—  Mon  pauvre  Massimo  !  répondit  le  prêtre  en  souriant, 
lorsqu'il  crut  avoir  bien  saisi.  Cette  fois,  c'est  donc  sérieux? 

—  Vous  riez  !  s'écria  le  jeune  homme. 

—  Mais  oui,  mais  oui.  Viens,  nous  causerons. 

Et  cet  homme,  chassé  avec  une  cruelle  injustice  de  sa  mai- 
sonnette   d'infime  pasteur,   déjà   proche  du  moment   où  il   ne 
saurait  plus  en  quel  lieu  reposer  sa  tête,  prit  par  le  bras  l'ami 
TOME  n.  —  1911.  3 


34  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

qui,  en    proie  à  l'égoïsme  de  l'amour,   oubliait   cette    cruelle 
situation,  et  il  l'emmena  pour  le  consoler. 

—  Tu  sais  :  c'est  une  chose  qui  me  fait  plaisir  et  qui  fera 
plaisir  aussi  à  d'autres,  dit  le  prêtre,  lorsqu'ils  entrèrent  dans 
l'ombre  des  châtaigniers. 

Massimo  s'arrêta  brusquement. 

—  Aussi  à  M.  Marcello?  Vrai  ?  vrai? 

L'ombre  était  si  noire  que  Dom  Aurelio  ne  se  risqua  pas  à 
répondre.  Soit  sur  la  route  même,  soit,  pis  encore,  dans  l'en- 
ceinte de  la  Montanina,  quelqu'un  pouvait  écouter  sans  être  vu. 
Ce  fut  seulement  à  l'endroit  où  le  petit  chemin  sort  des  châtai- 
gniers et  tourne  à  gauche,  longeant  le  bord  nu  de  la  conque  de 
Lago,  que  le  prêtre  révéla  à  son  ami  palpitant  le  secret  désir  de 
M.  Marcello.  Massimo  se  jeta  à  son  cou. 

—  Que  fais-tu?  que  fais-tu?  dit  le  prêtre  en  se  dégageant  de 
l'étreinte. 

—  Mais  M"*  Lelia?  M'^''  Lelia?  interrogea  Massimo  impa- 
tient. Que  pense  M"'  Lelia? 

—  Ça,  répondit  Dom  Aurelio,  je  l'ignore.  Ce  sont  choses 
auxquelles  je  ne  m'entends  guère.  Mais,  permets-moi  de  te  le 
dire,  il  me  semble  que,  toi,  tu  devrais  le  savoir. 

Massimo  se  désespéra. 

—  Vous  ne  comprenez  donc  pas  que  je  ne  sais  rien,  rien, 
absolument  rien! 

Dom  Aurelio  repartit  qu'il  était  fort  embarrassé  pour  expri- 
mer une  opinion.  Il  estimait  que  Massimo  était  en  droit  de  con- 
cevoir des  espérances,  parce  que  tel  était  Tavis  de  Donna 
Fedele.  Ces  paroles  enflammèrent  de  joie  le  jeune  homme  qui, 
sans  s'attarder  à  rechercher  comment  et  pourquoi  Dom  Aurelio 
et  Donna  Fedele  s'étaient  entretenus  de  cette  affaire,  demanda 
tout  de  suite  d'après  quelles  raisons,  sur  quels  indices  Donna 
Fedele  s'était  formé  cette  croyance.  Malheureusement,  elle  seule 
aurait  pu  le  dire. 

—  Je  vais  chez  elle  !  s'écria  le  jeune  homme. 

—  Non,  mon  ami,  non.  J'ai  besoin  que  tu  viennes  chez  moi. 

—  Pourquoi? 

Dom  Aurelio  répondit  qu'il  le  lui  dirait  à  la  maison.  Quel- 
ques pas  plus  loin,  le  jeune  homme  s'arrêta  de  nouveau,  pria, 
supplia  le  prêtre  de  le  laisser  aller  tout  de  suite  au  cottage  des 
Roses.   Mais  Dom  Aurelio,  à  son  tour,  lui  demanda  tristement 


LEILA. 


a5 


si,  pour  lui,  rien  n'existait  plus  au  monde  en  dehors  de 
M"^  Lelia.  Ces  paroles  attristées  allèrent  droit  au  cœur  de  Mas- 
simo,  le  firent  rentrer  en  lui-même.  Il  prit  le  bras  de  son  ami 
et  il  ne  consentit  à  s'apaiser  qu'après  que  celui-ci,  en  guise  de 
pardon,  lui  eut  longuement  serré  la  main. 

Ils  traversèrent  en  silence  les  masures  ténébreuses  de  Lago. 
Puis,  quand  ils  furent  hors  du  village,  tandis  qu'ils  contour- 
naient l'éminence  herbeuse  sur  laquelle  s'élève  l'église  de  Sant'- 
Ubaldo,  Massimo  s'ouvrit  entièrement  au  prêtre,  lui  raconta 
l'impression  reçue  jadis  des  deux  photographies  de  M'^^  Lelia,  le 
sentiment  que  lui  avait  inspiré  sa  première  rencontre  avec  la  jeune 
fille,  les  étranges  et  contradictoires  alternances  de  la  conduite 
qu'elle  avait  tenue  envers  lui,  la  fascination  des  profondeurs 
qu'il  entrevoyait  dans  cette  âme,  les  débuts  de  son  amour,  les 
remords  éprouvés,  l'attitude  inexplicable  de  M.  Marcello,  l'ac- 
croissement de  sa  propre  passion,  le  rêve  obsédant  de  ses  jours 
et  de  ses  nuits  :  —  sortir  du  monde,  oublier  tout  le  reste, 
passer  sa  vie  entière  avec  elle,  dans  quelque  solitude  de  la 
montagne  où  il  vivrait  de  sa  profession  de  médecin,  où  il  se  dé- 
vouerait à  servir  ses  semblables,  où  il  pratiquerait  la  religion 
avec  une  muette  liberté  d'esprit,  liberté  contre  laquelle  nul  des- 
potisme ne  pourrait  jamais  prévaloir.  Dom  Aurelio  l'écouta  en 
silence. 

Ils  arrivaient  au  presbytère.  Luzia,  entendant  son  maître 
rentrer,  prépara  dans  le  petit  salon  du  rez-de-chaussée  la  lampe 
à  pétrole.  Dom  Aurelio  prit  cette  lampe,  monta  avec  Massimo 
l'escalier  de  bois,  lit  entrer  son  ami  dans  le  cabinet,  posa  la 
lampe  sur  le  bureau,  et  enfin,  non  sans  une  certaine  solennité 
qui  effraya  un  peu  le  jeune  homme  : 

—  Parlons  d'abord  de  toi,  dit-il.  J'ai  une  question  à  t'adres- 
ser.  Réfléchis  avant  de  me  répondre. 

Et  il  scruta  les  yeux  étonnés,  anxieux,  qui  l'interrogeaient. 

—  Ma  question,  la  voici.  Sais-tu  que  l'on  a  parlé  d'une 
intrigue  que  tu  aurais  à  Milan  avec  une  femme  mariée?  Réfléchis 
bien,  te  dis-je. 

Massimo,  rasséréné,  sourit  de  l'ingénuité  de  ce  saint  homme, 
qui  avait  toujours  vécu  hors  du  monde. 

—  Certainement  !  répondit-il.  Et  non  avec  une  seule,  mais 
avec  deux,  avec  trois  peut-être  !  Vous  ne  connaissez  pas  Milan  ! 
Et  vous    avez  ajouté   foi  à  ces    commérages?    Vous  les  avez 


36  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

acceptés  sans  hésitation?  Vous  ai-je  jamais  caché  quelque  chose 
de  ma  vie  ? 

Dom  Aurelio  s'empressa  de  déclarer  qu'il  n'avait  pas  cru; 
mais  il  demeura  perplexe.  Alors  Massimo  eut  l'intuition  de 
quelque  autre  chose  funeste,  et  il  s'écria,  consterné  : 

—  Ah  !  je  devine  !  C'est  sans  doute  M^^*  Lelia  qui  le 
croit? 

Non.  Dom  Aurelio  ignorait  si  l'on  avait  parlé  de  cela  à  la 
Montanina  ;  mais  on  en  avait  parlé  au  cottage.  Donna  Fedele  ne 
croyait  pas,  elle  non  plus,  mais  il  était  nécessaire  que  Massimo 
la  rassurât.  Massimo  dit  que  Dom  Aurelio  devrait  se  charger  de 
le  faire. 

—  Moi  ?  interrompit  Dom  Aurelio. 

Et,  après  une  seconde  de  réflexion,  il  ajouta  gravement  : 

—  Je  pars  cette  nuit. 
Massimo  sursauta. 

—  Quoi?  Vous  partez?  Mais  non,  mais  non!  Ce  n'est  pas 
possible,  dites? 

La  première  pensée  du  jeune  homme  avait  été  :  «  Il  m'aban- 
donne dans  un  pareil  moment!  »  La  seconde  fut  :  «  Pourquoi 
part-il,  quand  il  peut  espérer  encore  qu'on  le  maintiendra  ici? 
Pourquoi  cette  nuit?  Où  veut-il  aller?  »  Mais,  comme  il  posait 
précipitamment  ces  questions,  Dom  Aurelio  l'arrêta  en  mettant 
un  doigt  sur  ses  lèvres.  Luzia  pouvait  entendre.  Or  personne  ne 
savait,  personne  ne  devait  savoir  :  car  il  était  à  craindre  que  les 
habitans  de  Lago  ne  voulussent  le  retenir  de  force.  Donc,  son 
devoir  précis  et  absolu  était  de  partir  sur-le-champ,  et  en  secret. 
Il  partirait  à  pied,  dans  la  nuit;  il  irait  prendre  à  Schio  le 
train  de  cinq  heures;  il  se  rendrait  à  Vicence,  se  présenterait  à 
l'évèque,  se  laverait  des  accusations  que  l'on  avait  sans  doute 
portées  contre  lui;  après  quoi,  il  se  remettrait  aux  mains  de  la 
divine  Providence.  Il  était  persuadé  que  l'évèque  l'aiderait  à 
trouver  une  place  dans  un  autre  diocèse  où  il  y  aurait  des 
églises  succursales  encore  plus  retirées  dans  la  montagne,  en- 
core plus  isolées  du  monde  que  Sant'Ubaldo. 

—  De  toute  façon,  conclut-il,  le  Seigneur  ne  m'abandonnera 
pas. 

Et,  comme  Massimo  avait  un  mouvement  de  colère  contre 
les  persécuteurs  présumés  du  prêtre,  celui-ci  lui  imposa  silence 
avec  force  : 


LEILA. 


37 


—  Ils  croient  bien  faire.  Vois-tu  leurs  cœurs?  Vois-tu  leurs 
consciences?  Il  faut  prier  pour  eux.  Promets-le-moi  ! 

Puis  il  se  leva,  et,  d'une  voix  tout  à  coup  radoucie  : 

—  Maintenant  tu  vas  m'aider,  dit-il  au  jeune  homme. 

Ils  trièrent  ensemble  les  livres  qui  appartenaient  à  Donna 
Fedele  et  à  M.  Marcello,  mirent  à  part  ceux  qui  appartenaient 
à  Dom  Aurelio  et  que  Massimo  se  chargerait  de  lui  expédier, 
lorsque  le  prêtre  serait  fixé  sur  son  sort.  Pour  l'instant,  Dom 
Aurelio  ne  gardait  avec  lui  que  son  bréviaire,  une  petite  Bible 
de  poche  et  V Imitation.  Tandis  qu'il  maniait  et  répartissait 
ainsi  les  chers  livres,  les  mains  du  pauvre  homme  tremblaient; 
mais  ses  lèvres  ne  laissaient  pas  échapper  un  seul  mot  de 
plainte. 

Cette  besogne  finie,  Dom  Aurelio  demeura  quelques  minutes 
pensif.  Outre  le  salaire  mensuel,  il  voulait  donner  à  sa  servante, 
déjà  mis  à  part,  quelque  petit  cadeau  qui  fît  plaisir  à  cette 
brave  femme.  Il  se  souvint  qu'un  jour  elle  lai  avait  dit  :  «  Si 
jamais  vous  vous  en  allez,  Dom  Aurelio,  il  faudra  me  laisser 
mon  lit,  n'est-ce  pas?  »  Eh  bien  !  il  lui  laisserait  son  lit,  quoique, 
depuis  ce  jour-là,  elle  eût  souvent  donné  à  entendre  que  ce  lit 
était  bien  dur  :  un  mauvais  grabat,  bon  à  brûler! 

—  Mais,  mon  ami,  s'écria  Massimo  par  une  inspiration  sou- 
daine, si  vous  partez,  est-il  possible  que  je  reste,  moi?  Non,  je 
pars  avec  vous,  je  vous  accompagne  ! 

La  générosité  native  de  son  âme  chaleureuse  venait  de  se 
faire  jour  à  travers  légoïsme  amoureux. 

Dom  Aurelio  lui  ouvrit  les  bras,  le  serra  contre  son  cœur. 

—  Pardonnez-moi  de  n'y  avoir  pas  pensé  plus  tôt,  ajouta  le 
jeune  homme,  confus. 

Dom  Aurelio  l  etreignit  plus  tendrement  encore  et  sans  ré- 
pondre. Puis  il  l'écarta  doucement,  lui  mit  un  baiser  sur  le  front. 

—  Je  ne  veux  pas  de  toi,  dit-il. 

—  Vous  ne  voulez  pas  de  moi?  N'importe!  Je  vous  accom- 
pagne malgré  vous! 

—  Non,  reprit  Dom  Aurelio  avec  une  gravité  paternelle. 
C'est  moi,  mon  ami,  qui  reste  de  cœur  avec  toi.  Je  ne  t'en  ai 
rien  dit,  mais  j'ai  beaucoup  prié  Dieu  pour  qu'il  te  donnât  ce 
qu'il  est  en  train  de  te  donner  à  présent,  un  amour  profond  et 
noble,  ardent  et  saint.  Tu  n'es  pas  fait  pour  le  célibat;  tu  es  fait 
pour  quelque  union  idéalement  humaine,  idéalement  chrétienne, 


38  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

idéalement  belle.  Tu  es  fait  pour  avoir  une  lignée  forte  et  pure. 
La  tradition  des  grandes  familles  héroïquement  dévouées  au 
Roi  est  éteinte.  Il  faut  fonder  des  familles  héroïquement  dé- 
vouées à  Dieu,  des  familles  où  cette  dévotion  se  perpétue  comme 
un  titre  de  noblesse,  comme  le  caractère  propre  et  traditionnel 
de  la  noblesse  même.  Tu  dois  fonder  une  de  ces  familles.  Tel 
est  mon  rêve.  Et  c'était  aussi  celui  de... 

Le  prêtre  baissa  la  voix,  murmura  un  nom  et  se  tut. 

—  Vraiment?  fit  le  jeune  homme. 

—  Oui,  poursuivit  Dom  Aurelio,  c'était  le  rêve  que  faisait 
pour  toi  le  pauvre  Benedetto.  D'ailleurs,  tu  ne  peux  pas  t'éloi- 
gner  maintenant.  Demain  matin,  de  bonne  heure,  il  faut  que 
tu  fasses  visite  à  Donna  Fedele,  que  tu  la  rassures  sur  ce  que 
je  t'ai  dit.  Elle  ne  doute  pas  de  toi;  mais,  comme  on  lui  a  confié 
une  mission,  elle  désire  entendre  la  vérité  de  ta  bouche.  Et 
puis,  dès  demain,  elle  causera  avec  M"*  Lelia,  l'interrogera  au 
nom  de  M.  Marcello.  Demain  soir,  tu  seras  renseigné.  Donna 
Fedele  compte  sur  une  réponse  favorable.  Elle  pense  que  cette 
jeune  fille  est  une  âme  close,  très  difficile  à  pénétrer;  mais  elle 
ne  la  croit  pas  liée  irrévocablement  à  un  souvenir  :  elle  la  croit 
au  contraire  travaillée  par  le  besoin  d'aimer,  par  la  préoccupa- 
tion de  ce  que  l'avenir  lui  réserve.  Elle  croit  qu'il  y  a  en  elle  un 
trésor  d'énergies  morales,  un  peu  gâté  peut-être  par  des  fer- 
mens  amers,  par  les  tristes  expériences  de  la  vie  :  cela,  oui, 
elle  l'admet.  Elle  croit  que  certaines  bizarreries  de  ce  caractère 
disparaîtront,  quand  les  énergies  en  seront  bien  disciplinées, 
bien  dirigées  par  quelqu'un  en  qui  Lelia  aura  confiance. 

Massimo  ne  fit  aucune  observation.  Il  croyait,  lui  aussi,  que 
Lelia  était  un  paradis  clos,  un  peu  obscurci  par  l'ombre  épaisse 
d'un  trop  grand  arbre  de  la  science  du  bien  et  du  mal.  Quand 
Dom  Aurelio  lui  demanda  s'il  n'avait  réellement  aucun  indice 
un  peu  significatif  des  sentimens  que  Lelia  éprouvait  à  son 
égard,  il  répondit  en  soupirant  : 

—  Il  me  semble  qu'il  y  a  en  moi  quelque  chose  qui  l'attire 
et  quelque  chose  qui  la  repousse. 

—  Qu'est-ce  qui  la  repousse? 

—  Benedetto. 

Dom  Aurelio  s'étonna.  Qu'est-ce  que  cette  jeune  fille  pou- 
vait savoir  de  Benedetto? Il  n'arrivait  pas  à  se  convaincre  qu'elle 
attachât  aux  questions  religieuses  assez  d'importance  pour  com- 


LEILA.  39 

promettre,  à  cause  de  ces  questions,  le  bonheur  de  sa  vie.  Mais 
il  sentit  que  ce  scepticisme,  apparemment  coloré  de  médiocre 
estime,  déplaisait  à  Massimo,  et  il  changea  de  conversation. 

—  J'ai  justement  à  te  parler  de  Benedetto,  dit-il.  Jai  reçu 
ce  matin  une  lettre  d'Elia  Viterbo.  Ignorant  ton  adresse  précise, 
il  me  charge  de  te  faire  savoir  que  tes  amis  acceptent  la  propo- 
sition que  tu  leur  as  faite  au  sujet  de  la  dépouille  mortelle 
de  ce  pauvre  Benedetto,  et  qu'ils  comptent  sur  toi  pour  les 
démarches  nécessaires. 

Quelques  mois  auparavant,  plusieurs  disciples  de  Benedetto 
avaient  projeté  de  lui  élever,  au  moyen  d'une  souscription,  un 
modeste  monument  dans  le  cimetière  de  Campo  Yerano.  Mais 
d'autres  disciples  avaient  jugé  inopportun  ce  projet,  alléguant 
qu'il  s'accordait  mal  avec  Tesprit  du  maître.  Il  en  était  résulté  un 
âpre  dissentiment,  que  Massimo  avait  essayé  d'apaiser  en  rap- 
portant un  propos  tenu  par  Benedetto,  un  jour  qu'ils  visitaient 
ensemble  Campo  Yerano.  Benedetto  lui  avait  dit  :  «  Je  finirai 
ici,  tandis  que  j'aurais  préféré  pour  mes  os  le  cimetière  d'Oria. 
Mais  cela  est  un  vain  désir.  »  Massimo  proposa  donc  de  renoncer 
au  monument  commémoratif  et  de  satisfaire  ce  désir  touchant. 
Une  petite  place  dans  le  cimetière  où  dormaient  les  parens  de 
Piero  MaironijOii  Benedetto  lui-même  avait  souhaité  de  reposer 
à  côté  de  sa  pauvre  femme,  c'était  le  monument  le  meilleur. 
Désormais  la  chose  était  résolue  :  on  ferait  cela. 

Tout  à  coup,  on  frappa  rudement  à  la  porte  de  la  rue. 
C'était  Giovanni  qui  venait  de  la  Montanina.M.  Marcello,  inquiet 
de  l'absence  prolongée  de  Massimo,  avait  envoyé  le  domestique 
pour  savoir  s'il  n'était  rien  arrivé  de  fâcheux  à  M.  Alberti. 

Le  jeune  homme,  après  avoir  embrassé  tendrement  Dom 
Aurelio,  descendit  à  la  hâte  et  disparut  dans  les  ténèbres,  les 
larmes  aux  yeux.  Le  curé,  resté  seul,  s'agenouilla  devant  le 
crucifix,  et,  avec  une  sorte  d'effort  anxieux,  comme  s'il  luttait 
en  lui-même  contre  un  ennemi,  se  mit  à  prier  pour  les  deux 
prêtres  de  Vélo  et  pour  tous  ces  supérieurs  qui  voulaient  faire 
de  lui  un  être  avili,  errant,  affamé. 

—  Père,  ils  croient  te  servir,  ils  croient  te  servir!  Pardonne- 
leur,  opère,  pardonne-leur! 

M.  Marcello,  réellement  inquiet,  avait  d'abord  fait  mille  sup- 
positions pour  expliquer  le  retard  de  Massimo  qui  n'était  pas 


40  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

rentré  à  dix  heures,  quoiqu'il  sût  fort  bien  que  c'était  l'heure 
du  couvre-feu  chez  son  hôte.  Et,  comme  Lelia  affectait  de 
croire  qu'il  n'était  rien  arrivé  du  tout  au  jeune  homme,  le  vieil- 
lard s'était  un  peu  irrité  contre  elle.  A  quoi  elle  avait  reparti  : 

—  Il  est  toujours  perdu  dans  les  nuages.  Peut-être  s'en  est- 
il  allé  au  cottage  des  Roses,  croyant  venir  ici. 

La  sympathie  de  Massimo  pour  Donna  Fedele  semblait  con- 
trarier Lelia.  Déjà  M.  Marcello  s'en  était  aperçu;  et  l'allusion 
qu'elle  y  fit  ce  soir- là  lui  parut  déplaisante.  Il  demanda  à  Lelia 
si  elle  reprochait  à  Massimo  d'aller  volontiers  au  cottage.  Elle 
protesta  vivement.  Non,  non!  Tout  au  contraire!  Par  le  fait, 
c'était  à  Donna  Fedele  que,  sans  être  d'ailleurs  capable  de  s'en 
bien  expliquer  le  motif,  elle  reprochait  de  protéger  si  affec- 
tueusement le  jeune  homme.  Et,  par  crainte  de  nouvelles 
demandes,  elle  se  retira. 

Remontée  dans  sa  chambre,  elle  n'alluma  pas  de  lumière. 
Elle  se  jeta  dans  un  fauteuil,  en  face  de  la  triple  fenêtre  qui  re- 
garde le  haut  et  noir  sommet  de  ce  bois  au-dessus  duquel  se 
dresse  l'arête  rocheuse  du  Summano.  Elle  repensa  à  la  question 
posée  par  M.  Marcello  :  «  Reprochait-elle  à  Massimo?...  »  Ainsi, 
M.  Marcello  aurait  été  fâché,  si  elle  avait  effleuré  seulement  son 
Massimo  de  la  moindre  censure?  Et  ce  n'était  pas  la  première 
fois  que  M.  Marcello,  depuis  leur  conversation  de  ce  soir-là, 
prenait  contre  elle,  à  propos  de  riens,  la  défense  d'Alberti.  Avec 
quelle  étrange  insistance  il  le  retenait  à  la  Montanina!  Etait-il 
possible  que  ce  pauvre  vieillard  crût  le  jeune  homme  assez 
dévoué  à  la  mémoire  de  son  fils  pour  ne  pas  être  tenté  d'essayer 
une  trahison? 

A  cet  endroit  de  son  élaboration  mentale,  elle  eut  l'esprit 
traversé  par  l'idée  d'une  comédie  qui  se  jouait  autour  d'elle.  Tout 
n'avait-il  pas  été  combiné  d'avance,  l'invitation  faite  par  Dom 
Aurelio  à  Alberti,  l'hospitalité  offerte  à  la  Montanina  ?La  volte- 
face  de  Donna  Fedele  et  ses  visites  quotidiennes  ne  tendaient- 
elles  pas  à  la  même  fm  secrète?  M.  Marcello  n'avait-il  pas  été 
travaillé  par  le  curé  de  Sant'Ubaldo  et  par  la  dame  du  cottage? 
Ne  lui  avait-on  pas  persuadé  de  se  résigner.  Dieu  sait  par  quels 
argumens?  Soudain  tout  lui  parut  clair.  M.  Alberti,  invité  par 
des  gens  qui  avaient  disposé  d'elle,  était  venu  pour  connaître  et 
pour  conquérir  l'héritière  des  Trento.  Elle  étreignit  rageuse- 
ment les  accoudoirs  de  son  fauteuil,  mordit  ses  lèvres  pour  ne 


LEILA. 


41 


pas  pleurer.  Les  pleurs  ne  jaillirent  point,  mais  leur  flot  com- 
primé heurta  et  souleva  sa  poitrine  haletante.  Quelle  humilia- 
tion, si  elle  allait  verser  des  larmes!  Ce  qu'il  fallait,  c'était  du 
mépris,  du  mépris,  rien  que  du  mépris! 


II 


Le  lendemain,  dès  sept  heures  du  matin,  Massimo  était  au 
cottage  des  Roses.  Il  savait  que  Donna  Fedele  se  levait  toujours 
à  six  heures. 

Elle  descendit  au  petit  salon,  souriante  ;  mais  elle  était  pâle, 
avait  de  grands  cernes  noirs  autour  des  yeux;  et  cependant 
elle  paraissait  gaie,  comme  si  elle  n'eût  pas  souffert.  Le  jeune 
homme  commença  par  s'excuser  d'être  venu  si  tôt.  Mais  elle 
l'interrompit  : 

—  Laissez  donc;  laissez  donc! 

Et  le  sourire  disparut  de  son  visage.  Elle  pensait  au  curé  de 
Sant'Ubaldo. 

—  Ainsi  Dom  Aurelio  est  parti?  reprit-elle. 
Massimo  répondit  qu'il  le  croyait. 

—  Les  voilà  contens!  soupira-t-elle  avec  amertume. 

Puis  elle  se  leva,  s'assura  que  les  portes  du  salon  étaient 
fermées,  revint  vers  le  jeune  homme  et  dit  : 

—  Je  ne  me  fie  à  personne.  Nous  sommes  dans  le  royaume 
de  l'espionnage,  pour  l'honneur  et  pour  la  gloire  des  bonnes 
mœurs  et  de  la  charité  chrétienne. 

Et  elle  aborda  le  sujet  délicat,  non  sans  s'excuser  de  l'aborder. 
Plus  diplomate  que  Dom  Aurelio,  elle  commença  par  demander 
si  elle  s'était  trompée  en  attribuant  au  jeune  homme  une  incli- 
nation sérieuse  pour  M"^  Lelia;  et,  sur  la  réponse  affirmative 
qu'il  lui  fit,  elle  ajouta  que,  en  raison  de  l'amitié  qu'il  y  avait 
eu  entre  elle  et  la  mère  de  Massimo,  étant  donné  aussi  ce 
que  Dom  Aurelio  lui  avait  rapporté  de  son  ami,  elle  offrait 
volontiers  à  celui-ci  ses  services. 

—  Je  crois,  dit-elle,  qu'avec  M.  Marcello  vous  n'en  aurez 
pas  besoin.  M.  Marcello  comprend  qu'il  ne  peut, ni  ne  doit  exiger 
de  sa  pupille  le  sacrifice  de  sa  vie  entière.  D'ailleurs,  il  a  pour 
elle  une  grande  affection.  Quant  à  la  jeune  fille,  je  me  figure 
qu'elle  a  de  la  sympathie  pour  vous,  mais  qu'elle  lutte  contre 


42  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

elle-même,  soit  afin  de  ne  pas  offenser  M.  Marcello,  soit  peut- 
être  aussi... 

Donna  Fedele  baissa  la  voix  et  acheva  en  souriant  : 

—  ...  par  caprice  :  car  elle  est  un  peu  étrange,  convenez-en, 
votre  Le  lia. 

Massimo  sourit  à  son  tour. 

—  Vous  trouvez?  dit- il. 

—  Oh!  oui,  s'écria  Donna  Fedele,  riant  tout  à  fait.  Et,  si 
vous  vous  êtes  épris  d'elle,  c'est  justement  pour  cela.  Moi  aussi  : 
car  je  l'adore,  vous  savez.  Je  suis  un  peu  de  la  même  famille, 
à  ce  que  disent  beaucoup  de  gens,  les  prêtres  de  Vélo,  par 
exemple,  ou  encore  l'orfèvre  d'Arsiero,  à  qui  mon  concierge  est 
allé  montrer,  hier  soir,  une  pièce  de  vingt  francs  qu'il  croyait 
fausse,  mais  qui  avait  seulement  une  paille.  «  Ta  pièce  est  comme 
ta  patronne,  dit  l'orfèvre  au  concierge.  Elle  est  bonne,  mais  elle 
sonne  le  fêlé.  »  Carnesecca  lui-même,  qui  vient  de  quitter  défi- 
nitivement le  «  repaire,  »  m'a  engagée  à  ne  pas  me  désoler,  si 
le  monde  m'appelle  folle  :  c'est  le  nom  qu'on  lui  donne,  à  lui 
aussi.  Et  je  crains  bien,  mon  cher  Massimo,  que  vous  ne  me 
taxiez  de  folie  comme  les  autres,  quand  je  vous  aurai  adressé 
une  certaine  question  très  audacieuse. 

—  J'en  rirai,  répondit  le  jeune  homme,  et  mes  connaissances 
mondaines  de  Milan  en  riraient  encore  plus  que  moi. 

Donna  Fedele  le  regarda  quelques  instans,  d'un  air  affec- 
tueux et  avec  des  yeux  qui  parlaient. 

—  C'est  bien,  reprit-elle.  Jai  compris.  Je  verrai  aujourd'hui 
Lelia  et  je  tâcherai  de  savoir  quelque  chose.  Etes-vous  con- 
tent? 

Massimo  se  répandit  en  remerciemens,  lui  prit  et  lui  baisa 
les  mains.  Elle  riait  et  elle  le  laissait  faire.  Enfin  elle  le  con- 
gédia; mais  elle  lui  dit  de  revenir  vers  deux  heures. 

—  En  attendant,  conclut-elle,  faites  une  belle  promenade 
bien  longue,  de  celles  qui  rafraîchissent  l'âme. 

A  neuf  heures,  la  voiture  démocratique  de  Donna  Fedele 
monta  lentement  vers  la  Montanina.  Aussitôt  la  grille  franchie, 
la  visiteuse  aperçut  M.  Marcello  qui,  sous  les  bouleaux,  pre- 
nait l'air  du  matin. 

—  Je  suis  venue  pour  faire  line  petite  promenade  avec  Lelia, 
dit-elle.  Mais  je  voudrais  d'abord  que  vous  me  donniez  un 
conseil. 


LEILA.  43 

Il  parut  un  peu  surpris. 

—  Tout  à  vos  ordres,  répondit-il,  si  je  puis  vous  servir. 
Il  y  avait  dans  la  voix  de  lun  et  de   l'autre,  quand  ils  se 

parlaient,  un  accent  de  tendresse  contenue,  de  révérence  mu- 
tuelle, et,  chez  Donna  Fedele,  une  sorte  de  timidité.  Il  lui 
demanda  si,  pour  cette  consultation,  elle  préférait  le  cabinet  ou 
les  bancs  à  l'air  libre.  Elle  choisit  le  cabinet,  avec  un  sourire 
qui  fit  comprendre  au  vieillard  qu'il  s'agissait  d'un  conseil 
délicat,  d'une  espèce  très  intime.  Dans  le  cabinet,  son  visage 
prit  cette  gravité  douce  qui  le  rendait  si  noble,  si  beau  de  cette 
beauté  sévère  où  resplendit,  non  la  grâce  de  la  jeunesse,  mais  ^ 
le  charme  mystérieux  de  l'immortalité,  et  où  les  traits  et  les 
yeux  s'éclairent  par  la  vertu  longuement  active  d'une  âme  pure 

,      et  profonde. 

I  —  Mon  cher  ami,  dit-elle,  usant  de  cette  expression  pour 

la  première  fois  de  sa  vie,  si  quelqu'un  pour  qui  vous  auriez 
de  l'affection  et  du  respect  vous  avait  confié  [une  mission  par 
l'intermédiaire  d'une  autre  personne,  mais  en  vous  recomman- 
dant de  ne  pas  venir  vous-même  lui  parler  de  l'affaire,  et  si, 
après  avoir  accompli  la  mission,  vous  étiez  dans  l'impossibilité 
de  recourir  à  l'intermédiaire  pour  informer  l'intéressé  du  résultat, 
iriez-vous,  malgré  la  recommandation  faite,  lui  parler  direc- 
tement, ou  feriez-vous  autre  chose? 

A  mesure  qu'elle  prononçait  avec  lenteur  ces  paroles,  M.  Mar- 
cello se  souvenait  d'avoir  précisément  donné  de  semblables 
instructions  à  Dom  Aurelio  dans  la  sacristie,  le  lendemain  du 
jour  où  Massimo  était  arrivé  à  la  Montanina.  Il  sourit  triste- 
ment. 

—  J'ai  eu  tort,  dit-il.  Je  suppose  que  la  promenade  d'au- 
jourd'hui... 

Donna  Fedele  eut  un  geste  d'assentiment. 

—  Eh  bien!  après  la  promenade,  reprit-il,  venez  ici,  et  nous 
causerons.  Pardonnez-moi. 

Donna  Fedele  protesta  contre  le  pardon  demandé.  Ce  désir 
de  silence  était  si  naturel!  Mais  M.  Marcello  insista  d'une  façon 
plus  pressante  : 

—  Non,  non!  Pardonnez-moi,  pardonnez-moi! 
Et  il  lui  prit  une    main,  qu'il  serra  longuement.  Puis  il 

ajouta  : 

—  Vous  pouvez  dire  à  Lelia  que,  si  M.  Alberti  lui  proposait 


44  REVUE  DES  DEUX  MONDES, 

de  devenir  sa  femme  et  si  elle  y  consentait,  je  mourrais  plus 
tranquille. 

—  Ne  parlez  pas  de  mourir,  cher  ami!  fit-elle. 

—  Laissons  cela,  répliqua-t-il  d'un  ton  péremptoire. 

Et  il  lui  expliqua  que,  aussitôt  après  les  fiançailles  de  Lelia 
et  d'Alberti,  il  modifierait  son  testament  et  léguerait  sa  fortune 
au  jeune  homme. 

—  Espérons,  conclut  Donna  Fedele  en  se  levant  et  en  repre- 
nant son  sourire  habituel,  que  tout  ira  bien. 

Elle  trouva  Lelia  au  salon,  où  celle-ci,  avertie  de  sa  présence, 
l'attendait  enfoncée  dans  un  fauteuil,  l'ombrelle  entre  les  mains. 

—  Vraiment,  demanda  la  jeune  fille,  vous  voulez  que  nous 
fassions  cette  promenade? 

La  visiteuse  crut  sentir  dans  les  paroles  de  Lelia  l'ironie  de 
quelqu'un  qui  a  deviné  ce  qu'on  veut  lui  dissimuler,  et  qui  est 
bien  aise  de  le  faire  comprendre.  Non  moins  que  le  ton  de  sa 
voix,  ses  yeux  disaient  :  «  La  promenade  n'est  qu'un  prétexte. 
Tu  es  venue  pour  me  faire  un  sermon.  Tout  à  l'heure,  tu  as  eu 
à  ce  propos  une  conférence  avec  mon  père  adoptif,  et  peut-être^ 
qui  sait?  n'y  a-t-il  plus  de  motif  pour  faire  le  sermon.  » 

—  Sans  doute,  répondit  Donna  Fedele.  Pourquoi  me  le 
demandes-tu? 

—  Il  me  semblait,  répliqua  l'autre  en  se  levant,  mais  sans 
s'éloigner  de  son  fauteuil,  que  vous  ne  deviez  guère  aA^oir  envie 
de  vous  promener.  Si  vous  voyiez  comme  vous  êtes  pâle! 
Regardez-vous  dans  le  miroir.  Au  cas  où  vous  auriez  quelque 
chose  à  me  dire,  vous  pouvez  très  bien  me  le  dire  ici. 

Dans  l'accent,  sinon  dans  les  termes,  il  y  avait  de  l'imper- 
tinence. 

—  Oui,  ma  chère,  repartit  Donna  Fedele  avec  une  froideur 
impérieuse,  il  faut  que  je  te  parle,  mais  pas  ici.  Allons  dans 
le  parc. 

Lelia  la  suivit  sans  mot  dire.  Elle  ne  doutait  plus  qu'il  y  eût 
un  complot  auquel  son  amie  prenait  part.  Muette  et  sombre, 
elle  descendit  l'allée  du  jardin,  précédant  Donna  Fedele  qui 
avait  peine  à  la  suivre  et  qui  la  pria  de  ralentir  sa  marche. 
Alors  Lelia  lui  montra  un  banc  sous  les  noyers,  près  de  la 
Uiderella.  Ne  pouvait-on  s'asseoir  sur  ce  banc?  A  la  question 
faite  d'un  Ion  sec,  Donna  Fedele  répondit  sèchement  : 

—  Non,  ma  chère. 


LEILA.  45 

Lelia  ne  répliqua  point.  Les  deux  femmes  entrèrent  par  la 
grille  de  bois  dans  le  parc,  suivirent  un  sentier  à  peine  tracé 
dans  l'herbe,  tournèrent  à  droite,  entre  un  monticule  couronné 
de  grands  arbres  et  un  ruisseau  qui,  sortant  d'un  épais  taillis  de 
hêtres  et  de  frênes,  fuyait  dans  la  petite  gorge  par  une  succes- 
sion de  cascades.  Bientôt  le  sentier  se  perdit  dans  le  creux  d'une 
belle  prairie  en  fleurs,  bordée  de  grands  arbres.  Donna  Fedele 
s'assit  à  l'ombre  et,  pendant  quelques  minutes,  demeura  pensive, 
les  regards  fixés  sur  l'eau  sombre.  Puis  elle  demanda  à  Lelia, 
qui  était  restée  debout  et  qui  écrivait  dans  l'herbe  avec  la  pointe 
de  son  ombrelle  : 

—  Sais-tu  de  quoi  m'a  parlé  M.  Marcello? 

—  Peut-être,  répondit  la  jeune  fille  en  continuant  d'écrire. 

—  Eh  bien!  dis-le. 

—  Non,  je  ne  le  dirai  pas. 

—  Je  comprends  ton  silence,  fit  Donna  Fedele,  indulgente. 
C'est  une  chose  délicate.  Mais  pourtant  mieux  vaut  en  parler. 
D'ailleurs,  tu  as  déjà  exprimé  tes  intentions,  et  il  est  impossible 
de  te  contraindre. 

—  Mes  intentions?  s'écria  Lelia. 

—  Mais  oui.  N'as-tu  pas  dit  à  M.  Marcello  que  tu  refuses 
d'être  son  héritière? 

—  C'est  de  cela  que  vous  avez  parlé  ensemble? 

Et  la  jeune  fille,  renonçant  à  son  attitude  hostilement  indif- 
férente, cessa  d'écrire  avec  la  pointe  de  son  ombrelle. 

—  De  cela  et  d'autre  chose.  Mais  c'est  de  cela  que,  moi, 
je  me  propose  de  t'entretenir  en  ce  moment.  Assieds-toi;  ne 
m'oblige  pas  à  tourner  le  cou. 

—  Cette  conversation  est  inutile,  déclara  Lelia,  vivement. 

—  Inutile  ou  non,  il  faut  que  lu  m'écoutes.  Pourquoi  veux- 
tu  donner  un  tel  chagrin  à  ce  pauvre  vieillard? 

—  Parce  que,  si  je  peux  lui  sacrifier  tout  le  reste,  je  ne 
peux  pas  lui  sacrifier  ma  dignité. 

Donna  Fedele  haussa  un  peu  la  voix,  eut  an  sourire  qui 
n'était  plus  son  sourire  habituel. 

—  Crois-tu  qu'il  soit  capable  de  te  conseiller  quelque  chose 
qui  serait  contraire  à  ta  dignité? 

Lelia  repartit  avec  véhémence,  en  baissant  les  yeux  : 

—  Apparemment,  sa  façon  de  penser  n'est  pas  la  mienne. 
Et  elle  releva  les  yeux  sur  Donna  Fedele,  comme  pour  lui 


t6  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

dire  :  «  Attrape!  Qu'as-tu  à  répondre?  »  Donna  Fedele  ne 
répondit  rien.  Elle  attendit  une  minute;  puis  elle  avança  d'un 
nouveau  pas  dans  la  s^oie  qu'elle  s'était  tracée  d'avance. 

—  Mais,  quand  M.  Marcello  ne  sera  plus  là,  que  fera  la 
fiancée  de  son  fils? 

—  Peut-être  la  fiancée  aussi  n'y  sera-t-elle  plus,  riposta  la 
jeune  fille. 

Donna  Fedele  demeura  impassible. 

—  Oui,  peut-être.  Mais  enfin,  si  elle  y  était? 

L'autre  se  remit  à  fouiller  dans  l'herbe  avec  la  pointe  de 
son  ombrelle  et  dit  : 

—  J'y  penserai  alors. 

—  Enfant!  enfant! 

—  Non,  protesta  Lelia,  dont  les  yeux  s'emplirent  de  larmes. 
Je  suis  une  femme  !  Et  je  supposais  que  vous  me  comprendriez 
mieux! 

Donna  Fedele  aurait  voulu  lui  dire  qu'elle  la  comprenait 
parfaitement;  mais  elle  se  retint  de  le  dire,  pour  ne  pas  gâter 
son  plan  stratégique. 

—  Il  faut  penser  à  ton  avenir,  ma  chère,  reprit- elle  avec 
douceur. 

—  Mon  avenir  sera  ce  qu'il  sera,  répliqua  la  jeune  fille,  sans 
s'émouvoir. 

Donna  Fedele  fil  un  troisième  pas  en  avant. 

—  Et  tu  veux  que  cela  ne  soit  pas  un  grand  chagrin  pour 
M.  Marcello? 

Silence. 

—  C'est  pour  lui  un  si  grand  chagrin,  poursuivit  Donna 
Fedele,  que,  s'il  pouvait  te  caser  convenablement,  même  tout 
de  suite,  il  en  serait  heureux. 

Le  mot  «  caser  »  fut  une  erreur.  Lelia  devint  à  la  fois  de 
glace  et  de  feu . 

—  C'est  cela!  Me  caser!  A  merveille!  Et,  par  un  hasard 
étrange,  le  moyen  de  me  caser  est  déjà  tout  trouvé! 

La  pointe  de  l'ombrelle  s'agita  dans  l'herbe  avec  violence. 
Donna  Fedele,  elle  aussi,  eut  un  accès  de  colère,  fronça  les 
sourcils,  regarda  sévèrement  la  jeune  fille  qui  continua  à  tour- 
menter l'herbe  avec  la  pointe  de  son  ombrelle,  scruta  ce  visage 
hostile  et  demanda  : 

—  Que  veux-tu  dire  ? 


LEILA.  47 

La  jeune  fîUe,  à  son  tour,  lui  jeta  un  rapide  regard,  puis 
rabaissa  les  yeux  vers  cette  herbe  où  l'ombrelle  fourrageait 
nerveusement. 

—  Oh  !  vous  le  savez  bien  !  déclara-t-elle.  Par  un  hasard 
étrange,  l'occasion  de  me  caser  est  toute  prête.  Par  un  hasard 
étrange,  quelqu'un  qui  devait  aller  à  Lago  est  venu  à  la  Monta- 
nina.  Par  un  hasard  étrange,  ce  quelqu'un  est  un  jeune  homme, 
un  célibataire  qui  voudrait  se  caser,  lui  aussi;  et  ce  n'est  pas 
un  mauvais  calculateur,  et,  au  surplus,  il  s'entend  parfaitement 
à  jouer  la  comédie  !  Voilà  beaucoup  de  hasards  étranges. 

Les  sourcils  de  Donna  Fedele  se  froncèrent  davantage  ;  sa 
voix,  qui  tout  à  l'heure  était  vibrante,  prit  une  froideur  glaciale. 

—  T'aperçois-tu  que  tu  m'insultes  ? 
La  pointe  de  l'ombrelle  s'apaisa. 

—  Non,  je  ne  vous  insulte  pas,  vous.  Celui  que  j'insulte, 
c'est  le  monsieur  qui  est  venu  par  hasard.  Un  hasard  auquel, 
après  tout,  il  est  possible  que  vous  croyiez  sincèrement. 

—  Pauvre  Lelia  !  soupira  Donna  Fedele  sans  irritation,  avec 
une  pitié  profonde. 

—  Oh  !  non,  je  vous  en  prie  !  fit  la  jeune  fille  à  voix  basse. 
Pas  de  pauvre  Lelia! 

Il  y  eut  un  long  silence.  Les  deux  femmes  regardaient  l'eau 
fuir  avec  une  sourde  lamentation.  Enfin  Donna  Fedele  reprit: 

—  Oui,  pauvre  Lelia!  Et  tu  ne  sais  pas  pourquoi  je  le  dis. 
Je  le  dis  parce  que  je  lis  dans  ton  cœur. 

—  Dans  mon  cœur?  Certes,  vous  n'y  voyez  rien  ! 

Il  parut  à  Donna  Fedele  que  cette  façon  de  nier  impliquait 
une  confession  muette,  et  elle  attendit  quelques  instans.  Puis 
elle  demanda,  d'un  ton  résolu,  si  l'on  n'avait  pas  tenu  à  la 
jeune  fille  quelques  propos  contre  M.  Alberti. 

—  Quels  propos  voulez- vous  que  l'on  m'ait  tenus?  fit  Lelia 
dédaigneusement.  Et  d'ailleurs,  en  quoi  voulez- vous  que  cela 
m'intéresse  ? 

Cette  fois,  Donna  Fedele  éclata  : 

—  Ah!  oui,  cela  t'intéresse!  Comment  oses-tu  le  nier, 
puisque  tu  t'irrites  si  fort  contre  lui  au  sujet  de  la  calomnie 
stupide  selon  laquelle  il  serait  venu  ici  à  la  chasse  d'une  dot  ? 

—  Cela  ne  regarde  que  moi!  s'écria  la  jeune  fille,  si  troublée 
que,  quand  son  amie  se  leva  péniblement,  elle  pensa  trop  tard 
à  l'aider. 


48 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


Donna  Fedele  rejoignit  M.  Marcello  dans  le  cabinet  et  elle 
lui  fit  connaître  le  résultat  de  l'entretien.  Le  résultat  n'était  pas 
ce  qu'ils  auraient  désiré  l'un  et  l'autre.  L'animosité  avec  laquelle 
Lelia  avait  accueilli  le  nom  d'Alberti  ne  s'expliquait  que  par  un 
conflit  de  sentimens.  La  jeune  fille  s'était  mis  dans  l'esprit  que 
Massimo  était  venu  à  Vélo  avec  l'espoir  d'y  contracter  un  riche 
mariage.  Si  on  réussissait  à  la  détromper,  la  partie  serait 
gagnée.  Mais  il  fallait  agir  avec  beaucoup  de  prudence.  Le  mieux 
était  de  ne  pas  retenir  davantage  à  laMontanina  le  jeune  homme, 
qui  d'ailleurs  voudrait  certainement  partir  tout  de  suite.  Et  elle 
quitta  M.  Marcello,  qui  lui  témoigna  sa  reconnaissance  émue 
par  un  long  serrement  de  main. 

Revenue  au  cottage,  elle  y  trouva  Massimo  qui  l'attendait. 
Il  lut  tout  de  suite  la  sentence  sur  ce  visage  qui  ne  souriait 
point.  Il  murmura  : 

—  Je  savais  bien  ! 

Et  il  pâlit  si  affreusement  qu'elle  crut  devoir  le  réconforter. 

—  J'avoue,  dit-elle,  que  la  situation  n'a  pas  bonne  appa- 
rence; mais  ce  qu'il  y  a  sous  l'apparence  vaut  peut-être  mieux. 
Je  vous  raconterai  cela.  Venez. 

En  effet,  elle  lui  raconta  tout,  y  compris  les  injustes  soup- 
çons de  Lelia.  Massimo  ne  fit  pas  un  geste.  Puis,  quand  Donna 
Fedele  eut  fini  de  parler  : 

—  Fort  bien,  dit-il.  Au  fond,  cette  jeune  fille  n'est  qu'une 
sotte. 

Et  son  visage  s'enflamma  de  toute  l'indignation  qu'il  avait 
réprimée  jusqu'alors  : 

—  Mais  non,  répondit  Donna  Fedele,  ce  n'est  pas  une  sotte. 
J'ai  peur,  au  contraire,  qu'elle  ait  manqué  de  franchise  avec 
moi.  J'ai  peur  qu'on  lui  ait  parlé  de  cette  liaison  que  vous 
auriez  eue  à  Milan.  Et  je  soupçonne  encore  autre  chose... 

Il  ne  demanda  pas  ce  qu'elle  soupçonnait.  En  ce  moment,  il 
lui  semblait  qu'il  n'aimait  plus.  Le  seul  désir  qu'il  éprouvât, 
c'était  de  partir  à  l'instant  même  et  pour  jamais.  11  se  faisait  un 
reproche  d'avoir  pensé,  ne  fût-ce  que  durant  quelques  jours,  à 
déserter  le  champ  de  l'action  pour  s'ensevelir  dans  un  rêve 
amoureux,  et  il  remercia  mentalement  l'absurde  orgueil  de  la 
jeune  fille,  puisque  cet  orgueil  lui  rendait  la  liberté. 

—  Vous  ne  me  demandez  pas  ce  que  je  soupçonne?  inter- 
rogea Donna  Fedele. 


LEILA. 


49 


Moins  par  curiosité  que  pour  faire  plaisir  à  son  amie,  il 
demanda  : 

—  Que  soupçonnez- vous  donc? 

Alors,  après  avoir  hésité  une  seconde,  elle  dit  ce  qu'elle  pen- 
sait des  sentimens  intimes  de  Lelia.  Massimo  ne  lui  répondit 
que  par  une  amère  incrédulité. 

—  Ne  jugez  pas  Lelia  si  précipitamment,  objecta  Donna 
FeJele.  Laissez-moi  le  temps  de  scruter  ce  qu'il  y  a  au  fond  de 
ce  cœur.  Ensuite  je  vous  informerai  de  mes  découvertes. 

Mais  Massimo  ne  voulut  rien  entendre.  Il  annonça  qu'il  se 
proposait  de  partir  par  le  train  de  deux  heures  et  demie,  et  que^ 
pour  s'excuser  de  ce  brusque  départ,  il  enverrait  à  M.  Marcello 
un  billet  où  il  alléguerait  un  rappel  soudain  et  où  il  le  prierait 
de  vouloir  bien  faire  expédier  ses  bagages  à  Milan. 

Donna  Fedele  protesta.  Il  était  impossible  de  prendre  ainsi 
la  fuite.  Ce  que  le  jeune  homme  devait  faire,  c'était  aller  tout 
de  suite  à  la  Montanina,  dire  à  M.  Marcello  qu'il  avait  d'abord 
eu  l'idée  de  partir  avec  Dom  Aurelio,  mais  que  son  ami  l'avait 
chargé  de  quelques  commissions.  A  ce  mot,  le  jeune  homme 
interrompit  Donna  Fedele  : 

—  Ce  ne  sera  pas  un  prétexte,  dit-il.  J'oubliais  qu'en  effet  je 
dois  aller  à  Sant'  Ubaldo  et  donner  des  instructions  à  Luzia  pour 
les  livres  et  les  meubles  de  son  maître. 

—  Allez  donc  à  Sant'Ubaldo  et  donnez  vos  instructions.  Mais 
vous  verrez  qu'un  jour  ou  l'autre  vous  reviendrez  ici  ;  et  comme, 
alors,  certaines  convenances  ne  permettront  pas  que  vous  logiez 
à  la  Montanina,  vous  logerez  au  cottage  des  Roses. 

Elle  avait  souri  en  prononçant  la  dernière  phrase;  et  le 
jeune  homme  comprit  qu'elle  faisait  allusion  à  l'usage  local  qui 
interdit  aux  fiancés  de  demeurer  sous  le  même  toit. 

—  Non,  non!  s'écria-t-il. 

Et  il  se  hâta  de  prendre  congé;  puis  il  se  sauva,  tandis  que  le 
rire  argentin  de  Donna  Fedele  le  poursuivait  à  travers  le  jardin. 

Antonio  Fogazzaro. 
[La  troisième  partie  au  prochain  numéro.) 


TOME  II.  —  1911. 


VERS 

LA  REPRÉSEÏÏATION  PROPORTIOIELLE 


Les  lecteurs  de  la  Revue  auraient  le  droit  de  me  traiter 
durement  si,  pour  la  quatrième  fois  depuis  quinze  ans,  je  re- 
prenais à  nouveau  devant  eux  l'étude  théorique  ou  doctrinale 
de  la  représentation  proportionnelle  ;  si,  après  leur  avoir 
d'abord,  et  avant  l'expérience  belge,  fait  part  des  objections  que 
l'on  pouvait  soulever,  des  inquiétudes  que  l'on  pouvait  avoir; 
si,  après  m'être  ensuite  expliqué  sur  les  raisons  pour  lesquelles, 
ces  inquiétudes  étant  restées  vaines,  ces  objections  étaient 
devenues  caduques,  je  revenais  aujourd'hui  leur  exposer  la 
mécanique  des  divers  systèmes,  en  peser  les  mérites  et  les 
défauts,  et  recommençais  à  leur  montrer  pourquoi  le  plus  mau- 
vais vaut  infiniment  mieux  que  le  scrutin  d'arrondissement. 
Où  nous  en  sommes  sur  le  chemin  de  la  réalisation,  comment 
nous  sommes  arrivés  là,  contre  quoi,  malgré  qui,  et  pourquoi 
le  but  se  rapproche  très  vite,  à  quelles  conditions  et  par 
quelles  concessions  nous  pourrons  l'atteindre,  voilà  maintenant 
tout  ce  que  je  voudrais  dire. 

I 

Laissons  de  côté  ce  qui  est  désormais  la  prébistoire  de  la 
représentation  proportionnelle  en  France,  Borda,  Mirabeau, 
Condorcet  ;  laissons  même  les  temps  primitifs  de  son  his- 
toire parlementaire,  les  propositions  Pernolet,  Rambure,  Paul 


VERS    LA    REPRÉSENTATION    PROPORTIONNELLE.  51 

Bethmont,  Cantagrel,  Mirman,  les  amendemens  Bienvenu, 
Pieyre  et  Courmeaux,  les  rapports  de  MM.  de  la  Sicotière  et 
Constans.  C'est  en  4896  que  MM.  Le  Gavrian  et  Dansette,  d'une 
part,  M.  l'abbé  Lemire,  de  l'autre,  ouvrirent  les  voies  à  la  ré- 
forme par  le  dépôt  de  deux  nouvelles  propositions  de  loi  ;  suivis, 
à  plus  ou  moins  grande  distance,  par  MM.  Chassaing  (1898), 
Louis  Martin,  Vazeille  (1901).  Mais,  sur  un  mot  dédaigneux  de 
M.  Waldeck-Rousseau,  alors  président  du  Conseil,  pieusement 
recueilli  par  M.  Ruau,  depuis  lors  ministre  de  l'Agriculture,  la 
Commission  chargée  d'examiner  ces  diverses  propositions  les 
avait  expédiées  en  quelques  lignes.  Ce  n'est  donc  qu'en  1903, 
par  la  proposition  de  M.  Louis  Mill  et  de  plusieurs  d'entre  nous, 
que  la  question  fut,  au  point  de  vue  législatif,  efficacement 
introduite.  Et  c'est  en  4905  que  fut  présenté  à  la  Chambre  le 
premier  rapport  où  cette  question  fût  abordée  au  fond,  et  qui 
conclut  positivement  à  l'adoption  de  la  représentation  propor- 
tionnelle. Toutefois,  parce  que  la  Commission  du  suffrage  uni- 
veisel  était,  en  ce  temps,  divisée  en  trois  fractions  à  peu  près 
égales,  proportionnalistes,  partisans  du  scrutin  de  liste  pur  et 
simple,  tenans  du  scrutin  d'arrondissement,  il  fut  convenu  qu'au 
vote  les  partisans  du  scrutin  de  liste  majoritaire  s'abstien- 
draient, laissant  les  proportionnalistes  en  face  des  fidèles  du 
scrutin  uninominal.  Le  hasard  fit  qu'il  manquait  un  de  ces 
derniers  ce  jour-là  :  la  représentation  proportionnelle  l'emporta 
d'une  voix  et  ne  trouva  plus,  pour  lui  barrer  le  passage,  que  le 
scrutin  de  liste  pur  et  simple.  Mais,  s'il  y  avait  bien,  dans  la 
Commission,  une  majorité  contre  le  scrutin  d'arrondissement, 
il  n'y  en  avait  ni  pour  le  scrutin  de  liste  majoritaire,  ni  pour 
la  représentation  proportionnelle  :  chacun,  à  cet  égard,  demeu- 
rait obstinément  sur  ses  positions,  aucun  ne  voulait  céder  à 
l'autre  ni  une  ligne,  ni  un  point  ;  et,  ainsi  que  la  Commission 
entière  se  partageait  par  tiers,  la  majorité  elle-même,  là-dessus, 
se  partageait  exactement  par  moitié.  Que  faire?  M.  Guyot-Des- 
saigne  qui  présidait,  et  qui  s'était  prononcé  pour  le  scrutin  de 
liste,  eut  l'idée  de  renvoyer,  comme  on  dit,  les  plaideurs  dos 
à  dos,  en  les  invitant  à  se  pourvoir  devant  la  juridiction  supé- 
rieure :  on  décida  de  soumettre  le  litige  à  la  Chambre,  par  deux 
rapports,  l'un  en  faveur  du  scrutin  de  liste,  sans  plus,  l'autre 
en  faveur  du  scrutin  de  liste  avec  représentation  proportionnelle  : 
de    la   sorte,   doublement  instruite,  elle  devinerait,  si  elle   le 


52  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

pouvait,  et  choisirait,  si  elle  Fosait.  Mais  il  fut  évident,  dès 
l'instant  que  cette  décision  fut  prise,  qu'elle  ne  le  pourrait  ni  ne 
l'oserait,  et  que  la  Commission  faisait  trop  pour  que  [a  Chambre 
fît  rien  :  présenter  deux  rapports,  c'était  ne  pas  présenter  de 
rapport,  et  recommander  deux  solutions,  c'était  reconnaître 
qu'on  n'avait  pas  de  solution.  Cependant  les  deux  rapporteurs 
s'acquittèrent  de  leur  lâche.  Dans  la  même  séance,  le  7  avril  1905 1 
M.  Buyat  pour  le  scrutin  de  liste,  et  moi  pour  la  représentation 
proportionnelle,  nous  saisîmes  la  Chambre  de  nos  conclusions 
à  la  fois  conjointes  et  contradictoires. 

Je  puis  à  présent  l'avouer,  j'avais  aussitôt  senti  que  nous 
ne  pourrions  point  aboutir  dans  le  peu  de  vie  qui  restait  à 
la  huitième  législature,  et,  plus  préoccupé  de  préparer 
l'avenir  que  de  saisir  une  occasion  qui  ne  s'offrait  pas,  j'avais 
donné  beaucoup  plus  d'attention,  dans  mon  travail,  à  l'ex- 
posé des  motifs  qu'au  dispositif  lui-même.  La  réforme  élec- 
torale me  paraissant  condamnée,  pour  quelques  mois  encore, 
à  n'être  qu'une  question  académique,  je  m'étais  attaché  sur- 
tout à  poser  le  principe,  à  esquisser  la  théorie  de  la  représen- 
tation proportionnelle,  en  l'étudiant  successivement  dans  son 
fondement,  dans  son  fonctionnement  et  dans  ses  effets.  Puis» 
comme  il  n'était  pas  difficile  de  prévoir,  —  c'est  l'enfance  de 
l'art  ou  de  l'artifice,  et  l'a,  b,  c  de  la  ruse  parlementaire,  — 
qu'un  adversaire  astucieux  de  la  réforme^  pratiquant  ce  genre 
de  sophisme  que  Bentham  a  étiqueté  ad  verecundiam  ou  quelque 
chose  de  pareil,  voudrait  tirer  parti  contre  elle  des  objections 
qui  avaient  pu  jadis  y  être  faites  par  ceux-là  mêmes  que  l'obser- 
vation des  faits  ou  la  réflexion  avait  amenés  à  en  devenir  les 
champions,  il  fallait  se  hâter  de  ruiner  cet  argument  qui,  si 
mauvais  qu'il  soit,  manque  rarement  de  porter  sur  l'ignorance, 
la  malveillance  ou  l'égoïsme,  plus  ou  moins  justement  alarmé. 
«  M.  un  tel,  qui  préconise  maintenant  telle  mesure,  la  com- 
battait il  y  a  vingt  ans  :  par  conséquent,  repoussez-la,  pour  le 
punir  de  s'être  trompé,  et,  qui  pis  est,  de  ne  pas  persévérer 
dans  une  opinion  fausse.  »  Aussi  rééditais-je  tout  au  long,  sans 
leur  ôter  rien  de  leur  force,  —  et  je  savais  bien  qu'on  leur  en 
avait  trouvé,  puisqu'on  s'en  était  servi, notamment  à  la  Chambre 
et  au  Sénat  de  Belgique  en  1899,  — les  objections  et  les  réserves 
que,  quinze  ou  vingt  ans  auparavant,  j'avais  développées  contre 
la  représentation  proportionnelle,  dans  la  première  partie  de 


VERS    LA    REPRÉSENTATION    PROPORTIONNELLE.  53 

la  Crise  de  VÉtat  moderne;  je  ne  les  reniais,  ni  ne  les  écoiirtais, 
ni  ne  les  dissimulais  ;  seulement,  après  les  avoir  reproduites  en 
leur  pleine  rigueur  logique,  je  les  montrais  détruites  une  à  une 
par  l'expérience.  Et  je  ne  ressentais  de  ce  changement,  ou  de 
cette  conversion,  s'il  plaît  de  le  nommer  ainsi,  ni  le  moindre 
orgueil,  ni  la  moindre  humiliation;  je  n'y  voyais  pas  la  moindre 
raison  de  me  taire  désormais  et  à  jamais  sur  ce  sujet.  «  Le 
silence  est  la  pire  des  persécutions  ;  jamais  les  saints,  a  dit 
Pascal,  —  mais  il  suffit  de  dire  :  les  sincères,  les  hommes  de  foi 
et  de  bonne  foi,  —  ne  se  sont  tus.  »  La  vie  vaudrait-elle  la  peine 
d'être  vécue  si  chaque  jour  n'apportait  avec  lui  sa  leçon,  et 
qu'est-ce  que  la  vérité,  pour  chacun  de  nous,  sinon  une  somme 
d'erreurs  corrigées?  L'essentiel  est  d'être  parfaitement  désinté- 
ressé, de  ne  point  changer  pour  y  gagner,  et  même  il  est  élégant, 
quand  on  change,  d'avoir  moins  à  y  gagner  qu'à  y  perdre. 

Enfin,  je  le  répète,  nous  n'en  étions  alors  qu'à  la  période 
préparatoire.  La  représentation  proportionnelle  était,  chez 
nous,  ou  peu  connue,  ou  mal  connue,  et  de  ses  partisans 
presque  autant  que  de  ses  adversaires.  C'est  pourquoi  le  rapport 
s'étayait  d'une  documentation  abondante,  s'échafaudait  de  pièces 
justificatives,  en  particulier  sur  l'application  de  la  réforme,  soit 
en  Belgique,  soit  dans  deux  ou  trois  cantons  suisses,  et  s'aug- 
mentait d'un  index  bibliographique,  certainement  incomplet, 
mais  capable  pourtant  de  guider  la  curiosité  de  ceux  qui,  avant 
de  se  ranger  dans  un  camp  ou  dans  l'autre,  pour  ou  contre  la 
représentation  proportionnelle,  tiendraient  à  y  regarder  de  plus 
près.  Ce  rapport,  avec  ses  annexes,  fut  imprimé  et  distribué;  il 
ne  fut  pas  discuté.  M.  Sarrien  succéda  à  M.  Rouvier.  Les 
élections  législatives  approchaient.  Et  les  députés,  en  général 
parlèrent  dans  leurs  circonscriptions  de  tout  autre  chose.  Mais 
nous  revînmes  un  certain  nombre  bien  résolus  à  parler  de  cela 
au  pays. 

II 

Les  élections  de  190G  donnèrent  au  parti  radical  et  radical- 
socialiste  une  majorité  telle  qu'il  n'en  avait  jamais  connu  de 
semblable  :  je  ne  crois  pas  exagérer  de  beaucoup  en  estimant  de 
mémoire  la  part  du  Bloc,  avec  les  socialistes  unifiés,  à  400  sièges 
environ.  C'est  dire  que  ce  parti  eût  pu  tout  ce  qu'il  eût  voulu; 


54  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

mais  on  vit  clairement,  dès  lors,  qu'il  savait  mieux  ce  qu'il  ne 
voulait  pas,  ou  ce  dont  il  ne  voulait  pas,  que  ce  qu'il  voulait. 
M.  Sarrien,  questionné  sur  l'opportunité  d'une  réforme  électo- 
rale, avait  répondu  indistinctement.  Non  point  qu'il  n'eût  pas 
d'opinion  :  il  en  avait,  au  contraire,  une  très  ferme,  une  opinion 
du  fond  de  l'âme,  et  je  ne  bouleverserai  pas  la  psychologie 
en  disant  que  cette  âme  avait  de  la  peine  à  s'évader  de  l'arron- 
dissement. L'antique  scrutin  de  liste  majoritaire  paraissait  dan- 
gereux à  M.  Sarrien,  surtout  en  ce  que,  s'il  était  rétabli,  il  y 
aurait  toujours  un  député  par  département,  le  plus  influent  ou 
celui  qui  serait  jugé  tel,  sur  qui  tomberaient  toutes  les  corvées, 
à  qui  incomberaient  toutes  les  charges  du  métier,  et  ce  serait 
toujours  le  même  qui  serait  tué  par  les  courses  dans  les  minis- 
tères. Or,  le  plus  influent,  pour  le  département  de  Saône-et- 
Loire,  et  même  quelques  départemens  voisins,  M.  Sarrien,  malgré 
sa  modestie,  se  laissait  aller  à  le  nommer  en  ses  confidences. 
Quant  à  la  représentation  proportionnelle,  c'était,  à  son  avis, 
une  invention  bizarre,  et  comme  une  vision  cornue.  Quel  diable 
venait  ainsi  troubler  la  possession  paisible,  la  bonne  petite  pro- 
priété, le  bon  petit  fief  que  les  vieux  serviteurs  de  la  démocratie 
étaient  en  train  de  tailler,  chacun  chez  soi,  aux  familles  d'authen- 
tique noblesse  républicaine?  Voilà  que,  par  la  faute  de  ces  mé- 
contens,  la  politique  n'allait  plus  être  une  carrière  !  Mais,  en 
retour,  qu'il  allait  être  malaisé  de  se  maintenir  !  Plus  de  majo- 
rité certaine  ou  durable  :  les  minorités,  des  coalitions,  maîtresses 
de  tout.  A  la  seule  pensée  de  ce  qui  pourrait  alors  arriver, 
M.  Sarrien  se  sentait  défaillir;  il  passa  la  main  à  M.  Clemenceau. 
Je  ne  gagerais  pas  que  M.  Clemenceau  n'eût  jamais  prévu 
qu'un  jour  viendrait  où  M.  Sarrien  fatigué  lui  passerait  la 
main.  11  n'est  même  pas  bien  sûr  que,  déjà, ministre  de  l'Inté- 
rieur dans  le  cabinet  Sarrien,  M.  Clemenceau  ne  se  soit  pas, 
une  belle  nuit,  vu  en  songe  président  du  Conseil  dans  le  mi- 
nistère suivant,  le  sien,  et  qu'il  n'ait  pas,  dès  ce  moment,  comme 
il  est  naturel  aux  hommes,  commencé  à  vivre  son  rêve.  Mais 
le  fait  est  qu'il  parut  être  de  ceux  dont  on  peut  dire  que  la  For- 
tune ne  les  surprit  point.  Après  avoir  passé  un  quart  de  siècle 
à  démolir  des  gouvernemens,  tout  à  coup  et  tout  de  suite  il  se 
découvrit  une  vocation  de  gouvernement;  bien  plus,  il  décou- 
vrit le  gouvernement,  ses  devoirs,  ses  difficultés,  et  ses  condi- 
tions nécessaires.  A  soixante-cinq  ans,  il  se  jeta  dans  ce  sentier 


VERS    LA    REPRÉSENTATION    PROPORTIONNELLE.  55 

de  la  verlii  parlementaire,  de  son  pas  allègre,  avec  son  air 
crâne,  le  chapeau  sur  l'oreille  et  la  canne  haute,  ainsi  qu'il 
avait  coutume  d'aller  par  d'autres  chemins.  Cette  pointe  de  pa- 
radoxe dont  il  a  toujours  eu  la  coquetterie  de  relever  ses  dis- 
cours et  ses  actes,  ce  besoin  d'emporter  les  applaudissemens  de 
la  galerie  et  ce  goût  d'étonner  le  bourgeois;  le  rouge  dont  cet 
aristocrate  démagogue  souligne,  avive  et  corrige  la  monotonie 
de  l'habit  noir  sans  trop  regarder  si  c'est  au  talon  qu'il  le  met 
ou  ailleurs,  et,  pour  tout  dire  d'un  mot,  ce  qu'il  s'est  greffé  de 
Parisien  sur  ce  Français  et  ce  qu'il  reste  de  Montmartrois  en  ce 
Parisien;  ses  habitudes,  aussi,  de  polémiste,  de  journaliste  qui 
sait  qu'il  faut  chaque  matin  frapper  un  coup  si  l'on  veut  con- 
quérir et  garder  l'esprit  public  ;  un  instinct  de  la  scène  à  faire 
qui  ne  se  trompe  pas  en  le  poussant  secrètement  vers  le  théâtre 
et  en  lui  révélant  à  lui-même  une  espèce  de  génie  comique 
et  dramatique  ;  tout  cela  pouvait  légitimement  donner  à 
croire  que  le  ministère  qu'il  formait  et  la  politique  que  ce 
ministère  suivrait  ne  seraient  pas  un  ministère  et  une  politique 
ordinaires.  M.  Clemenceau,  en  effet,  confia,  d'entrée  de  jeu,  le 
portefeuille  de  la  Guerre  au  général  Picquart'.  Pourquoi?  Pour 
bien  des  raisons,  sans  doute,  dont  quelques-unes  tiennent  au 
mérite  du  général  Picquart,  et  quelques  autres,  peut-être,  aux 
sentimens  que  leur  confraternité  d'armes  dans  une  bataille 
récente  avait  fait  naître  en  lui,  mais  dont  la  principale  demeure 
que  pas  un  autre  président  du  Conseil  ne  se  fût  avisé  de  le 
faire,  et  qu'il  fallait  être  M.  Clemenceau  pour  y  penser.  Si  hardi 
dans  le  choix  des  hommes,  comment  imaginer  que  M.  Clemen- 
ceau, étant  M.  Clemenceau  et  en  situation  de  l'être  plus  pleine- 
ment qu'il  ne  l'avait  jamais  été,  hésiterait,  reculerait  et  se  déro- 
berait devant  la  nouveauté  des  choses?  On  lui  fit  tout  d'abord 
crédit,  parce  qu'avec  l'ardeur  de  son  sang,  il  avait  pris  le  départ 
dans  la  course,  comme  pour  sauter  l'obstacle.  La  déclaration 
qu'il  lut  aux  Chambres  portait  en  propres  termes  :  «  l'élargisse- 
ment du  suffrage.  »  Mais  «  l'élargissement,  »  c'était  vague;  et, 
par  exemple,  on  pouvait  élargir  le  suffrage  en  conférant  aux 
femmes  le  droit  de  vote  ;  de  même  on  pouvait  élargir,  sinon  le 
suffrage,  au  moins  le  mode  de  scrutin,  en  substituant  le  scrutin 
de  liste  au  scrutin  uninominal,  vju'est-ce  au  juste  que  le  gou- 
vernement entendait  par  là?  La  plus  grande  chance  de  le  savoir 
semblait  être  d'aller  le  demander  à  M.  Clemenceau 


56  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

Entre  temps,  dans  la  courte  session  de  juin-juillet,  la 
Chambre  de  1906  avait  nommé  sa  Commission  du  sufTrage  uni- 
versel, composée,  comme  la  précédente,  de  22  membres,  mais 
sur  lesquels  on  comptait  cette  fois  16  ou  17  proportionnalistes- 
Je  dis  16  ou  17,  parce  que  le  dix-septième,  après  s'êlre  déclare 
personnellement  partisan  du  scrutin  de  liste  pur  et  simple,  avait 
été  conduit  à  ajouter  qu'il  avait  reçu  de  son  bureau  mandat  de 
voter  la  représentation  proportionnelle.  Le  président,  les  vice- 
présidens  et  les  secrétaires  de  la  Commission  se  transportèrent 
donc  à  la  place  Beauvau  et,  sans  ambages,  sans  circonlocutions, 
posèrent  la  question  au  président  du  Conseil  :  qu'avait-il  voulu 
dire  par  l'élargissement  du  suffrage?  Un  autre  eût  répondu 
tout  bonnement  et  n'en  eût  point  fait  plus  d'affaires  :  «  le  vote 
des  femmes,  »  ou  «  le  scrutin  de  liste,  »  ou  ceci,  ou  cela.  Mais 
M.  Clemenceau  ne  se  contente  pas  de  si  peu.  Il  lui  faut  plus  de 
chaleur  et  de  couleur.  A  la  différence  du  personnage  de  Molière 
qui, 

...  jusques  au  bonjour,  vous  dit  tout  à  l'oreille, 

lui,  il  vous  dit  tout  à  pleine  voix,  de  sa  voix  tranchante  et  cou- 
pante, qui  coupe  et  qui  tranche  jusqu'à  :  «  Ni  oui  ni  non,  » 
jusqu'à  :  «  Je  ne  sais  pas  ;  »  et  il  vous  le  dit  en  dardant  sur 
vous  des  yeux  sincères,  la  main  sur  le  cœur,  avec  des  sermens. 
«  Je  vous  donne  ma  parole  d'honneur,  nous  dit-il,  que  je  veux 
le  scrutin  de  liste,  et  que  je  le  ferai  [extrait  des  procès-verbaux 
de  la  Commission). —  Et  la  représentation  proportionnelle?  — 
Ja  ne  sais  pas,  je  ne  connais  pas,  je  verrai.  »  Ici  s'arrête  le 
dialogue  officiel;  mais  ce  n'est  pas  trahir  un  grand  secret  que  de 
le  compléter  par  la  phrase  sur  laquelle  nous  nous  séparâmes  : 
«  Je  ne  sais  pas,  mais  je  ne  demande  qu'à  savoir.  Nous  pren- 
drons rendez-vous.  Vous  m'expliquerez  votre  affaire.  » 

Ainsi,  le  président  du  Conseil  ne  disait  pas  encore  :  «  Je  ne 
comprends  pas,  »  mais  seulement  :  «  Je  ne  connais  pas;  ce  ne 
sont  pas  des  choses  de  mon  temps.  On  ne  s'en  occupait  pas  dans 
ma  jeunesse.  »  En  quoi  M.  Clemenceau  se  calomniait,  oubliant 
que  précisément,  dans  sa  jeunesse,  il  avait  traduit  John  Stuart 
Mill;  non  pas,  c'est  vrai,  le  Gouvernement  représentatif,  où  Mill 
expose  et  commente  en  un  chapitre  enthousiaste  le  système  de 
Thomas  Hare,   mais  tout  de  môme  il  est   difficile  d'admettre 


VERS    LA    REPRÉSENTATION    PROPORTIONNELLE.  5/ 

qu'on  puisse  traduire  un  ouvrage  quelconque  d'un  auteur  dont 
on  ignorerait  entièrement  les  idées  maîtresses. 

Pour  nous,  qui  ingénument  n'aperçûmes  sur  le  coup,  dans  la 
réponse  du  président  du  Conseil,  que  le  désir  de  s'informer  mieux, 
plus  ingénument  encore  nous  sollicitâmes  le  rendez-vous  par  lui 
proposé.  Nous  le  sollicitâmes  à  plusieurs  reprises,  je  puis  dire 
bien  des  fois,  puisque  je  retrouve  la  trace  écrite  de  sept  de  ces  dé- 
marches, qui  se  placent  par  ordre  chronologique  :  la  première, 
celle  dont  il  s'agit  ci-dessus,  le  11  novembre  1906,  les  autres, 
le  6  mars,  le  4  juillet,  le  11  novembre  1907;  les  5,  8  et  26  fé- 
vrier 1909.  Toute  l'année  1908  fut  remplie  de  nos  instances;  du- 
rant toute  cette  année,  il  ne  s'écoula  presque  pas  une  semaine, 
en  tout  cas,  pas  un  mois  sans  que  nous  revenions  à  la  charge. 
Efforts  aussi  persistans  que  vains  :  à  notre  lettre  du  4  juillet  1907, 
le  président  du  Conseil  répondit  quand  la  Chambre  fut  partie  en 
vacances,  le  12  ou  le  13  juillet;  rendons-lui  pourtant  ce  témoi- 
gnage qu'il  le  fit  en  homme  à  la  fois  pressé  et  poli,  par  un 
petitbleu  et  un  autographe.  Il  répondit  ensuite  le  16  janvier  1908, 
en  nous  envoyant  son  sous-secrétaire  d'Etat,  M.  Maujan,  à  qui 
nous  parlâmes  «  de  la  liberté  et  de  la  sincérité  du  vote  »  et  qui 
nous  parla  «  de  la  corruption  électorale;  »  mais  si  nous  lui 
avions  parlé  de  la  représentation  proportionnelle,  M.  Clemen- 
ceau en  eût  bien  ri  !  Le  7  février  1909,  le  président  du  Conseil, 
pour  clore  un  débat  un  peu  trop  protocolaire,  mais  qu'il  avait 
lui-même  provoqué,  sur  le  point  de  savoir  si  c'était  à  lui  de  se 
rendre  devant  la  Commission  ou  à  la  Commission  de  se  rendre 
chez  lui,  voulait  bien  m'annoncer  qu'  «  il  viendrait  lorsqu'il 
pourrait  porter  l'avis  du  gouvernement,  ce  qui  ne  saurait 
tarder,  »  et  il  nous  en  renouvelait  l'assurance  le  2  mars  en 
termes  non  moins  courtois,  mais  non  moins  dilatoires.  Or  l'inci- 
dente de  rien  du  tout,  par  où  finit  ce  bon  billet,  cet  engagement 
dégagé,  cet  engagement-dégagement  :  «  ce  qui  ne  saurait  tarder  » 
est  admirable,  et  bien  des  gens  qui  font  profession  d'  «  humo- 
ristes »  en  revendiqueraient  l'honneur  î  C'est  admirable,  à  cette 
date,  mars  1909;  alors  que  mon  rapport  avait  été  repris  dès  le 
2  juillet  1906,  alors  que  le  rapport  de  M.  Etienne  Flandin  était 
aux  mains  de  tous,  et  des  ministres,  par  conséquent,  depuis  le 
22  mars  1907;  à  la  veille  même  du  jour  où  le  rapport  supplé- 
mentaire de  M.  Varenne,  remplaçant  M.  Flandin  élu  sénateur  de 
l'Inde,  allait  être  déposé;  à  ce  moment-là,  M.  Clemenceau  en 


58  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

était  encore  à  promettre  d'apporter  à  la  Commission  l'avis  du 
gouvernement,  quand  le  gouvernement  aurait  un  avis  ! 

Cependant,  depuis  plus  de  deux  ans  nous  étions  entrés  en 
campagne.  Outre  l'obscur  travail  de  la  Commission,  des  cou- 
loirs et  des  antichambres,  nous  avions  tiré  la  réforme  au 
grand  jour.  Forts  de  cette  double  conviction  qu'une  question 
comme  celle-là,  qui,  touchant  au  recrutement  de  la  Chambre, 
touchait  à  l'existence  même  de  beaucoup  de  députés,  ne  serait 
point  résolue  au  dedans  sans  une  pression  énergique  du  dehors, 
et  que  cette  question  qui,  étant  avant  tout  une  question  de  jus- 
tice, intéresse  également  tous  les  partis,  devait  être  résolue  par 
l'accord,  par  l'action  de  tous  les  partis,  nous  avions  entrepris  et 
nous  menions  à  travers  le  pays  tout  entier,  entre  hommes  de 
toutes  les  opinions  politiques,  une  agitation  constamment  gran- 
dissante. Avant  la  première  réunion,  qui  eut  lieu  le  3  mars  1907 
à  Paris,  dans  la  salle  des  Sociétés  savantes,  nous  n'étions  pas 
très  rassurés  :  il  y  avait  à  craindre  et  la  surprise  de  l'auditoire 
à  qui  allait  s'ofîrir  une  «  troupe  »  aussi  bigarrée,  et  l'habitude 
que  les  orateurs  ici  rassemblés  au  service  de  la  même  cause 
avaient  prise  à  la  Chambre  de  ne  se  rencontrer  que  pour  se 
combattre.  La  surprise  du  public  fut  visible,  mais  le  succès  dé- 
passa nos  espérances,  et  la  surprise  elle-même,  l'inattendu  du 
spectacle,  ne  fut  peut-être  pas  le  moindre  élément  du  succès. 
Les  orateurs  les  plus  justement  réputés  de  l'extrême  droite  à 
l'extrême  gauche,  de  M.  Denys  Cochin  à  M.  Jaurès,  et  de 
M.  Lasies  à  M.  Willm,  ne  marchandèrent  point  leur  concours. 
Nous  eûmes  peu  de  radicaux,  mais  ils  étaient  de  marqua  : 
M.  Ferdinand  Buisson,  M.  Messimy,  qui  opposèrent  aux  objur- 
gations, aux  récriminations  de  leurs  amis  une  fermeté  impertur- 
bable, et  qui  eurent  le  bon  esprit  de  sourire  lorsque  d'autres 
eurent  le  petit  esprit  de  les  accuser  de  se  compromettre  avec  «  la 
réaction.  »  Nous  tînmes  de  la  sorte  ensemble  près  de  quatre- 
vingts  grandes  réunions  où  le  plus  remarquable  fut  sans  doute 
que  jamais  un  orateur  ne  laissa  échapper  un  mot  qui  pût,  à 
aucun  degré,  être  choquant  pour  un  autre,  et  que  les  auditoires, 
par  contre-coup,  se  mirent  immédiatement  au  ton.  M.  Denys 
Cochin  fit  ainsi,  au  cœur  du  Clichy  révolutionnaire,  et  devant 
une  assistance  presque  exclusivement  formée  d'ouvriers,  profes- 
sion solennelle  de  catholique  croyant  et  pratiquant;  et  je  ne  dis 
point  seulement  pas  une  protestation,  mais  pas  un  murmure  ne 


VERS    LA    REPRÉSENTATION    PROPORTIONNELLE.  59 

s'éleva.  Inversement,  M.  Buisson  s'adressa  à  des  catholiques 
sans  que  personne  lui  reprochât  ni  les  lois  scolaires  ni  la  sépa- 
ration. Dans  l'instant  où  la  Commission  négociait  avec  M.  Cle- 
menceau pour  l'entendre  et  se  faire  entendre  de  lui  sur  la  réforme 
électorale,  tout  le  pays  était  plein  du  bruit  de  cette  réforme; 
tous  les  journaux  en  avaient  fait  le  thème  quotidien  de  leurs 
articles;  plusieurs  centaines  de  milliers  de  citoyens  étaient 
venus  nous  écouter,  des  brochures,  des  tracts,  des  feuilles  de 
démonstration  avaient  été  répandus  ou  allaient  bientôt  l'être 
par  millions  d'exemplaires.  Fallait-il  croire  que  seul  en 
France,  malgré  tous  ses  agens  et  tous  ses  informateurs,  malgré 
toutes  les  oreilles  et  tous  les  yeux  qu'il  a  partout,  le  gouverne- 
ment en  était  réduit  à  chercher  ce  que  pouvait  bien  être  la 
représentation  proportionnelle? 

Puisque  la  Commission  se  trouvait  impuissante  à  l'amener 
devant  elle,  il  ne  nous  restait  qu'une  ressource  :  nous  passer  de 
lui  et  forcer  la  discussion.  Certes,  la  partie  était  périlleuse,  car 
il  n'y  a  guère  d'exemple  nulle  part  qu'une  réforme  électorale  se 
soit  jamais  faite  sans  le  gouvernement,  et  bien  moins  encore 
contre  lui.  Mais  on  pouvait  toujours  discuter,  on  n'avait  le 
choix  qu'entre  cela  et  rien;  si  peu  que  ce  fût,  c'était  pourtant 
un  peu  plus  que  rien  ;  c'était  encore  du  bruit,  tombant  d'une 
tribune  d'un  retentissement  incomparable  ;  c'étaient,  en  un  seul 
lieu  et  en  un  seul  jour,  mille  réunions  par-dessus  les  quatre- 
vingts  que  nous  avions  données.  Nous  avions  pris  la  précau- 
tion, atout  hasard,  de  faire  inscrire  la  réforme  électorale  à  l'ordre 
du  jour  de  la  Chambre,  aussitôt  après  le  dépôt  du  rapport  de 
M.  Flandin.  Le  12  novembre  1908,  nous  demandâmes  que  ce 
rapport  fût  discuté;  on  s'en  tira  évasivement.  Je  le  demandai  de 
nouveau  le  11  mai  1909  :  cette  fois,  M.  Modeste  Leroy,  l'un  des 
défenseurs  acharnés  du  scrutin  d'arrondissement,  vint  dire  qu'il 
était  d'accord  avec  M.  Clemenceau  pour  demander  de  préférence 
la  discussion  de  la  proposition  de  loi  sur  le  statut  des  fonction- 
naires. A  la  vérité,  M.  Clemenceau,  présent,  nia  le  concert,  mais 
faiblement,  sans  insister,  et  comme  M.  Labori  plaidait  pour  le 
projet  de  réforme  des  conseils  de  guerre,  M.  Modeste  Leroy  s'y 
rallia  sur  l'heure,  M.  Clemenceau  en  fît  autant,  et  tous  deux 
se  retrouvèrent  d'accord,  au  moins  dans  le  plaisir  d'avoir  évité 
la  discussion  de  la  réforme  électorale.  Mais  l'affaire  des  conseils 
de  guerre  ne  pouvait  traîner  éternellement;    et  nous  avions 


60  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

plus  de  patience  que  le  ministère  n'avait  d'éternité.  Six  semaines 
plus  tard,  le  25  juin,  troisième  sommation.  M.  Clemenceau, 
piqué,  donna  de  sa  personne.  Quand  je  dis  qu'il  donna!  Il  se 
fit  tout  petit,  accommodant,  passif,  bénin,  se  bornant  à  expri- 
mer, à  esquisser  plutôt,  moins  qu'une  opinion,  un  désir,  un 
vœu.  Question  :  «  Le  gouvernement  veut-il,  oui  ou  non,  la  dis- 
cussion de  la  réforme  électorale  ?  »  Réponse,  à  deux  reprises  : 
«  Il  l'espère,  »  ou  :  «  Il  la  souhaite!  »  Impossible  de  le  faire 
bouger  de  là  !  Le  bêlement  d'Agnelet  dans  la  Farce  de  maître 
Pathelin!  Le  seul  point  que  le  président  du  Conseil  distinguât 
alors  nettement,  la  seule  vérité  qu'il  crût,  c'était  qu'il  fallait 
«  d'abord  mettre  à  l'ordre  du  jour  la  discussion  du  rapport  de 
la  Commission  d'enquête  sur  la  marine.  »  —  Et  moi,  je  crois 
que  M.  Clemenceau  serait  maintenant  facilement  d'accord  avec 
nous  pour  convenir  qu'en  cette  occasion  il  a  manqué  de  pré- 
voyance. 

En  attendant,  une  dizaine  de  jours  avant  sa  chute,  dans  la 
séance  du  12  juillet,  interpellé  sur  sa  politique  générale,  le 
président  du  Conseil  ne  put  s'abstenir  de  toucher  à  ce  sujet  où 
il  affectait  d'autant  plus  de  froideur  qu'il  le  sentait  plus  brû- 
lant. Il  le  fit  en  sautillant,  en  voletant,  selon  sa  manière, 
mélange  de  plaisant  qui  ne  dédaigne  pas  d'être  drôle  et  de 
sérieux  commandé  qui  aspire  à  être  profond.  Il  proclama,  aux 
rires  répétés  de  la  Chambre,  que  «  s'il  eût  été  possible,  en 
temps  utile,  de  présenter  une  loi  sur  la  réforme  électorale,  il 
l'aurait  fait  volontiers,  »  mais  que  «  l'ordre  du  jour  avait 
toujours  été  très  chargé  ;  »  qu'il  est  indispensable  que  «  l'action 
électorale  et  l'action  administrative  s'exercent  dans  les  mêmes 
cadres  ;  »  qu'il  n'était  pas  «  disposé  à  courir,  pour  la  Répu- 
blique, pour  la  France,  une  aventure  aux  élections  prochaines;  » 
et  que,  pour  tous  ces  motifs,  quoique  obstinément  fidèle  en 
principe  au  scrutin  de  liste  qui  demeurait  sa  doctrine,  il  enten- 
dait, comme  président  du  Conseil,  dans  l'intérêt  du  parti  répu- 
blicain, garder  le  scrutin  d'arrondissement.  »  —  En  ce  qui 
concerne  la  représentation  proportionnelle,  sur  laquelle,  disait-il^ 
il  est  courtois  et  même  politique  de  s'expliquer,  toute  l'explica- 
tion consistait  à  essayer  de  s'en  défaire  par  un  croc-en -jambe.  11 
n'y  avait  plus,  pour  nous,  qu'à  conclure  dans  la  Chambre  et  à 
repartir  dans  le  pays.  Dans  la  Chambre,  notre  conclusion  fut  : 
«  Vous  pouvez  enterrer  la  réforme  sous  vos  banquettes,  mais 


VERS  LA  REPRÉSENTATION  PROPORTIONNELLE.  61 

VOUS  l'y  enterrez  vivante,  et  elle  les  fera  sauter.  Vous  aurez  les 
élections  de  1910  sur  la  réforme  électorale,  et  les  élections  de 
1914  avec  la  représentation  proportionnelle.  » 

III 

En  somme,  pendant  près  de  trois  ans  que  dura  son  ministère, 
M.  Clemenceau,  qu'un  mot  n'a  jamais  arrêté,  et  qui,  comme  on 
l'a  dit  d'an  autre,  «  eût  tué  père  et  mère,  plutôt  que  d'en 
manquer  un  bon,  »  semble  avoir  parodié,  bouche  close,  silen- 
cieusement, à  la  muette,  le  fameux  mot  du  président  Dupin  : 
«  Je  ne  veux  rien,  je  fais  ce  que  je  veux.  »  Mais  ce  n'est  qu'une 
apparence,  et  il  n'avait  pas  «  dépouillé  le  vieil  homme,  »  au  point 
de  ne  pas  s'échapper  de  temps  en  temps  en  boutades  révéla- 
trices. Il  en  est  quelques-unes  que  je  serais  bien  embarrassé 
de  reproduire  avec  leur  saveur  un  peu  crue,  mais  il  en  est  aussi 
qui  peut-être  étaient  plus  que  des  boutades  :  «  Malheureux  !  me 
dit-il  un  jour,  vous  voulez  que  les  minorités  soient  représentées 
et  que  la  majorité  gouverne?  Vous  voulez  donc  empêcher  tout 
progrès?  Vous  ne  savez  donc  pas  que,  si  jamais  un  gouverne- 
ment a  pu  quelque  chose,  c'est  parce  que  la  majorité  même 
n'était  pas  représentée  et  qu'une  minorité  gouvernait.  »  Voilà 
pourquoi  M.  Clemenceau,  président  du  Conseil,  le  Clemenceau 
seconde  manière,  le  Clemenceau  de  gouvernement,  tenait  ferme 
sur  cette  maxime  qu'adoptent  si  facilement  les  jacobins  nantis  : 
Quieta  non  movere.  Ne  point  troubler  l'eau  qui  dort. 

Pendant  près  de  trois  ans  que  dura  le  ministère  Clemen- 
ceau, M.  Aristide  Briand,  je  l'avoue,  me  parut  être  dans  des 
dispositions  d'esprit  très  différentes.  A  en  juger  par  sa  conver- 
sation, celui-là  savait  ce  qu'il  voulait,  et,  croyant  comprendre 
qu'il  voulait  une  réforme  électorale,  je  croyais  sentir,  en  mon 
cœur,  que  cette  réforme  électorale,  dans  le  sien,  était  la  repré- 
sentation proportionnelle.  Me  suis-je  trompé  alors?  Ou  se 
trompait-il  lui-même?  N'aurais-je  pas  dû  me  rappeler  que  «  les 
cardinaux  ne  pensent  pas  du  tout  quand  ils  sont  dehors  comme 
lorsqu'ils  sont  en  conclave,  »  et  bien  moins  encore  comme 
lorsqu'ils  sont  devenus  pape?  qu'entre  l'héritier  présomptif  et 
le  roi,  il  y  a  la  couronne,  qui  change  les  idées?  et  qu'en 
général  l'héritier  présomptif  veut,  ou  annonce,  ou  laisse  entendre 
qu'il  veut  tout  ce  que  ne  veut  pas  le  roi  régnant  ?  Quoi  qu'il  en 


62  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

soity  et  quoi  qu'on  en  puisse  dire,  M.  Briand  venait  de  rem- 
placer M.  Clemenceau  de  la  même  façon  que  M.  Clemenceau 
avait  remplacé  M.  Sarrien.  Ce  fut  pour  beaucoup  un  joyeux 
avènement.  Son  message  de  bienvenue,  sa  déclaration  ministé- 
rielle, promettait.  Plus  d'un  s'imagina  qu'il  y  passait  comme 
un  souffle  de  renouveau,  et  plus  d'un  qui  ne  se  croit  pas,  que 
personne  ne  croit  un  naïf.  Je  me  rappelle  m'être  trouvé, 
quelques  jours  seulement  après  la  formation  du  Cabinet,  en 
compagnie  de  M.  Briand  et  d'un  homme  universellement 
réputé  pour  sa  suprême  finesse,  où  l'air  de  la  Gascogne  et  l'air 
du  boulevard  ont  mis  et  mêlé,  au  cours  d'une  vie  longue  et 
pleine,  tout  ce  qu'ils  ont  de  plus  subtil:  «  Si  c'était  pour  chaus- 
ser les  vieux  souliers  de  M.  Combes,  insinuait-il,  ce  ne  serait 
pas  la  peine  d'être  revenu  de  si  loin  !  »  Et  M.  Briand  approuvait 
au  moins  d'un  sourire.  Nous,  que  la  passion  d'une  grande  cause 
aveuglait  peut-être,  nous  prenions  aussitôt  notre  part  de  ce 
sourire  approbateur,  et  nous  nous  flattions  d'y  voir  une  sorte  de 
commentaire,  autorisant  toutes  les  espérances,  à  un  texte  que 
sa  nature,  sa  destination,  les  lois  mêmes  du  genre,  avaient 
condamné  à  rester  prudent.  A  présent  que  nous  relisons  le 
document,  à  la  lumière  de  ce  qui  est  arrivé  depuis  lors,  il 
nous  faut  confesser  qu'il  n'y  avait  certainement  rien  dans  le 
texte  et  qu'il  n'y  avait  sans  doute  pas  tant  de  choses  dans  le 
sourire.  «  La  Chambre  a  décidé  d'inscrire  en  tête  de  son  ordre 
du  jour  la  réforme  électorale,  déclarait,  le  27  juillet  1909,  le 
président  du  Conseil.  Le  gouvernement  ne  méconnaît  ni  l'im- 
portance de  la  question,  ni  la  nécessité  du  débat,  mais  il 
n'échappe  à  personne  qu'il  ne  peut  prendre  parti  qu'après  avoir 
appuyé  son  opinion  sur  l'étude  des  faits.  Dès  maintenant,  il 
pense  qu'il  y  aura  lieu  de  mettre  le  pays  en  mesure  de  faire, 
dans  les  élections  municipales,  l'essai  méthodique  d'un  système 
de  proportionnalité.  »  Nous  pouvions  bien  répondre  :  «  Pour 
la  première  fois  en  France,  le  gouvernement  parle  officiellement 
de  la  représentation  proportionnelle...  La  réforme  électorale  est 
une  de  ces  questions  qu'il  faut  ou  bien  ne  pas  poser  ou  bien 
résoudre.  Elle  est  posée,  elle  sera  résolue  ;  car  nous  avons  avec 
nous  toute  la  France  politiquement  vivante  et  pensante,  la  plus 
illustre  élite  et  les  masses  anonymes  averties  par  un  sûr  ins- 
tinct. »  Mais  M.  Briand  répliquait:  un  débat,  soit  :  «  Le  gouver- 
nement  sera  au   rendez- vous:   il   n'essaiera  pas  de  biaiser,  il 


VERS    LA    REPRÉSENTATION    PROPORTIONNELLE.  63 

n'essaiera  pas  d'atermoyer,  ce  serait  rendre  un  très  mauvais 
service  à  ce  pays.  Un  moment  viendra  où  il  faudra  dire:  Voilà 
ce  que  nous  voulons,  nous  ne  voulons  pas  autre  chose.  Cela, 
nous  vous  le  dirons!  »  Jusque-là,  qu'on  se  garde  «  d'accabler 
tel  ou  tel  mode  de  scrutin  par  préférence  pour  l'un  d'eux.  » 
Propagande,  soit,  mais  méfiance!  «  Quand  on  voit  les  cam- 
pagnes actuellement  menées  rapprocher  des  hommes  des  partis 
les  plus  éloignés,  on  est  obligé  de  convenir  que  c'est  avant  tout 
une  question  de  tactique  qui  se  pose.  »  L'étude,  soit;  mais  «  avec 
la  préoccupation  du  régime  et  le  désir  très  net  de  ne  pas  voir 
affaiblir  la  majorité  républicaine.  »  Ainsi,  nous  triomphions  à 
l'excès,  nous  triomphions  à  tort,  cependant  que  le  président  du 
Conseil,  en  répliquant,  restreignait,  circonscrivait,  se  reprenait, 
se  retranchait.  De  toute  cette  eau  qui  nous  glissait  entre  les 
doigts,  quand  nous  serrions  la  main,  qu'y  restait-il?  La  possibi- 
lité d'une. discussion,  d'une  étude,  d'un  essai.  Unmol,  le  mot: 
«  proportionnalité  »  jeté,  tombé  au  bout  de  la  dernière  phrase, 
^omme  la  goutte  qui  emplissait  notre  verre  :  ce  fut  assez  pour 
•accorder  au  gouvernement  le  mérite  et  pour  lui  savoir  gré  de 
«  parler  sérieusement  d'une  chose  sérieuse.  »  Dans  ce  peu  de 
paroles  même,  il  y  avait  du  «  pour  »  et  du  «  contre,  »  des  «  oui  » 
et  des  «  non;  »  dans  cet  exercice  parlementaire,  il  y  avait,  à 
droite  et  à  gauche,  des  coups  de  balancier  ;  mais  nous  savions 
qu'un  ministère  doit  toujours  se  tenir  en  équilibre  sur  la  corde 
raide,  et  que  souvent  les  yeux  disent  «  oui,  »  quand  la  bouche 
dit  «  non.  »  Nous  regardions  le  président  du  Conseil  dans  les 
yeux,  —  dans  ces  yeux  étonnans,  doux  et  durs,  clairs  et 
sombres,  fixes  et  mobiles.  Bien  que  traités  publiquement  pres- 
que en  suspects,  à  cause  de  l'association  entre  nous  formée 
u  d'hommes  des  partis  les  plus  éloignés,  »  nous  nous  chargions, 
par  un  redoublement  de  propagande,  puisque  aussi  bien  il 
nous  y  invitait,  de  lui  faire  faire,  pour  suivre  le  pays,  le  reste 
du  chemin. 

Et  nous  nous  souvînmes  encore  du  sourire  des  yeux,  lorsque, 
dans  le  fameux  discours  de  Périgueux,  le  10  octobre,  après  l'affir- 
mation qui  fit  scandale  :  «  A  travers  toutes  les  petites  mares 
stagnantes,  croupissantes,  qui  se  forment  et  s'élargissent  un  peu 
partout  dans  le  pays,  il  faut  faire  passer  au  plus  vite  un  large 
courant  purificateur  qui  dissipe  les  mauvaises  odeurs  et  tue  les 
germes  morbides;  »  après  avoir  proclamé  qu'  «  un  changement 


64  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

était  nécessaire,  »  M.  BrianJ  pensa  devoir  donner,  et  le  donner 
sur  notre  dos,  un  nouveau  coup  de  balancier,  en  précisant  :  «  Un 
changement  est  nécessaire,  mais  dans  un  pays  averti,  avec  des 
partis  politiques  préparés,  de  manière  à  éviter  toute  surprise;  » 
en  accusant  même  :  «  Personne  ne  s'étonnera,  je  suppose,  que 
le  gouvernement  de  la  République  tienne  en  suspicion  les  impa- 
tiences fiévreuses  de  ceux  qui  ne  s'intéressent  à  la  réforme  élec- 
torale que  par  l'espoir  d'ébranler  la  République;  »  et  en  mena- 
çant, pour  finir  :  «  Nous  n'avons  pas  à  tenir  compte  de  leurs 
sommations.  » 

Une  semaine  ou  deux  plus  tard,  non  point  par  la  volonté 
du  gouvernement,  mais  parce  que  la  Chambre  l'avait  «  inscrite 
en  tête  de  son  ordre  du  jour,  »  s'ouvrit  la  discussion  des  pro- 
positions de  loi,  d'initiative  parlementaire,  tendant  à  instituer 
le  scrutin  de  liste  avec  représentation  proportionnelle.  Le  pré- 
sident du  Conseil,  qui  s'était  engagé  à  venir  au  rendez-vous,  y 
vint  en  efî"et  le  28  octobre.  Il  s'était  engagé  aussi  à  dire  ce  qu'il 
voulait  et  ce  qu'il  ne  voulait  pas.  Il  dit  surtout  ce  qu'il  ne  vou; 
lait  pas;  il  ne  voulait  pas  de  réforme  électorale,  —  aucune,  — 
avant  les  élections  de  1910;  et  il  n'en  voulait  pas,  en  considé- 
ration de  ce  qu'il  voulait  :  une  majorité,  sa  majorité.  En  cette 
formule  violemment  raccourcie,  peut  se  résumer  le  discours 
entier  de  M.  Briand,  dont  voici  le  leitmotiv  :  «  J'admets  que  vous 
(les  proportionnalistes)  ayez  raison.  Ce  n'est  pas  à  la  fin  d'une 
législature...  etc.  »  On  devine  si  cette  musique  devait  plaire  à 
ceux  qui  tremblaient  déjà  de  comparaître  dans  six  mois  devant 
leurs  juges  et  qui,  ayant  préparé  leurs  moyens,  redoutaient 
qu'au  dernier  moment  on  leur  changeât  leur  tribunal  !  Néanmoins, 
et  malgré  ce  discours  où  il  déploya  toutes  les  caresses  de  sa  voix 
au  service  de  toutes  les  ressources  de  son  art,  quand  on  vota  le 
8  novembre,  pour  clore  un  débat  mémorable,  le  scrutin  de  liste 
fut  d'abord  adopté  par  379  voix  contre  142,  la  représentation  pro- 
portionnelle le  fut  ensuite  par  281  voix  contre  235.  Un  pas  de 
plus,  et  c'était  fait.  Si  la  Chambre,  qui  venait  d'adopter  séparé- 
ment le  scrutin  de  liste  et  la  représentation  proportionnelle,  les 
adoptait  l'un  et  l'autre,  au  vote  sur  l'ensemble  de  l'article,  la 
réforme  électorale  était  faite,  à  moins  qu'on  ne  réussît  à  la  faire 
chavirer  sur  une  disposition  de  détail;  mais  le  préjugé  en  sa 
faveur  était  solidement  et  peut-être  définitivement  créé. 
M.  Briand,  je  le  crois  saris  peine,  ou  plutôt  je  le  sais  de  source 


VERS    LA    REPRÉSENTATION    PROPORTIONNELLE.  65 

sûre,  eut  une  minute  de  perplexité.  Pendant  le  pointage  auquel 
donna  lieu  le  deuxième  scrutin,  un  de  ses  collègues  du  Cabinet 
l'exhorta  :  «  Vous  pouviez  hésiter  tant  qu'il  était  douteux  que 
la  représentation  proportionnelle  trouvât  ici  une  majorité;  mais 
la  majorité  y  est,  elle  n'est  pas  à  faire,  elle  est  faite  :  il  n'y  a  qu'à 
la  ramasser.  Marchons!  »  Mais  d'autres,  les  plus  marquans  et 
les  plus  agités  du  parti  radical  et  radical-socialiste,  rejoignirent, 
à  cette  minute  même,  assaillirent  le  président  du  Conseil  :  «  Vous 
allez  tout  de  suite  monter  à  la  tribune  et  déclarer  que  vous  ne 
voulez,  à  aucun  prix,  d'aucune  réforme  applicable   aux  élec- 
tions  prochaines,  ou  nous  vous   renversons  incontinent.  »   Et 
M.  Briq,nd,  qui  «  n'avait  pas  à  tenir  compte  des  sommations  » 
des  partisans  de  la  représentation  proportionnelle,  probablement 
parce  qu'ils  ne  lui  en  faisaient  pas,  tint  aussitôt  compte  de  celle-ci, 
qui  lui  était  faite  en  plein  visage.  Il  monta  tout  de  suite  à  la 
tribune,  comme  on  l'en   sommait,  et,  comme  on  l'en  sommait, 
posa  la  question  de  confiance  contre  la  réforme  électorale.  Une 
soixantaine  de    «  toupies   hollandaises  »   tournèrent,  qui  pour 
sauver  le  ministère  et  qui  pour  se  sauver  soi-même.  Songez 
donc!  «  Le  gouvernement  persiste  à  penser  que  le  vote  immé- 
diat de  la  réforme  créerait  une  situation  grave  et  dangereuse  pour 
le  parti  républicain.  La  pratique  de  la  représentation  proportion- 
nelle veut  des  partis  organisés  :  or,  le  moins  préparé,  le  moins 
organisé  (M.  Briand,  le  28  octobre,  avait  dit  :  le  plus  effiloché), 
est  le  parti  qui  avait  depuis  dix  ans  bénéficié  de  la  confiance 
croissante  du  pays,  c'est-à-dire  la  majorité  républicaine.  »  A  cette 
heure,  elle  ne  pourrait  «  tirer  tout  le  parti  désirable  de  la  ré- 
forme. »  Pourtant,  c'est  pour  elle  et  par  elle  que  la  réforme, 
quand  elle  sera  prête,  devra  se  faire.  «  Ce  sera  le  devoir  de  la 
majorité  républicaine,  ce  sera  son  honneur  de  se  saisir  de  ce 
problème.  »  Mais  seulement,  quand  «  le  parti  républicain  »  sera 
prêt,  pas  maintenant.  Maintenant,  ce  n'était  pas  encore  le  devoir 
et  l'honneur,  ce  serait  une  faute:  «  Nous  n'avons  pas  le  temps; 
non,  non  et  non!   »   Cette  intervention  chirurgicale  coupa  le 
pied    à    la    réforme,  qui    ne    recueillit  plus    que    les  voix   de 
225  héros.  A  l'issue  de  la  séance,  je  rencontrai,  entre  deux  portes, 
le  président  du  Conseil,  tiré  d'afTaire,  mais  peu  glorieux.  Je  ne 
lui  fis,  comme  on  le  soupçonne,  qu'un  assez  aigre  compliment, 
«  Voyons!  voyons!  patience!  me  dit-il;  puisque  je  vous  garantis 
que  la  réforme  se  fera,  et  que  c'est  moi  qui  la  ferai  !  » 

TOME    II.    —   1911.  K 


66  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Le  langage  que  M.  Briand  avait  tenu  à  la  Chambre,  on  lui 
doit  cette  justice  de  reconnaître  qu'il  le  tint  à  ses  électeurs,  en 
leur  demandant  leurs  suffrages  :  «  Le  scrutin  d'arrondissement 
est  devenu  trop  étroit  pour  contenir  les  aspirations  du  pays  et 
permettre  les  réformes  d'ordre  administratif  et  judiciaire  indis- 
pensables à  la  prospérité  et  à  la  grandeur  de  la  France.  Il  est  de 
toute  nécessité  que  la  Chambre  prochaine  réalise  cette  réforme, 
et  qu'elle  s'assoie  (ou  :  l'assoie)  sur  de  larges  bases.  C'est  au 
parti  républicain,  qui  a  la  garde  et  la  responsabilité  du  régime, 
qu'il  importe,  après  la  consultation  du  pays,  de  se  saisir  lui- 
même  d'un  problème  qui  touche  de  si  près  aux  destinées  de  la 
République.  Mais  il  faut  se  garder  de  tout  empirisme  et  se  défier 
des  paroles  tranchantes  et  décisives  qu'on  promène  à  travers  le 
pays  comme  le  remède  infaillible  à  tous  les  maux,  remède  qui 
doit,  dès  le  lendemain  de  son  application,  renouveler  la  société.  » 
Le  couplet  ordinaire  sur  «  le  bloc  enfariné  qui  ne  dit  rien  qui 
vaille  »  (et  c'était  nous,  sans  nulle  vanité  !)  n'était  même  pas  omis, 
non  plus  que  l'ouverture,  pour  demain  ou  après-demain,  d'une 
perspective  immense, où  se  perdait  lepauvre  petit  point  de  la  repré- 
sentation proportionnelle  :  «  La  chose  essentielle,  à  mon  avis,  c'est 
d'élargir  le  scrutin.  Au  besoin,  il  conviendrait  même  de  ne  pas 
s'arrêter  aux  limites  de  certains  départemens  trop  étroits.  En  un 
mot,  il  faut  l'établir  en  vue  d'une  réforme  administrative  cor- 
respondante. »  {Discours  de  Saint-Chamond,  10  avril  4910.) 

Le  pays,  consulté,  fit  entendre  qu'il  sentait  ce  qu'il  y  avait 
de  sain  dans  l'idée  de  la  représentation  proportionnelle  ;  qu'il 
était  las  d'être  traîné  dans  la  vase  des  «  mares  stagnantes  ;  » 
qu'il  attendait  et  qu'il  appelait  le  «  grand  courant  purificateur.  » 
Il  le  fit  comprendre  clairement,  le  cria  aussi  haut  et  aussi  fort 
qu'il  le  pouvait,  par  4  442  000  voix.  C'est  le  chiffre  même  du 
gouvernement.  La  statistique,  dressée  par  lui  et  communiquée 
aux  journaux,  annonça  272  députés  partisans  de  la  représen- 
tation proportionnelle  et  88  partisans  d'une  réforme  électorale 
moins  franchement  déterminée,  contre  35  partisans,  seulement, 
du  statu  quo,  33  partisans  de  la  péréquation  des  circonscriptions 
au  scrutin  uninominal,  et  64  partisans  du  scrutin  de  liste  pur 
et  simple.  94  candidats  élus  avaient  fait  mine  de  ne  pas  savoir 
que  la  question  était  posée.  Nos  chiffres,  à  nous,  diffèrent  un 
peu.  D'abord  plus  forts,  puisque  nous  arrivions  à  près  de  5  mil- 
lions de  suffrages,   l'examen  minutieux  des  professions  de  foi 


VERS    LA    REPRÉSENTATION    PROPORTIONNELLE.  67 

et  engagemens  électoraux  nous  obligerait  à  les  ramener  à 
243  députés,  partisans  déclarés  de  la  représentation  proportion- 
nelle, et  75  partisans  d'une  réforme  électorale  ;  en  revanche, 
162  députés  n'ont  rien  écrit,  dont  une  bonne  moitié  nous  a 
donné  des  gages  de  dévouement  non  équivoques.  Encore  est-il 
à  noter  que  le  recueil  des  professions  de  foi,  le  Barodet,  —  du 
nom  de  son  inventeur,  —  ne  contient,  pour  chaque  député, 
qu'un  seul  document,  celui  qui  est  considéré  comme  son  affir- 
mation de  principes,  et  comme  tel  transmis  par  les  préfets  au 
ministre,  puis  par  le  ministre  à  la  Commission.  Mais,  pour 
combien  d'élus  du  premier  et  surtout  du  second  tour  la  repré- 
sentation proportionnelle  n'a-t-elle  pas  été,  plutôt  qu'une 
question  de  principe,  une  question  d'élection,  qui  n'a  point  fait 
l'objet  d'une  déclaration  solennelle,  mais  n'en  a  pas  moins 
provoqué  de  leur  part  un  engagement,  écrit  ou  oral,  public  ou 
semi-public,  dont  il  ne  leur  saurait  être,  dont  il  ne  leur  sera  pas 
permis  de  se  délier?  Ce  qui  est  incontestable,  c'est  que  le  groupe 
parlementaire  de  la  représentation  proportionnelle  et  de  la  ré- 
forme électorale,  à  peine  reconstitué,  compta  dans  la  nouvelle 
Chambre  318  adhérens,  et  que  les  élections  partielles,  ou  des 
adhésions  plus  récentes,  ont  porté  ce  nombre  à  329.  Ce  qui  est 
certain  encore, c'est  que,  lors  de  la  nomination  de  la  Commission 
du  suffrage  universel,  236  députés,  malgré  les  animosités  de 
partis  et  peut-être  les  antipathies  de  personnes,  votèrent  inté- 
gralement pour  la  liste  proportionnaliste,  où  figuraient  des 
hommes  de  tous  les  partis.  Les  nutres,  entre  236  et  329,  ou  étaient 
en  congé,  ou  s'abstinrent,  ou  bien  s'abandonnèrent  à  quelque 
fantaisie,  mais  on  n'en  relèverait  pas  plus  de  26  qui  se  soient 
sciemment  ou  innocemment  livrés  à  un  panachage  inquiétant. 
Or,  qui  de  329  ôte  26,  il  reste  303,  c'est-à-dire  la  majorité.  Et 
une  majorité  républicaine,  puisque  M.  le  président  du  Conseil 
tient  à  ce  que  c'en  soit  une  qui  prenne  la  charge  de  la  réforme. 
Je  n'oublie  pas  qu'après  le  premier  tour  de  scrutin,  une  feuille, 
qui  passe  pour  lui  être  attachée,  publia  des  graphiques  tendant 
visiblement  à  établir  que  la  plupart  des  élus  proportionnalistes 
de  ce  premier  tour  étaient  des  réactionnaires,  tandis  que  la  plu- 
part des  antiproportionnalistes  étaient  des  républicains  :  lisons, 
s'il  vous  plaît,  des  radicaux-socialistes  et  socialistes  indépendans, 
ce  qui,  dans  l'intention  du  rédacteur,  n'était  pas  fait  pour  accroître 
les  chances  des  proportionnalistes  au  second  tour,  ni  la  consi- 


68  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

dération  que  valait  la  représentation  proportionnelle.  Mais,  après 
tout,  les  bureaux  de  la  Petite  République  ne  sont  pas  ceux  du 
ministère  de  l'Intérieur,  et  M.  Gaston  Cagniard  n'est  pas 
M.  Aristide  Briand.  La  presse,  à  peu  près  unanimement,  con- 
stata la  victoire  de  la  réforme  électorale.  Le  Temps  du  26  avril 
disait  :  «  Un  fait  résulte  de  cette  première  rencontre,  et  il  est 
même  le  plus  clair  :  c'est  que  la  réforme  électorale  a  obtenu  dans 
le  pays  une  énorme  majorité,  et,  parmi  les  moyens  préconisés 
pour  l'accomplir,  le  scrutin  de  liste  avec  représentation  propor- 
tionnelle est  manifestement  celui  qui  réunit  le  plus  d'adhé- 
sions. »  Et  le  Temps  du  10  mai:  «  Si  la  réforme  électorale 
avait,  dès  le  premier  tour,  tenu  une  grande  place  dans  les  décla- 
rations des  candidats,  que  dire  de  celle  qu'elle  a  occupée  dans  la 
dernière  phase  de  la  bataille  électorale?  Il  est  tel  arrondisse- 
mentier  jugé  impénitent,  qui,  sentant  le  sol  se  dérober  sous 
lui,  s'est  résigné,  lui  aussi,  pour  essayer  de  se  sauver,  à  «s'accro- 
cher »  à  cette  réforme.  D'ores  et  déjà,  il  est  certain  que  la 
Chambre  ne  pourra  se  soustraire  à  l'obligation  d'examiner  et  de 
trancher  favorablement  la  question.  Les  proportionnalistes,  qui 
ont  tant  de  raisons  d'être  satisfaits  de  ces  élections,  lui  rappel- 
leront au  besoin  son  devoir.  »  De  son  côté,  le  Mati?i,  après  avoir 
remarqué  :  «  Les  grands  vainqueurs,  d'une  façon  générale, 
semblent  être  les  proportionnalistes.  Nulle  part,  on  ne  signale 
de  défaites  subies  par  eux  et  partout  ils  remportent  des  succès;» 
le  Malin  jetait  les  «  dernières  pelletées  sur  un  cadavre.  »  Le 
cadavre  était  le  scrutin  d'arrondissement,  noyé,  asphyxié  dans 
la  «  mare  stagnante.  »  M.  Briand  avait  exprimé  le  vœu  que  le 
pays  parlât  :  le  pays  avait  parlé.  Ce  que,  de  loin  et  dans  son 
bourdonnement  confus,  le  suffrage  universel  s'était  accordé  à 
lui  répondre,  il  était  difficile  qu'il  ne  l'entendît  pas,  d'autant 
plus  que,  tout  près  de  lui,  la  voix  familière,  encore  qu'aux 
accens  parfois  un  peu  âpres,  de  M.  Millerand  le  répétait  :  «  Il  est 
temps  que  la  politique  républicaine  se  développe  dans  un 
régime  assaini  par  une  réforme  électorale  dont  jamais  avec  plus 
d'évidence  n'apparut  la  nécessité.  »  Dans  le  train  qui,  le  mardi 
matin,  emmenait  les  ministres  à  Bambouillet,  pour  leur  premier 
Conseil  après  le  renouvellement  de  la  Chambre,  M.  Briand  se 
décida  :  «  Il  faut,  dit-il,  faire  quelque  chose.  » 


VERS    LA    REPRÉSENTATION  PROPORTIONNELLE.  69 


IV 

M.  Briand  se  décida  sans  se  décider,  comme  il  se|  décide. 
Est-ce  qu'on  pourrait  dire  de  lui  ce  qu'on  a  dit,  en  Espagne, 
de  Sagasta,  qu'il  aimait  mieux  changer  d'opinion,  en  les  rece- 
vant toutes  faites,  que  de  se  fatiguer  à  s'en  faire  une  et  à  la 
défendre?  On  ne  pourrait,  dans  tous  les  cas,  depuis  la  formation 
de  son  second  Cabinet,  lui  reprocher  d'être,  ainsi  que  Canovas 
le  disait  de  Tautre  :  «  la  plus  petite  quantité  possible  de  prési- 
dent du  Conseil  des  ministres.  »  Ce  Cabinet  n'est-il  pas  composé 
de  telle  sorte  qu'il  y  détient  à  peu  près  tous  les  portefeuilles, 
et  qu'il  y  tient  à  peu  près  tous  les  rôles,  outre  le  sien?  Mais  il 
n'importe,  et  de  jouer  tant  de  rôles  à  la  fois,  n'est  point  pour 
épouvanter  un  homme  qu'on  a,  par  manière  de  compliment, 
appelé  «  un  monstre  de  souplesse,  »  un  homme  qui,  s'amusant 
à  se  peindre  lui-même,  s'est  qualifié,  —  et  il  en  était  fier,  —  un 
homme  qui  «  s'adapte,  »  un  «  homme  de  réalisation.  »  A  la 
vérité,  ce  n'est  pas  chose  très  difficile  de  changer  d'opinion, 
quand  on  n'en  a  pas  d'arrêtée,  de  s'adapter  quand  rien  ne  vous 
a  situé  ni  fixé  nulle  part,  et  de  réaliser  quand  il  vous  est  indif- 
férent de  savoir  quoi.  Or,  M.  Aristide  Briand,  avec  toutes  ses 
qualités,  qui  ne  sont  pas  médiocres  et  dont  quelques-unes  sont 
éminentes,  est  certainement  tout  l'opposé  d'un  doctrinaire:  on 
ne  le  blessera  guère  en  lui  refusant  ce  titre  qu'il  ne  revendique 
pas,  si  même  il  ne  le  repousserait.  Ce  n'est  pas  l'homme  d'une 
idée,  —  il  estime  peu  ces  maniaques,  —  et  ce  n'est  pas  un 
homme  à  idées  :  il  n'a  que  des  pensées  de  tribune.  Ce  n'est 
pas  l'homme  d'un  travail  assidu,  d'un  travail  «  assis,  »  et  ce 
n'est  pas  encore  de  lui  qu'on  dirait  :  «  Il  reste  à  sa  table;  »  on 
ne  se  souvient  pas  qu'il  ait  jamais  eu  de  longs  tête-à-tête  avec 
les  livres.  C'est  un  péripatéticien,  qui  s'instruit,  assure-t-on,  en 
réfléchissant,  et  qui  réfléchit  en  déambulant;  sa  promenade  même 
a  l'allure  d'une  flânerie,  mais  il  faut  croire  qu'elle  est  médita- 
tive. Ses  biographes  officieux  (un  premier  ministre  retrouve 
toujours  de  vieux  camarades)  sont  dans  l'extase,  lorsqu'ils  songent 
seulement  à  la  provision  de  desseins  mûrement  pesés,  de  solu- 
tions fines  et  de  subtiles  combinaisons  qu'il  est  capable  de  rap- 
porter d'une  partie  de  pêche  à  la  ligne.  Cet  exercice  hygiénique, 
en  effet,  caractérise  bien  sa  manière;  et,  par  exemple,  son  geste 


70  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

favori  d'orateur  est  le  geste  du  pêcheur  qui  promène  son  fil  : 
ainsi  ses  mains  vont  et  viennent,  d'un  bout  à  l'autre  de  l'assem- 
blée, attrapant,  traînant  et  ramenant  les  assentimens.  La  supé- 
riorité de  M.  Briand,  à  la  tribune,  est  faite  d'autre  chose  encore 
sans  doute,  mais  de  ceci  d'abord  qu'il  n'est  jamais  préoccupé 
de  ce  qu'il  veut  dire  à  la  Chambre,  et  qu'il  l'est  continuelle- 
ment de  ce  que  la  Chambre  veut  qu'on  lui  dise,  de  ce  qu'on 
doit  lui  dire  dans  la  minute  même  où  il  lui  parle,  et  qu'on  n'eût 
pas  pu  lui  dire  la  minute  d'avant,  et  qu'on  ne  pourrait  plus  lui 
dire  la  minute  d'après.  Il  a,  au  plus  haut  point,  le  sens  de 
l'opportunité  du  discours,  des  attitudes  et  des  inflexions  de 
voix;  il  sent,  au  moment  précis,  quand  il  convient  de  flatter, 
d'ironiser,  de  vitupérer,  d'adjurer,  d'aller  chercher  l'émotion 
dans  les  profondeurs.  C'est  une  intelligence  aussi  peu  cérébrale 
que  possible,  une  intelligence  tactile;  M.  Briand  comprend  avec 
le  bout  des  doigts,  comme  certains  insectes  sentent  avec  les 
antennes.  Tout  cela  en  ferait  assez  pour  qu'on  pût  conclure,  à 
sa  louange,  qu'il  est  «  grand  connaisseur  de  l'occasion,  »  s'il 
n'avait,  coup  sur  coup,  en  deux  circonstances  au  moins,  laissé 
échapper  de  belles  occasions  d'être  plus  qu'an  politicien  habile» 
d'être  un  homme  d'Etat  hors  de  pair  dans  le  lot  qui  s'étale  à 
notre  choix.  On  s'accorde  à  reconnaître  que  M.  Briand  parle 
très  bien,  mais,  quelque  remarquable  qu'il  soit  lorsqu'il  parle, 
il  l'est  beaucoup  plus  encore  lorsqu'il  écoute.  Il  écoute  admira- 
blement, avec  une  puissance  d'attention,  une  intensité  et  comme 
une  volonté  d'absorption  incomparable  ;  seulement,  il  écoute  de 
plusieurs  côtés  en  même  temps,  et,  alternativement,  il  entend 
mieux  d'un  côté  que  de  l'autre,  ainsi  qu'il  fit,  le  8  novembre  1909j 
entre  M.  Millerand  et  M.  Berteaux,  entre  les  proportionnalistes 
et  les  «  arrondissementiers.  »  Des  collaborateurs  intimes  qui  se 
disputent  sa  faveur,  —  et  nul  ministre  n'en  eut  plus  que  lui,  — 
aucun  ne  peut  se  vanter  de  posséder  «  les  deux  clefs  du  cœur 
de  l'empereur  Frédéric,  »  mais  chacun  du  moins  en  a  une,  et 
chacun  l'ouvre  tour  à  tour.  Le  malheur  est,  avec  ces  natures-là, 
qu'on  pourrait  prendre  pour  de  la  duplicité  ce  qui,  chez  elles, 
n'est  que  de  la  coquetterie,  pour  de  la  coquetterie  ce  qui  n'est 
que  de  l'irrésolution,  et  pour  de  l'irrésolution  ce  qui  n'est  que 
de  la  nonchalance.  C'est  aussi  que,  cette  espèce  d'hommes  d'Etat 
improvisés  et  improvisateurs  connaissant  peu  les  questions  par 
eux-mêmes    et  n'aimant  pas  à  les   apprendre,  on  a  rarement 


VERS    LA    REPRÉSENTATION  PROPORTIONNELLE.  71 

afîaire  à  eux-mêmes;  sous  leur  nom,  par  leur  bouche,  l'un  pro- 
pose, l'autre  se  dérobe,  l'un  donne,  l'autre  retient,  et  tout  le 
monde  finit  par  être  dupe  d'un  prétendu  excès  d'adresse  où  le 
dupeur  est  peut-être  le  premier  dupé. 

<(  Adapté  ))  sans  retard  à  la  situation  parlementaire  telle 
qu'elle  paraissait  définie  par  les  élections  législatives,  M.  Briand, 
conformément  à  la  promesse  faite  en  prenant  contact  avec  la 
nouvelle  Chambre,  déposa,  le  30  juin  1910,  un  projet  de  loi 
«  portant  modification  aux  lois  organiques  sur  l'élection  des 
députés.  »  Qu'est-ce  que  ce  projet,  et  que  vaut-il?  Depuis  huit 
mois  qu'il  est  livré  aux  controverses,  et  que  pas  un  jour  ne  s'est 
écoulé  sans  qu'on  m'en  parle  ou  que  j'y  pense,  j'en  ai  entendu 
dire  tant  de  choses,  deviné  ou  soupçonné,  si  ce  n'est  (auquel 
cas,  je  m'en  accuse)  imaginé  tant  d'autres,  que  j'aurais  peur,  le 
jugeant  aujourd'hui,  de  ne  pas  le  juger  impartialement.  Je  pré- 
fère me  reporter  à  mes  premières  impressions  :  voici  donc  ce 
que  j'écrivis  dans  la  marge,  le  soir  même  où  je  le  reçus  : 

«  Ce  n'est  pas  ici  le  projet  d'un  gouvernement  préoccupé 
de  résoudre  une  des  plus  grandes  questions  politiques,  la  plus 
grande  peut-être  qui  se  pose  dans  l'Etat  moderne.  Le  ton  dont 
l'exposé  des  motifs  du  projet  de  loi  parle  de  la  «  théorie  »  et 
des  «  théoriciens,  »  d'«  hypothèses  purement  théoriques,  »  auto- 
rise sans  doute  à  en  faire  la  remarque.  Et  les  théoriciens  n'en 
seront  point  étonnés:  à  vrai  dire,  ils  s'y  attendaient  bien  un 
peu  ;  ils  ne  retiennent  pas  beaucoup  l'attention  de  M.  le  prési- 
dent du  Conseil,  qui  est  un  homme  pratique,  «  un  homme  de 
réalisation.  »  Ils  veulent  philosopher,  M.  le  président  du  Conseil 
veut  vivre,  et  cela  met  entre  eux  et  lui  de  la  distance. 

«  Théorie  et  théoriciens  à  part,  le  projet  de  loi  est  en  somme 
tel  que  pouvait  le  présenter  un  président  du  Conseil  qui  se 
trouve  avoir  à  ménager,  dans  son  ministère  même  (il  s'agissait 
de  l'ancien),  les  opinions  les  plus  diverses,  pour  ne  pas  dire  les 
plus  opposées  :  proportionnalistes  invétérés  et  ardens  ;  propor- 
tionnalistes  récens,  mais  ébranlés;  partisans  du  scrutin  de  liste 
touchés  par  la  sécurité  que  donne  aux  gens  en  place  le  bon  vieux 
scrutin  d'arrondissement  ;  partisans  du  scrutin  d'arrondissement 
que  la  force  des  choses  convertit,  malgré  eux,  au  scrutin  de 
liste.  (Maintenant,  c'est  plus  simple  :  M.  Briand,  voulant  la 
réforme  électorale,  a  composé  son  second  ministère  d'hommes 
politiques   qui,   pour   la   plupart,    ne   la  veulent    pas;  qui,  du 


72 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


'moins,  ne  la  voulaient  pas  avant  de  vouloir  être  ministres;  mais 
ils  se  seront,  eux  aussi,  «  adaptés;  »  et  du  reste  M.  Briand, 
ne  l'oublions  pas,  est,  dans  ce  second  Cabinet,  un  peu  omni- 
ministre.) 

«  Le  projet  de  loi  est  tel  entin  qu'il  s'imposait  à  un  gouver- 
nement qui,  en  face  d'une  Chambre  nouvelle,  hésite,  tâtonne, 
cherche  sa  majorité  et  ne  sait  pas  encore  très  exactement  où 
elle  est.  C'est  là  qu'il  est  sage  de  ne  pas  montrer  une  intransi- 
geance de  théoricien;  c'est  là  qu'il  est  bon  pour  le  gouvernement 
de  promener  ses  antennes.  » 

Suivait,  par  le  menu,  dans  ces  notes,  la  critique  de  l'exposé 
des  motifs,  oii  ce  serait  un  jeu  de  relever  autant  d'erreurs  de 
doctrine  qu'on  a  relevé  d'erreurs  historiques  dans  un  autre 
document  du  même  genre,  —  je  ne  dis  pas  du  même  auteur  ;  — 
puis  je  reprenais,  pour  conclure  : 

u  Eh  bien  !  ce  n'est  pas  suffisant.  Ce  n'est  pas  l'attitude  que 
doit  prendre  un  gouvernement  dans  une  pareille  question,  en 
face  d'un  pareil  problème.  Qu'il  ne  soit  pas  intransigeant  sur  les 
détails  et  les  modalités,  à  merveille,  et  l'on  serait  tenté  de  l'eu 
féliciter,  si  d'ailleurs  il  pouvait  faire  autrement.  Mais  il  ne  faut 
pas  qu'il  ait  l'air  de  se  désintéresser,  ni  que  l'absence  d'intran- 
sigeance prenne  la  mine  d'une  absence  de  préférence  ou  môme 
d'une  absence  de  volonté.  Quand  on  a  dit  du  mode  de  scrutin 
existant  ce  que  le  président  du  Conseil  en  a  dit,  on  ne  peut  pas  y 
rester,  il  faut  en  sortir.  On  ne  peut  pas  laisser  le  suti'rage  universel 
s'enlizer  dans  le  marécage  qu'on  lui  a  montré.  On  ne  peut  pas 
se  borner  à  faire,  de  la  berge,  un  geste  mort  de  poteau  indica- 
teur qui  marque  la  profondeur  et  n'aide  pas  à  remonter.  L'âpreté 
même  de  son  langage  crée  au  président  du  Conseil  un  devoir 
envers  la  nation,  à  laquelle  il  lui  est  défendu  de  dire  :  «  Tu  es 
dans  la  mare  stagnante  ;  tire-t'en  comme  tu  le  pourras  !  » 

A  le  considérer  en  son  texte,  le  projet  de  loi  partait  de  cette 
donnée,  et  se  ramenait  à  cette  caractéristique  :  c'était  un  projet, 
non  de  représentation  proportionnelle  tout  court,  ce  qui,  bien 
que  court,  est  clair  et  complet,  mais,  comme  il  en  usurpait  le 
titre  par  un  étrange  abus  des  mots,  de  «  représentation  propor- 
tionnelle des  minorités.  »  Non  pas  même  ou  non  pas  seulement 
un  projet  de  représentation  plus  ou  moins  proportionnelle,  avec 
prime  à  la  majorité;  mais  plutôt  de  représentation  majoritaire, 
avec  part  aux  minorités.  C'était,  au  pied  de  la  lettre,  un   sys- 


VERS    LA    REPRÉSENTATION    PROPORTIONNELLE.  73 

tème  majoritaire  avec  réserve  de  quotité  disponible  en  faveur 
des  minorités,  qu'il  traitait  comme  l'ancien  régime  traitait  les 
enfans  prodigues  ou  ingrats  ou  pour  une  raison  quelconque 
disgraciés,  en  ne  leur  laissant  que  «  la  légitime  »  dont  la  liberté 
de  tester  ne  permettait  tout  de  même  pas  de  les  dépouiller. 
Que  ce  fût  à  la  majorité  de  gouverner,  ou  d'en  fournir  le  moyen, 
et  d'abord  de  constituer  le  ministère,  nous  ne  le  contestions 
pas  ;  et  nous  ne  prétendions  pas  davantage  «  construire  un  mé- 
canisme électoral  qui  mît  aux  mains  des  minorités  le  moyen 
d'empiéter  sur  le  pouvoir,  de  faire  obstacle  à  son  fonctionne- 
ment, et  d'ouvrir  ainsi  les  voies  de  l'anarchie.  »  Oh  !  non;  c'eût 
été  mal  nous  connaître,  et,  en  vérité,  nous  prendre  pour  d'autres  ! 
Ce  que  nous  voulions  était  très  simple;  nous  le  dîmes,  au  nom 
des  proportionnalistes,  dans  la  déclaration  signée  de  tout  le 
bureau  du  groupe,  le  28  juin  1910  : 

«  Il  ne  s'agit  point  pour  eux  (pour  nous)  de  disputer  à  la 
majorité  ni  de  lui  retirer  par  astuce  «  la  prépondérance  qui  doit 
lui  appartenir  :  »  il  s'agit  de  la  lui  assurer,  partout  et  toujours, 
dans  la  proportion  môme  où  elle  lui  appartient  véritablement. 
Et  quant  aux  opinions  «  mises  en  minorité  par  le  suffrage  uni- 
versel, »  il  s'agit  bien  «  de  les  préserver  de  l'écrasement,  de 
les  admettre  au  bénéfice  de  la  délibération  dans  l'assemblée 
des  représentans  de  la  nation  ;  »  non  pas  toutefois  comme  par 
une  espèce  d'aumône,  mais  en  vertu  de  leur  droit,  et  dans  la 
mesure  même  de  ce  droit,  qui  sera  précisément  marquée 
par  leur  nombre.  La  représentation  proportionnelle  est  tout 
ensemble  la  représentation  de  la  majorité  comme  majorité  et 
des  minorités  comme  minorités  ;  elle  est  cela,  ou  elle  n'est 
rien;  si  elle  n'est  pas  cela,  il  n'y  a  pas  de  représentation  propor- 
tionnelle. 

«  Établir  la  représentation  proportionnelle,  c'est  à  quoi  le 
gouvernement  lui-même  aboutira,  à  quoi  il  ne  peut  manquer 
d'aboutir,  dans  et  par  le  projet  de  loi  qui  «  établira  le  scrutin 
de  liste  avec  représentation  des  minorités  proportionnelle  an 
nombre  de  suffrages  réunis  par  leurs  candidats.  »  Du  fait  que  la 
représentation  des  minorités  sera  proportionnelle,  celle  de  la 
majorité  le  sera  nécessairement  aussi. 

«  Et  c'est  pourquoi,  de  même  que  «  le  gouvernement  n'en- 
tend apporter  dans  la  discussion  des  détails  et  des  modalités  du 
projet  de  loi  aucun  esprit  d'intransigeance,  »  de  même  les  pro- 


74  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

portionnalistes,  eux  non  plus,  «  sur  les  modalités  et  les  détails,  » 
ne  se  montreront  pas  irréductibles. 

«  Ils  ne  seront  intransigeans  que  sur  un  point  :  à  savoir  que 
la  loi  établisse  vraiment  la  représentation  proportionnelle.  » 

Les  positions  étant  ainsi  définies,  et  par  la  déclaration  du 
gouvernement  et  par  la  nôtre,  le  chemin  était  tout  tracé  ;  nous 
nous  y  engageâmes  dès  que  le  projet  de  loi  fut  déposé  et  la 
Commission  constituée.  (Je  rappelle ,  en  passant,  que  cette 
Commission  de  44  membres  fut  élue  suivant  les  règles  de  la 
représentation  proportionnelle,  et  composée,  par  conséquent, 
de  25  membres  favorables  et  de  19  membres  hostiles  à  la  ré- 
forme.) Comme  le  gouvernement  avait  déclaré  qu'il  n'apporte- 
rait aucun  esprit  d'intransigeance  dans  la  discussion  des  moda- 
lités, nous  acceptâmes  premièrement  de  prendre  pour  base  son 
projet  de  loi;  et  comme  nous  avions  nous-mêmes  déclaré  que 
nous  ne  serions  irréductibles  que  sur  un  point,  une  représenta- 
tion vraiment  proportionnelle,  nous  imprimâmes  tout  de  suite 
au  projet  ce  caractère,  en  supprimant  les  mots  «  des  mino- 
rités. »  Une  fois  replacés  par  là,  sans  équivoque  et  sans  ambages, 
dans  la  thèse  proportionnaliste,  nous  fûmes  en  situation  de 
traiter. 

L'audition  officielle  de  M.  Briand  ne  donna  que  peu  de  ré- 
sultats. Pourquoi  le  tairais-je  ?  L'impression  fut  mauvaise.  Le 
ton  de  badinage,  sinon  de  persiflage,  que  le  président  du  Conseil 
aff"ecta,  son  insistance  ironique  à  répéter  que  son  enfant  (le 
projet  de  loi)  n'était  pas  joli,  joli,  mais  que  c'était  déjà  très 
beau  d'en  avoir  fait  un,  et  à  exprimer  l'espoir  que,  lasse  de  tra- 
vailler sans  aboutir,  épuisée  d'un  stérile  efîort,  divisée  sur  les 
systèmes,  rebutée  par  les  difficultés  ou  les  inconvéniens  de 
chacun  d'eux;  la  majorité  proportionnaliste  de  la  Commission 
finirait  bien  par  adopter  cet  enfant  qu'elle  repoussait  à  première 
vue  comme  bossu  et  bancal,  mais  sans  en  avoir  un  à  elle  ;  ces 
façons  irritèrent  ou  blessèrent  les  uns,  firent  rire  les  autres 
dans  leur  barbe  :  tout  le  monde,  partisans  et  adversaires,  crut 
comprendre  que  le  gouvernement  ne  songeait  qu'à  se  délivrer 
de  ce  cauchemar,  la  réforme  électorale,  sous  la  forme,  tout  au 
moins  de  la  représentation  proportionnelle.  Cette  impression  fut 
la  mienne  si  vivement  que,  rencontrant  M.  Briand,  à  la  sortie, 
je  ne  pus  m'empêcher  de  lui  dire  :  ((  C'est  la  guerre  !  Vous 
l'avez  voulue  ;  vous  allez  l'avoir!  »  Mais,  alors,  il  me  rejoignit, 


VERS    LA    REPRÉSENTATION    PROPORTIONNELLE.  75 

me  retint,  m'emmena  dans  une  embrasure  de  fenêtre,  et,  au 
milieu  du  cercle  qui  ne  tarda  pas  à  se  former,  s'expliqua,  se 
traduisit,  se  commenta.  —  On  avait  cru  le  comprendre,  on  ne 
l'avait  pas  compris  :  il  était  animé  des  meilleures  intentions,  et 
au  demeurant,  comment  ne  voudrait-il  pas  la  réforme?  Ne 
l'avait-il  pas  rendue  inévitable?  N'avait-il  pas  donné  la  chique- 
naude qui  en  avait  opéré  le  déclan chement?  Que  la  Commis- 
sion, à  laquelle  il  avait  présenté  un  texte,  lui  en  présentât  un 
autre,  si  elle  trouvait  mieux,  et  Ton  causerait. 

Entendons-nous.  Il  était  parfaitement  exact  que  la  Com- 
mission, à  ce  moment,  n'avait  pas  de  texte  à  opposer  au  texte 
du  gouvernement,  et  elle  ne  pouvait  pas  en  avoir,  puisqu'elle  ne 
faisait  que  de  commencer  ses  études;  mais  il  était,  en  revanche, 
parfaitement  inexact  que  la  majorité  proportionnaliste  n'en  eût 
pas,  puisqu'elle  avait  déposé,  sous  la  signature  de  24  de  ses 
membres  (M.  Vazeille  seul  s'était  réservé),  quatre  amendemens, 
portant  sur  huit  articles  du  projet,  et  qui  constituaient  un 
contre-projet  de  représentation  proportionnelle  intégrale.  Le 
gouvernement  l'ignorait  si  peu  que,  dès  le  début  de  son  entre- 
tien avec  la  Commission,  M.  Briand  s'était  plaint  de  la  brus- 
querie du  geste  par  lequel  nous  avions  voulu  le  jeter  dans  les 
voies  de  la  pure  proportionnelle,  et  lui  couper  toute  ligne  de 
retraite.  Mais,  parlementairement,  il  n'en  avait  pas  moins 
raison  :  ce  que  nous  avions  à  lui  soumettre,  c'était  une  espèce 
de  vœu,  de  desideratum,  un  programme,  disons-le  comme  il  le 
pensait,  une  élucubration  à  nous  ;  ce  n'était  pas  un  texte, 
délibéré,  arrêté,  voté  par  la  Commission. 

Pour  «  causer  »  utilement,  dans  les  cas  épineux,  il  n'est  rien 
de  tel  que  d'écrire.  Sur  trois  ou  quatre  points,  avant  toute  chose, 
la  Commission  avait  besoin  de  connaître  l'opinion  de  M.  Briand, 
et  d'être  sûre  que  cette  opinion  était  bien  lopinion  du  gouver- 
nement. Un  de  ces  poinis  dominait  tous  les  autres.  «  La  com- 
mission de  recensement  général  des  votes,  disait  l'article  9  du 
projet  de  loi,  constate  le  nombre  total  des  électeurs  inscrits,  et 
détermine,  en  divisant  ce  nombre  par  celui  des  députés  à  élire 
dans  la  circonscription,  le  quotient  électoral.  »  Ce  paragraphe 
seul  rendait  le  projet  inacceptable.  En  efîet,  pour  qu'il  eût  'pu 
être  accepté,  il  eût  fallu  que  certainement  ne  fussent  inscrits  sur 
nos  listes  électorales  ni  les  militaires,  qui  ne  votent  pas  tant 
qu'ils  sont  en  service  actif,  ni  morts,  ni  absens,  ni  inconnus.  Il 


'i6  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

.eût  fallu  que  l'on  cessât  d'admettre  les  doubles  inscriptions 
qu'autorise  la  loi  «  municipale  »  de  1884.  Il  eût  fallu,  entin, 
que  nous  eussions  en  France  des  listes  électorales  «  chimique- 
ment pures,  »  et  Dieu  sait  si  nous  en  sommes  loin!  Mais  le 
danger  d'une  telle  disposition  apparaissait  plus  grand  encore, 
quand  on  rapprochait  du  paragraphe  1"  de  l'article  9  le  cin- 
quième paragraphe  ainsi  conçu  :  «  Si,  après  les  dites  attribu- 
tions, il  reste  des  sièges  à  pourvoir,  elle  (la  commission  de 
recensement)  proclame  élus  les  autres  candidats  ayant  obtenu 
le  plus  grand  nombre  de  suffrages,  quelle  que  soit  la  liste  sur 
laquelle  ils  figurent.  »  Quoique  la  forme  atténuée  masquât 
un  peu  l'intention,  qui  avait  été  et  qui  demeurait  de  faire  accrois- 
sement à  la  majorité  de  tous  les  sièges  non  pourvus  par  la 
première  répartition  ;  comme,  d'une  part,  il  est  rare  qu'au 
scrutin  de  liste,  il  y  ait,  entre  les  candidats  d'une  même 
liste,  un  écart  sensible  de  suffrages  ;  comme,  d'autre  part,  la 
règle  une  fois  adoptée  de  calculer  le  quotient  en  prenant  pour 
dividende  le  nombre  total  des  électeurs  inscrits,  et,  par  là,  en 
élevant  sensiblement  le  quotient,  aurait  eu  pour  conséquence 
d'augmenter  le  nombre  des  sièges  restant  à  pourvoir;  le  procédé 
n'allait  à  rien  de  moins  qu'à  inviter  à  la  falsification  des  listes, 
afin  de  faire  plus  large  ce  que  M.  Briand  appelle,  avec  une 
belle  franchise,  «  la  part  du  prince.  »  Si  le  gouvernement  per- 
sistait dans  ce  dessein,  il  n'y  avait  qu'à  rompre.  Et  c'est  pour- 
quoi la  première  question  de  la  Commission  du  sufiVage  univer- 
sel (lettre  du  14  décembre  1910)  fut  celle-ci  :  «  1°  Le  gouvernement 
accepterait-il,  dans  le  paragraphe  premier  de  l'article  9,  la  sub 
stitution  du  mot  «  votans  »  au  mot  «  inscrits?  » 

M.  Briand  répondit,  le  24  décembre  :  «  Bien  que  le  gouver- 
nement voie  des  avantages  sérieux  à  calculer  le  quotient  électo- 
ral d'après  le  nombre  des  électeurs  inscrits,  il  est  tout  disposé 
à  envisager  la  substitution  du  mot  «  votans  »  au  mot  «  inscrits  » 
dans  l'article  9,  paragraphe  premier.  » 

La  majorité  proportionnaliste,  entrant  résolument  dans  l'es- 
prit du  système,  et  en  vue  de  pousser  à  la  constitution  chez 
nous  de  partis  nettement  tranchés  et  fortement  organisés,  cha- 
cun avec  son  programme,  son  personnel  et  ses  adhérens,  récla- 
mait «  la  liste  bloquée;  »  c'est-à-dire  qu'ayant  donné  au  parti, 
représenté  en  l'espèce  par  un  certain  nombre  de  «  parrains,  » 
le  droit  de  composer  sa  liste,  elle  ne  laissait  à  l'électeur  que  le 


VERS    LA    REPRÉSENTATION    PROPORTIONNELLE.  /  l 

droit  de  marquer  sa  préfe'rence  pour  tel  candidat  de  cette  liste, 
sans  qu'il  lui  fût  loisible  d'en  rayer  aucun  nom,  ni  d'y  substi- 
tuer aucun  autre  nom;  en  aucun  cas,  il  n'aurait  pu  mêler  les 
noms  de  plusieurs  listes,  sous  peine  de  voir  annuler  son  bulle- 
tin. Cette  proposition,  d'ailleurs,  n'était  pas  encore  formulée 
que  quelques-uns  de  nos  amis  les  plus  dévoués,  le  Journal  des 
Débats  notamment,  s'insurgeaient  contre  elle,  et  criaient  au 
scandale  :  «  Vous  supprimez  la  liberté  de  l'électeur!  »  M.  Briand 
avait  entendu  ces  cris,  et  le  projet  de  loi,  s'il  ne  l'édictait  pas, 
impliquait  le  panachage,  c'est-à-dire,  par  opposition  à  la  liste 
bloquée,  le  droit  pour  chaque  électeur  de  composer  sa  liste  à 
son  gré,  et  sans  tenir  compte  du  parti,  parmi  les  candidatures 
légalement  déclarées.  D'où  notre  seconde  question  :  «  L'article  8 
du  projet  impliquant  la  pratique  du  panachage,  le  gouver- 
nement insiste-t-il  pour  le  maintien  de  cette  pratique?  » 

Le  président  du  Conseil  répondit  :  «  Le  gouvernement  de- 
meure hostile  à  toute  disposition  interdisant  le  panachage,  et 
qui,  à  son  avis,  serait  interprétée  par  les  électeurs  comme  une 
mutilation  des  droits  à  eux  conférés  depuis  l'établissement  du 
suiïrage  universel  ;  il  insiste  sur  les  graves  inconvéniens  que 
présenterait,  dans  l'état  actuel  d'inorganisation  des  partis,  l'in- 
terdiction de  cette  faculté.  » 

Les  deux  autres  points,  quoique  importans  sans  doute,  étaient 
pourtant  secondaires,  en  comparaison  de  ces  deux-là.  Pour  le 
mode  de  calcul  à  employer,  si  le  gouvernement  ne  voulait  déci- 
dément pas  du  système  d'Hondt,  parce  que  c'est  un  système 
belge,  que  pensait-il  du  système  des  moyennes,  qui  en  est  la 
transposition  et  comme  la  traduction  française,  par  nos  mathé- 
maticiens les  plus  éminens?  Puisqu'il  tenait  au  panachage  et 
repoussait  délibérément  la  liste  bloquée,  que  pensait-il  du  vote 
cumulatif,  pour  corriger  les  abus  à  redouter  et  préserver  des 
pièges  que  le  panachage  perfidement  pratiqué  permettait  de 
tendre,  par  l'innocence  même  des  électeurs,  à  la  bonne  foi  de 
tel  ou  tel  parti?  Sur  le  système  des  plus  fortes  moyennes, 
M.  Briand  réservait  sa  réponse  ;  et,  quant  au  reste,  il  se  conten- 
tait de  dire:  «  Le  gouvernement  n'est  pas,  a  priori,  favorable 
au  vote  cumulatif  qui  lui  apparaît  comme  présentant  de  mul- 
tiples et  sérieux  inconvéniens.   » 

Munie  de  ces  indications  authentiques,  et  dans  le  cadre  qui 
lui  était  tracé  :  quotient  électoral  tiré  du  nombre  des  volans  ; 


78  ,     REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

—  liberté  du  panachage;  —  pour  le  surplus,  arrangemens  à 
débattre;  —  dans  ces  conditions  et  après  ces  concessions  qui 
rendaient  l'entente  possible  et  probable,  la  Commission  se  mit 
au  travail. 


Elle  avançait  lentement,  du  train  accoutumé  de  la  vie  par- 
lementaire, en  discutant  article  par  article,  ligne  par  ligne, 
lorsque  se  produisit  l'incident  que  le  public  a  connu  sous  le 
nom  d'amendement  Painlevé,  Soucieux  de  faire  que  la  repré- 
sentation proportionnelle  fût  exacte,  mais  ne  le  fût  pas  au  dé- 
triment de  ce  qu'il  nomme  «  le  parti  républicain,  »  M.  Paul 
Painlevé  imagina  deux  dispositions  en  vertu  desquelles  :  1°  les 
sièges  restés  libres  après  la  première  répartition  seraient 
«  attribués  à  la  liste  dont  le  nombre  moyen  des  suffrages  aurait 
atteint  la  majorité  absolue  ;  »  et  :  2°  «  si  aucune  liste  n'atteint 
la  majorité  absolue,  »  les  sièges  restant  à  pourvoir  seraient 
attribués  aux  différentes  listes,  selon  Tordre  décroissant  de 
leurs  moyennes  en  commençant  par  la  plus  forte.  Toutefois,  — 
et  c'était  là  la  partie  la  plus  contestable  de  l'amendement  de 
M.  Painlevé  (c'en  a  été  du  moins  la  plus  contestée),  —  deux  ou 
plusieurs  listes  pourraient  «  faire  au  préalable  déclaration 
d'apparentement  en  vue  de  l'utilisation  de  leurs  restes.  »  En 
d'autres  termes,  les  radicaux  pourraient,  huit  ou  dix  jours,  je 
suppose,  avant  le  scrutin,  se  déclarer  apparentés  avec  les  radi- 
caux-socialistes, et  ceux-ci  avec  les  socialistes-indépendans.  On 
ferait  masse  entre  soi  des  suffrages  non  représentés,  la  part 
d'entiers  une  fois  prélevée,  et  l'on  se  partagererait  encore  les 
sièges  qui  traîneraient.  C'est,  transporté  dans  l'arithmétique 
proportionnaliste  (et  jamais  le  mot  ne  fut  mieux  à  sa  place)  le 
système  des  «  affinités  électives.  » 

A  cette  invention,  d'ailleurs  séduisante  pour  beaucoup,  les 
objections  ne  manquèrent  point.  On  lui  reprocha,  d'abord,  d'aller 
contre  le  principe  de  la  représentation  proportionnelle,  en  réin- 
troduisant dans  un  régime  proportionnaliste  l'idée  majoritaire  ; 
ensuite,  d'aller  contre  l'objet  de  la  représentation  proportion- 
nelle, en  .conservant  et  en  aggravant  les  marchandages,  les 
maquignonnages  dont  le  pays  avait  espéré  et  souhaitait  ardem- 
ment d'être  délivré.  Les  ligues,  les  comités,  tous  les  groupe- 


VERS    LA    REPRÉSENTATION    PROPORTIONNELLE.  79 

mens,  en  dehors  des  Chambres,  s'émurent;  une  assemblée  plé- 
nière  fut  convoquée,  et  l'amendement  Painlevé  n'échappa  à  une 
condamnation  quasi  unanime  que  parce  que  les  proportionna- 
listes,  sentant  également  le  danger  de  se  diviser  et  le  besoin  de 
s'unir,  se  rallièrent  tous  (M.  Painlevé  compris)  à  l'idée  émise 
par  M.  Jaurès  de  chercher,  au  lieu  de  l'apparentement  de 
plusieurs  partis  groupés  dans  une  même  circonscription,  un 
apparentement  des  restes  d'un  même  parti  dans  plusieurs  cir- 
conscriptions groupées.  Ce  qui  revient  à  dire  qu'au  lieu  que  les 
radicaux-socialistes  et  les  socialistes  indépendans  puissent,  pour 
le  partage  des  restes,  faire  masse  commune  dans  le  seul  dépar- 
tement de  la  Savoie,  par  exemple,  ce  serait  avec  les  radicaux- 
socialistes  de  la  Haute-Savoie  que  les  radicaux-socialistes,  avec 
les  socialistes  indépendans  de  la  Haute-Savoie  et  d'autres  dépar- 
temens  voisins,  s'il  y  avait  lieu,  que  les  socialistes  indépendans 
pourraient  s'unir. 

L'apparentement  entre  partis  voisins  (proposition  Painlevé) 
ayant  prévalu  en  première  lecture,  M.  Jaurès  soutiendra  en 
seconde  lecture,  devant  la  Commission  du  suffrage  universel,  sa 
proposition  d'apparentement  ou  plutôt  de  groupement  entre 
départemens  voisins;  solution  incontestablement  plus  conforme 
à  l'esprit  de  la  représentation  proportionnelle,  et  plus  dans  le 
sens,  aussi,  des  formations  administratives  de  l'avenir. 

Sera-ce  assez  qu'il  ait  raison,  et  que  la  grande  majorité  des 
proportionnalistes  soit  avec  lui,  pour  que  la  majorité  de  la 
Commission  et  la  majorité  de  la  Chambre  consentent  à  lui  don- 
ner raison?  Nous  le  verrons;  et  l'on  peut  croire,  à  de  certaines 
réticences  autant  qu'à  de  certains  aveux,  que  des  choses  qui 
n'ont  rien  à  faire  avec  la  représentation  proportionnelle,  ni  avec 
la  réforme  électorale,  en  général,  ni,  en  particulier,  avec  l'amen- 
dement Painlevé,  s'agitent  sous  et  derrière  l'amendement  Pain- 
levé, à  l'insu  même  de  M.  Painlevé.  Il  a  failli  diviser  des  amis; 
va-t-il  réconcilier  des  adversaires? Ce  que  nous  ne  saurions  per- 
mettre, —  je  dis  ce  qu'aucun  des  partis  qui  ont  mené  campagne 
ensemble  depuis  trois  ans  ne  saurait  permettre,  quoi  qu'il  pense 
d'ailleurs  sur  toute  autre  question,  —  c'est  que  la  réconciliation 
se  négocie  et  se  scelle  aux  dépens  de  la  réforme  électorale,  et 
contre  la  représentation  proportionnelle.  Non,  aucun  de  ces 
partis  :  ni  l'extrême  gauche  socialiste,  ni  le  centre  progressiste, 
ni   l'Action   libérale,    ni  ceux  des  radicaux  qui   n'ont   pas  été. 


80  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

depuis  trois  ans,  les  moins  fidèles  et  qui  ont  été  les  plus  méri- 
tans  des  proportionnalisles. 

Et  ce  qui  est  certain  dès  maintenant,  c'est  que  le  maintien  du 
scrutin  d'arrondissement  est  impossible;  c'est  que  le  rétablisse- 
ment du  scrutin  de  liste  pur  et  simple  est  impossible  ;  c'est  qu'entre 
le  projet  maximum  de  représentation  proportionnelle,  telle 
qu'elle  eût  résulté  des  amendemens  des  Vingt-Quatre,  et  le  pro- 
jet minimum  de  représentation  des  minorités,  telle  qu'elle  résul- 
tait du  texte  du  gouvernement,  la  réforme  électorale  glisse, 
comme  le  poids  sur  la  tige  de  la  balance.  Elle  finira,  comme  il 
finit,  par  trouver  son  point  d'équilibre,  plus  près  d'une  des 
extrémités  ou  plus  près  de  l'autre,  mais  nécessairement  entre 
les  deux.  Le  poids  ne  peut  plus  glisser  au  delà,  ni  retomber  et 
s'enfoncer  dans  «  la  mare  stagnante,  »  fît-on,  pour  l'agrandir 
en  étang  départemental,  communiquer  ensemble  cinq  ou  six 
petites  mares  d'arrondissement.  La  loi  votée,  il  restera  peut-être 
quelque  chose  à  faire,  pour  une  proportionnelle  plus  adéquate 
dans  la  proportionnelle  même;  mais  la  réforme  électorale  est 
faite.  —  Elle  ne  peut  pas  ne  pas  se  faire.  Il  faut  qu'elle  se 
fasse.  Avec,  sans  ou  malgré  le  gouvernement.  Avec  le  minis- 
tère Briand  ou  tout  autre  ministère. 

Charles  Benoist. 


ESQUISSES  CONTEMPORAINES 


M.  PAUL  BOURGET 


n  w 

APRÈS   LE  DISCIPLE 


I 

Itaiiam^  Ualiam...  L'année  qui  suiv'it  la  publication  du 
Disciple^  M.  Bourget  allait,  une  fois  de  plus,  passer  quelques 
semaines  dans  «  cette  terre  de  Beauté  »  qu'il  aime  tant,  et  il  en 
rapportait,  avec  la  jolie  nouvelle  intitulée  Un  Saint,  un  livre 
exquis,  ces  Sensations  d'Italie  qui  lui  ont  valu  de  si  fervens 
admirateurs.  Son  premier  voyage  dans  la  glorieuse  péninsule 
datait  de  1874.  «  Epoque  lointaine,  écrit-il,  où  d'être  seulement 
en  Italie  et  de  me  dire  que  j'y  étais  me  faisait  presque  mal,  tant 
je  subissais  l'ivresse  de  l'Art  et  de  la  Beauté  (2)!  »  Et  depuis 
cette  époque,  que  de  voyages  entrepris  en  tous  sens,  en  Angle- 
terre, en  Grèce,  en  Espagne,  en  Terre-Sainte,  en  Allemagne,  en 
Amérique,  que  sais-je  encore  !  Que  de  journaux  de  route  minu- 
tieusement tenus,  et  d'où  l'écrivain  n'a  rien  tiré  pour  le  public! 
M.  Paul  Bourget  est  un  grand  voyageur  devant  l'Eternel.  Il  est, 
—  avec  Pierre  Loti,  —  le  plus  cosmopolite  de  nos  hommes  de 
lettres.  Et  quand,  à  propos  de  Loti,  précisément,  il  parle  «  des 

[{)  Voyez  la  Revue  du  15  février  1911. 

[1]  Sensations  d'Italie,  éà..  originale,  p.  110 

TOME  II.    —   19H  6 


S2  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

âmes  de  passage  pour  qui  le  voyage  est  une  façon  naturelle  de 
respirer  et  de  sentir  (1),  »  il  songe  évidemment  aussi  à  lui-même. 

Quatre  volumes  représentent  dans  son  œuvre  la  littérature 
de  voyage  proprement  dite:  des  Études  anglaises  et  Fantaisies 
qui  datent  de  1880  à  1885,  et  qui,  donc,  sont  contemporaines  des 
Essais  de  psychologie;  les  Sensations  d'Italie,  qui  sont  de  1890- 
1891  :  et  les  Notes  sur  r Amérique  intitulées  Outre-Mer,  qui 
sont  de  1893-1894.  Je  ne  sais  ce  que  des  lecteurs  connaissant 
bien  les  trois  principaux  pays  qu'a  explorés  et  décrits  M.  Bourget 
peuvent,  au  point  de  vue  de  l'exactitude,  trouver  à  reprendre 
aux  «  sensations  »  que  l'écrivain  en  a  rapportées  ;  et  comme 
d'ailleurs  rien  n'est  plus  facile  que  d'opposer  ses  «  sensations  » 
à  celles  d'autrui,  et  d'entre-choquer  deux  subjectivismes,  je  me 
défierais,  je  l'avoue,  de  discussions  trop  tranchantes  et  de  cri- 
tiques trop  sûres  d'elles-mêmes.  L'image  que  j'emporte  de  l'An- 
gleterre, de  l'Italie  et  de  l'Amérique,  vues  à  travers  les  livres 
de  l'auteur  des  Sensations  d'Oxford,  me  paraît  au  total  assez 
peu  différente  de  celle  que'  je  me  suis  formée  dans  les  livres 
d'autres  voyageurs,  et  j'en  conclus  que  je  puis  m'y  fier  dans 
une  assez  large  mesure.  ]\le  voici  donc  tout  à  mon  aise  pour 
jouir  des  qualités  de  style,  d'observation  et  de  pensée  que 
M.  Bourget  a  déployées  dans  ses  notes  de  voyage. 

Car  ces  jolis  et  subtils  volumes  occupent  une  place  bien  à 
part,  et  singulièrement  enviable,  dans  l'histoire  du  «  genre  » 
dont  ils  relèvent.  Genre  qui  paraît  à  la  portée  de  tous  ceux  qui 
tiennent  une  plume,  en  réalité  l'un  des  plus  difficiles  à  bien 
traiter.  Je  n'en  sache  pas  qui  trahisse  mieux  la  richesse  ou  la 
médiocrité  de  l'esprit  qui  s'y  applique.  Votre  lecteur  est  un 
compagnon  de  route,  le  plus  exigeant  des  compagnons  de 
route.  Ne  comptez  pas,  pour  le  distraire  ou  l'intéresser,  sur  la 
beauté  des  paysages,  sur  la  variété  des  incidens,  sur  l'imprévu 
des  rencontres  ;  ne  comptez  que  sur  vous-même.  S'il  vous  a 
choisi,  c'est  qu'il  vous  croit  un  homme  de  ressources.  Si  vous 
l'ennuyez,  il  aura  vite  fait  de  se  séparer  de  vous.  Songez  que 
tout  ce  qu'il  verra,  entendra,  pensera,  lui  viendra  de  vous,  et  de 
vous  seul.  Il  ne  supporte  que  les  descriptions  qui,  en  q^uelques 
lignes,  lui   mettent  sous  les  yeux  tout  ce  que  vous  avez  passé 

(1)  Études  et  Portraits,  t.  III,  p.  350,  379-380.  «  Pèlerinage,  je  dois  l'avouer, 
plus  intellectuel  que  pieux,  »  nous  dit  ailleurs  M.  Bourget  {Recommencemens, 
p.  146)  de  son  propre  voyage  en  Terre-Sainte. 


M.    PAUL    BOURGET.  83 

des  heures  à  contempler.  Il  veut  que  vos  impressions  d'histoire 
ou  d'art  soient  originales  et  variées,  et  qu'elles  soient  dignes 
des  lieux  ou  des  œuvres  qui  vous  les  auront  inspirées.  Ayez, 
autant  qu'il  vous  plaira,  de  l'esprit,  de  l'éloquence,  de 
l'humour  ;  mais  malheur  à  vous,  si  vous  en  avez  à  contre- 
temps! Et  malheur  à  vous  si,  sous  prétexte  de  philosophie,  vous 
infligez  à  votre  hôte  une  dissertation  :  il  s'attendait  à  voyager 
avec  un  honnête  homme,  et  il  tombe  sur  un  pédant:  il  ne 
vous  le  pardonnera  pas. 

Tous  ces  écueils,  M.  Bourget  les  connaît,  et  il  a  su  les  évi- 
ter. Il  sait  fort  bien  qu'il  n'est  permis  qu'à  Pierre  Loti  de  nous 
enchanter  en  nous  livrant  tout  simplement  son  journal  de 
route:  «  Ce  procédé,  déclare-t-il,  paraît  le  plus  naturel  pour 
un  récit  de  voyage,  et  le  plus  infailliblement  intéressant.  Aucun 
n'est  plus  dangereux.  Comment  ne  pas  échapper  à  l'insigni- 
fiance, si  l'on  ne  choisit  pas  entre  ses  impressions,  et,  si  l'on 
choisit,  à  l'insincérité  (l)?))Et  il  choisit,  lui,  et  il  n'est  pas  insin- 
cère. C'est  qu'en  dépit  des  retranchemens  et  des  transpositions 
nécessaires,  il  se  peint  tout  entier  dans  ses  livres  de  voyage. 
«  Moi,  je  ne  suis,  hélas!  —  dit-il  quelque  part  (2),  —  qu'une 
moitié  de  poète  qui  s'arrange,  comme  elle  peut,  d'être  cousue  à 
une  moitié  de  psychologue.  »  C'est  précisément  ce  mélange 
original  qui  donne  tant  de  saveur  et  d'intérêt  à  ses  impressions 
de  voyageur  cosmopolite.  A  Texcmple  de  Taine,  qu'il  rappelle 
assez  souvent,  M.  Bourget  porte  partout  sa  «  passionnée  et 
presque  coupable  curiosité  de  l'âme  humaine  (3),  »  et  tout  lui 
sert,  tout  lui  est  bon,  —  enquêtes  faites  sur  place,  conversa- 
tions, lectureSj  observation  des  hommes  et  des  choses,  — 
pour  la  satisfaire.  L'âme  anglaise,  italienne,  ou  américaine, 
voilà  ce  qu'il  recherche  parmi  toutes  ses  pérégrinations  ;  voilà 
la  réalité  qu'il  voudrait  se  représenter  et  révéler  aux  autres  avec 
toute  l'exactitude  possible,  et  à  laquelle  il  applique  «  la  passion 
maîtresse  de  son  intelligence,  ce  goût,  cette  manie  presque,  de 
ramasser  des  milliers  de  faits  épars  dans  le  raccourci  d'une 
formule.  »  Que  cette  «  façon  de  penser  et  de  regarder  »  ait 
«  ses  limitations,  »  comme  elle  a  sa  valeur,  c'est  ce  dont  l'écri- 
vain convient  tout  le  premier.  Mais  il  ajoute  avec  raison:  «  En 

(1)  Éludes  et  Portrails,  t.  III,  p.  351-352. 

(2)  Études  et  Portraits,  t.  Il  (éd.  originale),  p.  343. 

(3)  Sensatio7is  d'Italie,  éd.  originale.  Lemerre,  1891,  p.  222. 


84  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

tout  cas,  c'est  mon  impressionnisme  à  moi.  Je  ne  puis  être 
sincère  qu'en  y  obéissant  (1).  » 

Ce  qui  corrige  d'ailleurs  ce  que  cet  impressionnisme  pour- 
rait aisément  avoir  d'un  peu  trop  systématique  et  artificiel, 
c'est  que  le  poète,  chez  M.  Bourget,  veille  toujours  et  n'aban- 
donne jamais  entièrement  ses  droits.  Et  le  poète  ne  se  recon- 
naît pas  seulement  aux  vers  qui,  çà  et  là,  s'insinuent  dans  cette 
jolie  prose.  Il  se  reconnaît  à  cette  jolie  prose,  justement,  à  cette 
prose,  qui  rend  avec  une  si  vivante  souplesse  les  «  sensations 
de  nature,  d'art  ou  d'histoire,  »  les  douces  ou  mélancoliques 
rêveries,  les  anecdotes  piquantes  ou  tragiques,  «  nouvelles  » 
toutes  faites  que  le  romancier  n'a  pu  se  tenir  d'écrire  en  marge 
de  son  journal  de  route.  Il  se  reconnaît  plus  encore  à  la  dispo- 
sition intime  qu'on  devine  être  généralement  celle  du  voyageur. 
A  la  différence  de  Taine,  qui  voyage  moins  pour  se  reposer  que 
pour  vérifier  ses  hypothèses  et  remplir  ses  carnets  de  notes, 
M.  Bourget  voyage  surtout  pour  son  plaisir;  il  se  prête  volon- 
tiers aux  choses,  au  lieu  de  leur  imposer  tout  de  suite  ses 
cadres;  il  se  laisse  prendre  au  charme  du  jour  et  de  l'heure;  le 
voyage  pour  le  voyage  l'enchante  et  l'amuse;  il  aime  à  changer 
de  lieux,  de  visages  et  de  mœurs:  il  éprouve  «  un  irrésistible 
attrait  (2)  »  pour  le  décor  mouvant,  pour  les  contrastes,  les 
surprises  et  les  aventures  de  la  vie  cosmopolite.  Et  je  ne  crois 
pas  en  un  mot  que  beaucoup  de  voyageurs  aient  mieux  exaucé 
le  joli  souhait  que  les  enfans  ^de  Corfou  leur  adressent  le  long 
des  routes  :  «  Puissiez-vous  jouir  de  vos  yeux!  » 

Mais  cette  jouissance  ne  lui  suffit  pas;  et  non  content  d'en- 
richir de  quelques  nuances  et  formules  nouvelles  notre  con- 
naissance de  l'âme  étrangère,  il  voit  aussi  dans  les  voyages  un 
moyen  d'aller  chercher  au  dehors  des  «  leçons  de  choses  »  d'un 
intérêt  général  et  patriotique.  C'est  surtout  dans  Outre-Mer  que 
ce  noble  dessein  s'affirme.  Comme  tant  de  généreux  esprits  du 
dernier  siècle,  de  Chateaubriand  à  Tocqueville,  et  de  Tocque- 
ville  à  Brunetière,  à  E.-M.  de  Vogué,  M.  Bourget  s'est  senti 
attiré  vers  ce  Nouveau-Monde  où  se  déploient  avec  tant  d'inten- 
sité toutes  les  énergies  qui  transforment  le  nôtre.  «  Ce  qui 
m'attire  eu  Amérique,  écrit-il,  ce  n'est  pas  l'Amérique  elle- 
même,   c'est  l'Europe  et  c'est  la  France,  c'est  l'inquiétude  des 

(1)  Outre-Mer.  éd.  originale.  Lemerre,  1895,  t.  I,  p.  5. 

(2)  Éludes  et  Poitrails,  éd.  originale,  t.  II,  1889,  p.  343. 


M.    PAUL    BOURGET.       ,  85 

problèmes  où  l'avenir  de  cette  Europe  et  de  cette  France  est 
enveloppé.  »  Les  trois  terribles  puissances  qui  le  fabriquent,  cet 
avenir,  la  démocratie,  la  science  et  l'idée  de  la  race  ont  chez 
nous  accumulé  tant  de  ruines  qu'on  hésite  à  les  trouver  bien- 
faisantes. A  les  voir  travailler  plus  librement,  sans  la  contrainte 
d'un  long  passé,  dans  ce  pays  neuf,  on  se  reprend  à  l'espoir  et 
à  l'optimisme.  Certes,  en  Amérique  comme  en  Europe,  le  conflit 
des  races  rivales  reste  singulièrement  menaçant.  Mais  en 
revanche,  combien  la  démocratie  là-bas  nous  apparaît  plus 
libérale,  moins  niveleuse  et  donc  plus  acceptable  que  chez 
nous  !  «  Car,  du  moment  que  la  démocratie  est  conciliable  avec 
le  plus  intense  développement  de  l'individualité  et  le  plus  per- 
sonnel, toutes  les  objections  adressées  contre  cette  forme  de 
civilisation  tombent  à  la  fois.  »  Et  d'autre  part,  à  la  voir  agir 
outre-mer,  on  se  rend  compte  que  la  science  n'enseigne  pas 
nécessairement,  comme  nous  l'avons  trop  cru  et  trop  répété,  le 
nihilisme  absolu  ;  elle  est  elle  aussi  un  instrument  de  bienfai- 
sance sociale;  elle  ne  nuit  en  rien  au  développement  de  la  vie 
religieuse.  L'esprit  américain  a  réalisé  pratiquement  la  concep- 
tion de  Spencer  :  «  la  réconciliation  possible  de  la  religion  et 
de  la  science  par  l'agnosticisme.  »  Et  enfin,  M.  Bourgel  a  vu  les 
Gibbons  et  les  Ireland  ;  il  les  a  entendus  prêcher  l'union  intime 
de  l'Eglise  et  du  siècle.  «  Quelles  paroles,  et  comment  les  chré- 
tiens de  désir,  dont  je  suis,  et  qui  s'appellent  légion,  ne  frémi- 
raient-ils pas  à  les  entendre  passer  sur  le  monde  et  sur  leur 
propre  cœur!  Les  temps  sont  venus  où  le  christianisme  doit 
accepter  toute  la  science  et  toute  la  Démocratie  sous  peine  de 
voir  trop  d'âmes  s'eu  aller  de  lui...  Pourquoi  n'y  aurait-il  pas  un 
pape  issu  de  cette  libre  nation  où  les  chefs  de  l'Église  ont  su  rede- 
venir ce  qu'étaient  les  premiers  apôtres  (1)?...  »  M.  Bourget  a  eu 
raison  d'éprouver  en  quittant  l'Amérique  «  une  émotion  de  gra- 
titude :  »  «il  y  a  reçu  de  précieux,  d'inefl'açables  enseignemens.» 
Mais  les  voyages  n'ont  pas  été  seulement  pour  M.  Bourgel 
un  moyen  de  se  donner  «  des  fêtes  d'esprit  d'une  intensité  sin- 
gulière (2),  »    de  renouveler  son  fond  d'idées  générales  et  de 

(1}  Ouire-Mev,  éd.  originale,  t.  1,  p.  191 .  —  Le  passage  a  été  modifié,  et  un  peu 
^ristocratisé,  dans  l'édition  définitive  (t.  I,  p.  1S9-19Û)  :  «  Les  temps  sont  vem  s 
où  le  christianisme  doit  accepter  toute  la  science  et  hiérarchiser  toute  la  démo- 
cratie, en  prenant  ce  mol  dans  un  sens  tout  autre  que  les  politiciens.  » 

(2)  Voyageuses,  éd.  définitive,  p.  86,  (Il  s'agit  dans  cette  page  du  voyage  aux 
États-Unis.) 


86  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

sentimens  originaux;  ils  ont  élargi  son  expérience  de  la  vie  et 
de  Fâme  humaine  ;  ils  ont  fourni  à  son  observation  de  roman- 
cier et  de  novelliste  la  matière  d'un  très  grand  nombre  de  des- 
criptions nouvelles,  de  détails  de  mœurs  inédits,  de  curieux 
«  portraits  »  ou  «  eaux-fortes,  »  de  sujets  même.  Si  féconde 
que  soit  lïmagination  d'un  conteur,  il  doit  souvent  éprouver  le 
besoin,  surtout  s'il  se  pique  de  travailler  sur  le  réel,  d'en  diver- 
sifier et  d'en  rafraîchir  les  sources.  Les  voyages  multipliés,  la 
fréquentation  de  nouveaux  milieux,  la  vision  et  l'étude 
d'autres  types  humains  que  ceux  que  nous  coudoyons  sur  le 
boulevard  en  sont  peut-être  le  meilleur  moyen.  Moitié  par  goût 
personnel,  moitié  par  obligation  de  métier,  M.  Bourget  était 
donc  prédestiné  à  être  le  peintre  par  excellence  de  la  société 
cosmopolite.  Dès  ses  premiers  romans  «  parisiens,  »  il  Tétait 
déjà.  Il  le  sera  de  plus  en  plus,  à  mesure  qu'il  produira  davan- 
tage, et  qu'il  sera  plus  préoccupé  de  ne  point  se  répéter.  «  Puisque 
tu  tiens  album  de  figurines  cosmopolites  (1),  »  se  fait-il  dire 
quelque  part  par  un  ami.  L'écrivain  a  largement  puisé  dans 
cet  album  pour  écrire  tous  ses  livres.  Il  y  a  surtout  puisé  peut- 
être  pour  écrire  les  innombrables  nouvelles  qu'il  a,  depuis  près 
de  quarante  ans,  publiées. 

Je  ne  sais  si  l'on  a  jamais  étudié  comme  il  le  mériterait 
M.  Bourget  novelliste.  Je  crains  que  son  originalité  à  cet  égard 
n'ait  été  comme  recouverte  par  le  succès  même  de  ses  grands 
romans  et  n'ait  failli  sombrer  dans  leur  gloire.  Nous-même, 
après  avoir  protesté  contre  cet  oubli,  n'allons-nous  pas  mériter 
le  reproche  que  nous  sommes  tenté  d'adresser  à  d'autres,  et  par 
notre  brièveté  même,  n'allons-nous  pas  paraître  attacher  trop 
peu  d'importance' à  cette  partie  de  son  œuvre?  Quatorze  volumes 
de  nouvelles,  —  presque  autant  que  de  romans,  —  sont  pourtant 
un  bagage  que  plus  d'un  novelliste  professionnel  et  classé  pour- 
rait lui  envier.  M.  Bourget,  en  un  très  suggestif  et  fécond  article 
sur  Balzac  novelliste  (2),  loue  avec  raison  le  grand  romancier 
d'avoir,  —  chose  extrêmement  rare,  en  effet,  —  aussi  bien 
réussi  dans  la  simple  nouvelle  que  dans  le  grand  roman.  On 
peut  lui  adresser  pareil  éloge;  et  ce  ne  serait  pas  là  d'ailleurs 
le  seul  trait  qu'il  eût  de  commun  avec  le  fécond  auteur  du  Père 
Goriot.  C'est  que,  et  M.  Bourget  l'a  très  bien  vu  et  excellemment 

(1)  Recommencemens,  éd.  définitive,  p.  188  ^ 

(2)  Études  el  Porirails,  t.  111,  p.  240-200. 


M.    PAUL    BOURGET.  81 

dit,  les  conditions,  et  donc  les  lois  des  deux  genres  ne  sont  pas  les 
mêmes.  «  Une  nouvelle  est  comme  un  moment  découpé  sur  la 
trame  indéfinie  du  temps.  »  Elle  concentre,  elle  ne  développe 
pas  ;  elle  ne  peut  pas  démontrer,  elle  doit  se  contenter  de  sug- 
gérer.  Tous  les   procédés    qu'emploie  Balzac    novelliste    pour 
donner,  malgré   tout,   l'illusion  de   la  vie,   M.  Bourget,  qui  a 
réfléchi  sur  son  art  au  moins  aussi  profondément  que  Balzac,  les 
emploie  à  son  tour,  et  il  en  a  employé  plus  d'un  dont  Balzac 
ne  s'était  point  avisé.  A  étudier   d'un   peu    près  ces  quatorze 
volumes,  on  pourrait  en  déduire  une  sorte  d'esthétique  de  la 
nouvelle  peut-être  aussi  complète  que  celle  qui  est  comme  enve- 
loppée dans  les  écrits  de  Maupassant.  Non  pas  assurément  que 
l'on  puisse  mettre  en  parallèle  de  tous  points  les  deux  œuvres. 
Môme  en  tenant  compte  de  la  diff"érence  des  genres,  des  factures 
et  des  tempéramens,  il  reste  que  les  nouvelles  de  M.  Bourget 
n'ont  pas,  en  général,  la  simplicité  directe,  l'aisance  robuste,  le 
parfait   naturel,  la  vie    concentrée    de  celles  de  Maupassant; 
l'effort  s'y  laisse  deviner,  et  plus  d'une  enfin  se  ressent  de  son 
origine  abstraite.  Mais  cela  dit,  on  ne  saurait  nier  qu'elles  ne 
soient  toujours  intéressantes,  et  qu'elles  ne  témoignent  toutes 
d'une  science  du  métier  et  d'une  variété  d'invention  vraiment 
surprenantes.  L'auteur  de  Voyageuses  et  de  Complications  sen- 
timentales sait  toujours  exactement  proportionner  la  nature  et 
les  ressources  de  son  sujet  aux  dimensions  du  cadre  dont  il 
dispose,  et  depuis  la  courte  nouvelle  de  cinq  ou  six  pages  jusqu'à 
celle  qui   forme  un  véritable  petit   roman,    il    <(   remplit  tout 
l'entre-deux,  »  essavant  successivement  tous  les  moules,  toutes 
les  formules  d'art,  et  presque  toujours  avec  un  égal  succès.  Son 
genre  propre  est  celui  de    la   nouvelle   psy-chologique.   Même 
quand  il  évoque  en  quelques  traits  rapides  et  fugitifs  tel  «  profil 
perdu  »  rencontré  au  cours   d'un    voyage,  c'est  toujours  l'état 
intérieur  d'une  âme  que,  d'après   ses  gestes,  il  essaye   de  se 
figurer  et  de   peindre,    c'est  le  secret  de    sa  vie    morale   qu'il 
tâche  de  percer.  Et  l'inachevé  même  de  la  représentation  qu'il 
nous  en  donne  contribue  à  en  augmenter  la  puissance  suggestive. 
«    Ce  livre,  dit  quelque  part    M.  Bourget,  en  parlant  d'un 
récit  de  Fenimore  Cooper,  ce  livre  possède  la  première  d'entre 
les  qualités  d'un  roman  :  la  crédibilité  (1).  »  C'est  sans  doute 

(1)  Outre-Mer,  éd.  originale,  t.  I,  p.  199. 


88 


REVUE    DES    DEUX   MONDES. 


pour  réaliser  cette  condition  essentielle  qu'il  a  souvent  reoours, 
dans  la  composition  de  ses  nouvelles,  à  un  procédé,  moitié 
voulu,  je  crois,  et  moitié  instinctif,  et  qui  consiste  à  rattacher 
les  événemens,  réels  ou  fictifs,  qu'il  raconte,  à  des  faits,  réels 
ou  fictifs  aussi,  de  sa  vie  personnelle.  Ce  procédé,  parfaitement 
légitime,  lui  réussit  du  reste  assez  bien  :  témoin  les  nouvelles 
intitulées  Un  saint,  Monsieur  Le  g  rimaudet,  L'Échéance,  et  qui, 
ce  me  semble,  ne  sont  pas  loin  d'être  des  chefs-d'œuvre. 
Et  de  là  vient  que  c'est  surtout  dans  ses  nouvelles  que  M.  Bour- 
get  nous  livre,  presque  sans  le  vouloir,  sur  lui-même,  sur  ses 
goûts,  sur  ses  habitudes,  sur  ses  manières  intimes  de  penser  et 
de  sentir,  des  renseignemens  que  l'historien  de  sa  biographie 
morale  ne  peut  manquer  de  recueillir.  Nous  avons  déjà  noté  dans 
V Echéance  maints  précieux  détails  à  cet  égard.  On  pensera  sans 
doute  que  cette  page  de  Monsieur  Legrimaudet,  —  le  «  pastel  » 
est  daté  de  1891,  —  ne  doit  point  passer  inaperçue  : 

Car  s'exi:)liquer  avec  cette  précision  la  genèse  du  mal,  c'est  toujours 
risquer  d'aboutir  au  doute  sur  la  Providence,  et  quand  on  est  parvenu,  après 
des  amiées  de  lutte,  à  retrouver,  sous  les  arides  analyses  de  la  science,  la  foi 
dans  l'interprétation  consolante  de  l'Inconnaissable,  on  a  si  peur  de  la  perdre 
cette  foi  et  cette  espérance,  si  peur  de  ne  plus  prononcer  avec  la  même 
certitude  la  seule  oraison  qui  permette  de  vivre  :  «  Notre  Père  qui  êtes  aux 
cieux...  »  Qu'il  est  troublant  alors  de  se  trouver  devant  un  problème  de 
laideur  morale  et  de  douleur  physique  aussi  cruellement  posé  que  celui-là  ! 
Il  faut  croire  qu'il  y  a  un  sens  mystérieux  à  ce  douloureux  univers,  croire 
que  les  angoissantes  ténèbres  de  la  vie  s'éclaireront  un  jour,  après  la 
mort.  Mais  comme  on  est  tenté  de  nouveau  par  l'horrible  nihilisme  en  présence 
(le  certains  naufrages  d'âme  et  de  destinée  (1)  !... 

Croyance  bien  incertaine  encore,  comme  on  peut  voir,  ou 
du  moins  vite  fléchissante,  et  bien  troublée.  Un  peu  plus  tard, 
dans  une  lettre  à  M.  l'abbé  Klein,  datée  du  4  juillet  4894,  le 
«  chrétien  de  désir,  »  que  déjà  nous  avons  vu  paraître  dans 
Outre-Mer,  s'affirme  encore,  et,  déclarait-il  à  son  critique,  «  je 
suis  très  heureux  de  ce  que  vous  avez  bien  voulu  voir  dans  mon 
œuvre  ce  que  j'y  crois  être,  un  christianisme  immanent  (2).  »  La 

(1)  Nouveau.!-  Puslels,  éd.  originale,  1891.  Lemerrc,  in-16,  p.  188.  —  La  nouvelle 
se  trouve  aujourd'hui  dans  le  volume  intitulé  :  Pastels  et  Eaux-fortes.  Pion,  in-16  : 
le  passage  cite  n'a  pas  été  modifié. 

(2)  Abbé  Félix  Klein,  Autour  du  dilettantisme.  Paris,  Lecoffre,  1895,  in-12, 
p.  141-144.  «  Je  veux  dire,  expliquait  M.  Bourget,  qu'aucune  de  mes  pages  ne 
serait  possible  si  l'Évangile  et  l'Église  n'avaient  pénétré  le  monde  moral  comme 
ils  l'ont  fait...  L'Église  a  toujours  été  troc  "lévère  pour  les  moralistes  libres,..  Ef 


M.    PAUL    BOURGET.  89 

formule  était  heureuse,  et  elle  exprime  assez  bien  le  sens  secret, 
parfois  un  peu  voilé,  et  l'orientation  générale  de  la  plupart  des 
livres  que  M.  Bourget  avait  publiés  jusqu'alors.  Jusqu'à  quel 
point  se  vérifie-t-elle  dans  la  série  des  romans  qui  va  du  Dis- 
ciple à  l'Étape?  C'est  la  question  que  l'auteur  lui-même  nous 
invite  à  nous  poser. 

Il  ne  semble  pas  tout  d'abord  que  M.  Bourget  ait  sensiblement 
changé  sa  manière,  et  Un  Cœur  de  femme  (1890),  qui  suivit  im- 
médiatement le  Disciple,  aurait  fort  bien  pu  lui  être  antérieur 
de  plusieurs  années.  Il  en  est  de  même  de  la  Physiologie  de 
r Amour  moderne  (1891),  dildi/lle  tragique  (1896),  de  la  Duchesse 
Bleue  (1898),  du  Fantôme  (1901).  La  facture  en  est  peut-être 
plus  serrée,  la  composition  plus  forte,  bref,  la  maîtrise  d'art  plus 
grande;  l'inspiration  n'en  est  pas  loin  d'êfre  la  même  :  c'est  tou- 
jours l'analyse  aiguë  des  passions  coupables  qui  en  forme  le 
fond  commun,  et  ce  sont  parfois  les  mêmes  personnages  qui 
y  reparaissent.  Cette  relative  similitude  n'est  point  pour  nous 
surprendre.  Nous  sommes,  non  point  pour  toujours,  mais  pour 
longtemps,  les  esclaves  ou  les  prisonniers  de  nos  premières 
œuvres;  nous  les  avons  réalisées,  parce  qu'elles  répondaient  à 
certaines  façons  de  penser  et  de  sentir;  quelque  effort  que  nous 
fassions  pour  nous  en  détacher,  nous  voyons  le  monde  à  tra- 
vers elles;  et  c'est  de  loin  en  loin  seulement  que  le  renouveau 
de  notre  être  intérieur  éclate  et  perce  à  travers  nos  livres,  cher- 
chant la  forme  plus  adéquate  qui,  peu  à  peu,  s'élabore  en  nous 
à  notre  insu.  Le  Disciple  avait  été  un  de  ces  momens-là.  Le 
livre,  certes, n'avait  point  dépassé  la  pensée  de  M.  Bourget;  mais 
il  y  avait  cependant  mis  plus  de  choses  qu'il  n'avait  cru  en 
mettre;  il  n'en  avait  pas  calculé  froidement  toute  la  portée; 
dans  la  fièvre  et  la  demi-conscience  de  la  composition  (1),  il 

cependant,  ce  qui  lui  importe,  c'est  que  notre  conclusion  philosophique  sur  la  vie 
humaine,  à  laquelle  nous  arrivons  par  l'analyse  des  passions,  ne  soit  pas  diffé- 
rente de  celle  à  laquelle  elle  arrive  par  la  Révélation.  M.  Le  Play  est  devenu 
croyant  parce  qu'il  a  trouvé  dans  le  Décalogue  la  synthèse  de  la  loi  sociale  que 
lui  avait  découverte  l'expérience.  C'est  en  effet  un  puissant  argument.  Mais  il  sup- 
pose qu'on  lui  a  permis  l'expérience.  »  —  Mais  si  cette  «  expérience  »  est  morale- 
ment dangereuse? 

(1)  Enregistrons  à  ce  propos  cette  curieuse  déclaration  d'une  lettre  déjà  citée 
de  M.  Bourget  à  la  Bévue  des  Revues  du  1"  mars  1904  :  «  Encore  aujourd'hui,  un 
travail  de  commande  (discours,  article  spécial)  me  paralyse  un  peu,  ce  que  j'ai 
toujours  attribué,  depuis  que  je  réfléchis  à  la  psychologie  de  l'homme  de  lettres, 
à  cette  particularité  que  je  ne  compose  qu'avec  une  demi-conscience.  Il  me  faut  un 
effort  pour  me  persuader  qu'un  de  mes  livres  imprimés  et  que  je  relis,  même 


90  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

s'était,  je  le  crois  bien,  laissé  entraîner  par  son  sujet  au  delà 
des  limites  exactes  où  il  s  était  peut-être  d'abord  promis  de  le 
contenir.  Rien  de  plus  naturel  qu'au  sortir  de  cette  sorte  de 
crise,  il  ait  été  comme  ressaisi  par  ses  anciens  sujets  d'études 
et  d'observations.  11  fallait  laisser  le  temps  faire  son  œuvre, 
mûrir  et  consommer  le  développement  de  pensée  dont  le  Dis- 
ciple était  un  signe  avant-coureur,  et  aussi  user  jusqu'au  bout 
le  moule  romanesque  où  l'écrivain  avait  jeté  tout  d'abord  ses 
impressions  et  ses  expériences. 

Ce  n'est  pas  à  dire  d'ailleurs  qu'on  ne  puisse  trouver  «  du 
nouveau  »  dans  cette  suite  d'œuvres.  Le  caractère  cosmopolite, 
qui  déjà  apparaissait  dans  les  premiers  romans,  dans  Men- 
songes, par  exemple,  se  manifeste  ici  plus  clairement,  plus  lar- 
gement. Le  titre  seul  de  Cosmopolis  symbolise  assez  nettement 
cette  veine  r^ativement  nouvelle.  Une  idylle  tragique  dépeint,  — 
le  sous-titre  primitif  en  témoigne,  —  des  «  mœurs  cosmopo- 
lites. »  Et  enfin,  si  les  principaux  héros  du  beau  roman  de  la 
Terre  promise  sont  bien  Français,  c'est  dans  un  décor  tout 
italien,  c'est  dans  un  milieu  très  international  que  se  déroule 
leur  douloureuse  histoire.  M.  Bourget  a  bien  utilisé  ses  multiples 
voyages  ;  son  «  méthodique  souci  de  la  culture  et  du  renouvelle- 
ment (1)  »  l'a  bien  servi.  La  connaissance  du  «  Tout-Europe  » 
lui  a  inspiré  de  très  belles  descriptions,  d'exquis  paysages;  elle 
lui  a  permis  d'enrichir  son  œuvre  romanesque  de  curieux 
détails  de  mœurs,  de  piquantes  ou  originales  figures.  «  Peu  à 
peu,  —  écrivait-il  dans  son  étude  sur  Beyle,  —  peu  à  peu,  et 
grâce  à  une  rencontre  inévitable  de  ces  divers  adeptes  de  la  vie 
cosmopolite,  une  société  européenne  se  constitue,  aristocratie 
d'un  ordre  particulier  dont  les  7nœurs  complexes  ri  ont  pas  eu 
leur  peintre  définitif  [2).  »  Il  a  essayé  d'être  ce  peintre,  et  il  y  a 
excellemment  réussi. 

Le  cosmopolitisme,  s'il  comporte  bien  des  jouissances  et  s'il 
présente  bien  des  séductions,  offre  aussi  un  très  grand  danger  : 
il  peut  être  une  des  formes  du  dilettantisme  et  de  la  décadence; 
il  «  déracine  »  l'àme   qui  s'y  prête  trop   complaisamment  ;    il 

celui  que  je  viens  de  finir,  est  réellement  de  moi.  J'attache  à  la  remarque  que  je 
viens  de  souligner  une  certaine  valeur.  J'y  vois  la  preuve  que  l'inconscient  est 
la  partie  la  plus  féconde  de  notre  être,  et  c^esf  par  celle  observation  que  Je  suis 
devenu  traditionaliste.  » 

(1)  Dédicace  de  Cosmopolis. 

(2)  Essais  de  psycfiologie,  éd.  originale,  t.  I,  p.  304. 


M.    PAUL    BOURGET. 


91 


\ 


l'amollit,  il  l'énervé,  et,  si  je  l'ose  dire,  il  la  désosse.  Il  l'af- 
franchit, je  le  veux  bien,  des  préjugés  trop  étroitement  natio- 
naux; il  la  détache  aussi,  si  elle  n'y  prend  garde,  du  patriotisme. 
Ce  danger-là,  M.  Bourget  l'a  bien  vu,  —  car  qu'est-ce  que  ne 
comprend  pas  M.  Bourget?  —  et  il  l'a  très  nettement  dénoncé, 
et  de  très  bonne  heure  (1).  Mais,  à  la  suite  de  son  trop  cher 
Stendhal,  il  avait  failli  en  prendre  gaiement  son  parti.  Il  con- 
cluait ainsi  son  chapitre  sur  le  cosmopolitisme  de  Beyle  :  «  Les 
Orientaux  disent  souvent:  Quand  la  maison  est  prête,  la  mort 
entre... —  Que  cette  visiteuse  inévitable,  reprenait-il,  trouve  du 
moins  notre  maison  à  nous,  parée  de  fleurs  (2)  !  »  Et  je  ne 
jurerais  pas  qu'un  peu  de  cet  élégant  dilettantisme  ne  se  fût 
pas  plus  d'une  fois  mêlé  à  ses  peintures  de  la  vie  cosmopolite. 
Mais  il  a  fini  par  réagir  contre  ces  dangereuses  tendances.  Il  a 
senti  ce  que  sentent  si  bien  tous  ceux  qui,  en  vivant  à  l'étranger, 
sont  fermement  résolus  à  ne  pas  laisser  leur  individualité 
ethnique,  leur  moi  national,  se  dissoudre  dans  le  non-moi 
indifférent  ou  hostile  des  peuples  qui  les  entourent;  il  a  senti, il 
a  éprouvé  ce  que  l'on  pourrait  appeler  l'irréductibilité  foncière 
des  diverses  races  et  des  «  mentalités  »  qui  leur  correspondent, 
—  voyez  à  cet  égard  la  dédicace  de  Cos?nopolis  (3)  ;  —  son  âme 
de  vaincu  de  1870  s'est  ressaisie,  et  nul  doute  qu'il  n'ait  pu 
s'appliquer  à  lui-même  le  vers  si  souvent  cité,  et  toujours  si 
profondément  juste  : 

Plus  je  vis  l'étranger,  plus  j'aimai  ma  patrie. 
Cette  sorte  de  reviviscence  du  sentiment  patriotique  est-elle 

(1)  Cf.  Essais  de  psychologie,  éd.  originale,  t.  I,  p.  306  :  «  Les  races  surtout 
perdent  beaucoup  plus  qu'elles  ne  gagnent  à  quitter  le  coin  de  terre  où  elles  ont 
grandi.  Ce  que  nous  pouvons  appeler  proprement  une  famille,  au  vieux  et  beau 
sens  du  mot,  a  toujours  été  constitué,  au  moins  dans  notre  Occident,  par  une 
longue  vie  héréditaire  sur  un  même  coin  du  sol.  »  Et  toute  la  suite  du  dévelop- 
pement. 

(2)  Id.,  ibid.,  p.  308.  —  Dans  l'édition  définitive  (Pion,  in-16,  1901,  p.  319). 
M.  Bourget  a  corrigé  ainsi  son  premier  texte  :  «...  la  mort  entre.  —  «  ffe  bien,  » 
répondent  les  épicuriens  de  la  race  de  Beyle,  «  que  cette  visiteuse...  »  —  Dans 
l'édition  originale,  on  lit  encore  :  «  La  haute  société  contemporaine,  j'entends 
par  là  celle  qui  se  recrute  parmi  les  représentans  les  plus  raffinés  de  la  délicate 
culture,  est  parvenue  à  cette  heure,  coupable  peut-être,  à  coup  sûr  délicieuse,  où 
le  dilettantisme  remplace  l'action  «  (p.  307-308);  et  dans  l'édition  définitive^ 
p.  318  :  «...  à  cette  heure,  sans  lendemain...  »  —  «  C'est  encore  ici  une  des  formes 
de  ce  qu'on  est  convenu  de  nommer  la  décadence...  »  (1"  éd.,  p.  308);  «  de  ce  qu'i/ 
faut  bien  nommer  la  décadence.  »  (Éd.  définitive,  p.  318-319.) 

(3)  Voyez  aussi,  dans  VÉcho  de  Paris  du  2  juin  1910,  le  très  suggestif  article 
de  M.  Bourget,  intitulé  :  France  et  Angleterre, 


92 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


pour  quelque  chose  dans  le  retour  de  la  préoccupation  morale 
que  nous  constatons  dans  deux  romans  do  la  même  époque,  la 
Terre  promise  (1892)  et  Cosmopolis  (1893)  ?  Il  est  possible  ;  la 
conjecture  est  même  d'autant  plus  vraisemblable  que,  chose  à 
noter,  les  deux  inspirations,  —  la  Préface  du  Disciple  e^n  témoi- 
gnait déjà,  —  sont  presque  toujours  étroitement  mêlées  chez 
M.  Bourget.  A  vrai  dire,  ce  «  christianisme  immanent  »  qu'il 
croyait  apercevoir  dans  son  œuvre,  et  que  nous  avons  nous- 
même  signalé  dans  ses  premiers  écrits,  on  le  discerne  encore, 
çà  et  là,  dans  ses  autres  romans  de  cette  période.  Nous  en  trou- 
verions même  des  traces,  en  cherchant  bien,  jusque  dans  cette 
Physiologie  de  l' Amour  moderne  que  nous  n'aimons  guère,  et  où 
nous  rencontrons  peut-être  encore  plus  de  «  fleurs  d'ennui  »  que 
de  «  fleurs  du  mal.  »  Mais  enfin,  à  les  prendre  dans  leur  en- 
semble, tous  ces  livres  qui  s'étagent  sur  une  dizaine  d'années 
de  la  vie  de  l'écrivain,  l'impression  qui  s'en  dégage  n'est  pas  une 
impression  de  confiance  sereine,  et  de  robuste  certitude.  Le 
poète  des  Aveux  est  resté  un  inquiet  ;  il  a  multiplié  les  expé- 
riences littéraires  et  morales  ;  il  s'est  développé  dans  tous  les 
sens  où  le  portait  l'extrême  complexité  de  son  tempérament, 
son  infatigable  curiosité  de  l'âme  et  de  la  vie  humaines.  Et  il 
n'a  rien  conclu,  assurément,  mais  il  a  souffert  de  ne  pas  con- 
clure. «  N'étais-je  pas  plus  malheureux  encore,  —  soupire-t-il 
quelque  part,  —  moi  qui  aurai  passé  ma  vie  à  comprendre  éga- 
lement l'attrait  criminel  de  la  négation  et  la  splendeur  de  la  foi 
profonde,  sans  jamais  m'arrôter  ni  à  l'un,  ni  à  l'autre  de  ces  deux 
pôles  de  l'âme  humaine  (1)?  »  On  ne  saurait  mieux  rendre 
l'impression  finale  de  trouble  et  d'incertitude  sous  laquelle  nous 
laisse  l'auteur  de  la  Duchesse  Bleue  quand  on  l'a  suivi  d'œuvre 
en  œuvre  pendant  plus  d'un  quart  de  siècle  de  vie  littéraire. 

II 

La  psychologie  est  à  l'éthique  ce  que  l'analomie  est  à  la  thérapeutique. 
Elle  la  précède  et  s'en  distingue  par  ce  caractère  de  constatation  ineffi- 
cace, ou,  si  l'on  veut,  de  diagnostic  sans  prescription.  Mais  cette  attitude 
d'observateur  qui  ne  conclut  pas  n'est  jamais  que  momentanée.  C'est  un 
procédé  analogue  au  doute  méthodique  de  Descartes  et  qui  finit  par  se 
résoudre  en  une  affirmation.  Vour  ma  part,  cette  longue  enquête  sur  les  mala- 
dies morales  de  la  France  actuelle...  m'a  contraint  de  reconnaître  à  mon  tour 

(1)  Nouveaux  Pastels,  édition  originale,  1891,  p.  51  {Un  saint). 


M.    PAUL    BOURGET.  93 

la  vétilé  proclamée  jiar  des  maîtres  d'une  autorité  bien  supérieure  à  la  mienne, 
Balzac,  Le  Play  et  Taine,  à  savoir  que,  pour  les  individus  comme  pour  la 
société,  le  christianisme  est  à  l'heure  présente  la  condition  unique  et  nécessaire 
de  santé  ou  de  guérison...  La  rencontre  de  ces  beaux  génies  dans  une  même 
conclusion  a  ceci  de  bien  remarquable  qu'ils  y  sont  arrivés  tous  les  trois 
par  l'observation,  à  travers  des  milieux  et  avec  des  facultés  de  l'ordre  le 
plus  difTérent.  En  adhérant  à  la  conclusion  si  nettement  exposée  par  ces 
maîtres,  je  ne  fais,  moi  non  plus,  que  résumer  ma  propre  observation  de 
la  vie  individuelle  et  sociale.  Je  crois  donc  dégager  mieux  le  sens  de  ces 
Essais  et  des  ouvrages  qui  les  ont  suivis,  en  demandant  qu'on  veuille  bien 
les  considérer  comme  une  modeste  contribution  à  cette  espèce  d'apologétique 
expérimentale,  inaugurée  par  les  trois  analystes  que  je  viens  de  citer,  — 
apologétique  dont  relèvent  tôt  ou  tard,  d'ailleurs,  qu'ils  le  veuillent  ou  non, 
tous  ceux  qui,  étudiant  la  vie  humaine,  sincèrement  et  hardiment,  dans 
ses  réalités  profondes,  y  retrouvent  une  démonstration  constante  de  ce 
que  cet  admirable  Le  Play  appelait  encore  :  «  Le  Décalogue  éternel.  » 

Qui  parle  ainsi?  c'est  M.  Paul  Bourget  lui-même,  dans  une 
Préface,  datée  de  septembre  1899,  et  qui  ouvre  l'édition  défini- 
tive de  ses  Œuvres  compleles.  Et  l'année  suivante,  dans  une 
seconde  Préface,  il  reprenait  sous  une  autre  forme,  plus  pré- 
cise et  plus  ferme  encore,  la  même  pensée.  Rattachant  à  Taine 
la  méthode  et  la  doctrine  de  son  œuvre  romanesque,  et  revendi- 
quant sa  part  de  collaboration  à  cette  «  grande  enquête  sur 
l'homme  »  que  Taine  avait  assignée  comme  objet  à  l'art  litté- 
raire moderne,  il  déclarait  n'avoir  composé,  à  la  manière  scien- 
tifique, «  qu'une  suite  de  monographies,  des  notes  plus  ou 
moins  bien  liées  sur  quelques  états  de  l'âme  contemporaine.  » 
Et  après  avoir  étudié  et  analysé  un  certain  nombre  de  cas,  il 
revendiquait  le  droit  de  généraliser,  de  proposer  et  d'affirmer, 
sinon  des  lois,  tout  au  moins  des  hypothèses,  et,  après  avoir 
fait  œuvre  de  psychologue,  de  faire  œuvre  de  moraliste. 

J'ai  vu,  disait-il,  des  appréciateurs,  ceux-ci  bienveillans,  ceux-là  mal- 
veillans,  opposer  Cruelle  Énigme  à  Cosmopolis,  Un  Crime  d'amour  à  Terre 
promise,  les  Essais  de  psychologie  à  Outre-Mer,  et  prononcer  à  mon  sujet  le 
grand  mot  de  conversion.  Ce  mot  ne  me  ferait  pas  peur,  car  j'estime  que 
la  volte-face  d'un  esprit  qui,  sous  la  leçon  de  la  vie,  reconnaît  son  erreur 
première,  est  un  des  plus  beaux  spectacles  qui  soient.  Mais  tel  n'est  pas 
mon  cas  particulier.  On  se  convertit  d'une  négation,  on  ne  se  convertit  pas 
d'une  attitude  purement  expectative...  Il  me  serait  aisé  de  montrer  que  s'il 
y  a  eu  développement  dans  ma  pensée,  il  n'y  a  pas  eu  contradiction,  et  que 
l'avant-dernier  chapitre  d'f7?i  Crime  d'amour,  l'épilogue  de  Mensonges,  vingt 
passages  de  la  Physiologie,  les  dernières  pages  du  Disciple,  celles  sur  la  con- 
fession et  le  péché  dans  Cruelle  Énigme,  se  raccordaient  déjà  entièrement  à 


94  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ce  que  j'ai  appelé  depuis  l'apologétique  expérimentale.  Cette  apologétique 
consiste  à  établir,  suivant  une  expression  chère  aux  mathématiciens, 
qu'étant  donné  une  série  d'observations  sur  la  vie  humaine,  tout  dans  ces 
observations  s'est  passé  comme  si  le  christianisme  était  la  vérité.  C'est  le 
témoignage  que  j'apporte  pour  les  observations  que  j'ai  pu  faire  sur  la 
sensibilité  de  mon  temps  et  qui  sont  consignées  dans  ces  romans  parfois 
hardis,  quelquefois  maladifs,  toujours  sincères... 

«  La  religion,  ajoutait-il,  n'est  pas  d'un  côté,  et  la  vie  hu- 
maine de  l'autre,  »  et,  pour  démontrer  la  vérité  de  l'une,  il  esti- 
mait que  «  l'observation  quotidienne  et  réaliste  »  de  l'autre 
était  loin  d'être  inefficace.  Madame  Bovary  ou  Pierre  et  Jean,  le 
Rouge  et  le  Noir  ou  Adolphe  étaient,  selon  lui,  des  livres  d'apolo- 
gétique involontaire,  et  «  cet  accord  de  tous  les  analystes  lucides 
des  passions  »  «  une  des  formes  de  cette  harmonie  de  la  science 
et  de  la  tradition  qui  éclate  partout,  à  l'heure  présente.  »  Et  il 
concluait  : 

Ma  seule  ambition  serait  que  l'on  voulût  bien  reconnaître,  en  les  prenant 
dans  leur  ensemble,  aux  études  de  sensibilité  'contemporaine  dont  voici  la 
première  série,  une  petite  place  dans  ce  courant  d'idées  réparatrices  qui  se 
dessine  de  toutes  parts  en  France  et  qui  n'exclut  aucun  ouvrier,  si  humble 
soit-il,  et  si  étranger  ait-il  pu  sembler  d'abord,  par  le  genre  même  de  ses 
travaux,  à  une  si  grave  entreprise. 

C'étaient  là  de  fortes  et  nobles  paroles,  et  ce  ne  sera  pas  en 
affaiblir  la  portée  que  de  discuter  un  peu  plus  tard  quelques 
articles  de  ce  credo.  Mais  si  l'on  peut  admettre  que  ces  paroles 
étaient  virtuellement  contenues  dans  les  œuvres  antérieures  de 
M.'  Bourget,  il  faut  bien  reconnaître  qu'elles  étaient  enchâssées 
parmi  beaucoup  d'autres  qui  ne  rendaient  pas  tout  à  fait  le 
même  son.  Ce  moraliste  s'attardait,  s'amusait  peut-être,  aux  dé- 
tours du  chemin  ;  cet  apologiste  renouvelait  bien  souvent  la  même 
«  expérience;  »  il  prenait  évidemment  quelque  plaisir  à  en  pro- 
longer la  durée;  ce  théologien  posait  bien  çà  et  là  quelques  pré- 
misses; il  oubliait  ou  il  négligeait  bien  souvent  d'en  tirer  les 
conclusions.  Pourquoi,  un  jour  venu,  dans  le. bref  raccourci 
d'une  Préface,  s'avisa-t-il  de  ramasser  et  de  démasquer  tout 
le  sérieux  foncier  de  sa  pensée?  Pourquoi  ce  jour-là  plutôt 
qu'un  autre?  A  la  suite  de  quels  événemens  et  dans  quelles 
circonstances  exactes  cette  décision  fut-elle  prise,  et  ce  non- 
chalant apologiste  du  dehors  se  transforma-t-il  en  un  apologiste 
conscient  et  résolu?  Nous  le  saurons  peut-être  un  jour.  Nous 


M.    PAUL    BOURGET.  95 

ne  pouvons,  pour  l'instant,  que  hasarder  quelques  conjectures 
et  noter  quelques  suggestives  concordances.  Parmi  les  causes  qui 
ont  déterminé,  ne  disons  pas  cette  conversion,  mais  cette  sorte  de 
cristallisation  de  tendances  très  réelles,  mais  intermittentes,  et 
surtout  un  peu  flottantes,  il  n'est  point  téméraire  d'attribuer  une 
part  prépondérante  à  «  cette  funeste  crise  nationale  de  1898,  qui 
marque  dès  aujourd'hui  une  date  dans  l'histoire  déjà  séculaire 
de  nos  discordes  civiles  (1).  »  Comme  la  plupart  de  ceux  pour 
,qui  la  dure  expérience  de  l'année  terrible  a  été  une  perpétuelle 
et  vivante  leçon  de  choses,  M.  Bourget  a  cruellement  souffert 
dans  son  patriotisme  des  imprudences,  des  déclamations  et  des 
sophismes  qui,  à  ce  moment-là,  ont  séduit  tant  de  bons  esprits; 
peut-être  a-t-il  réagi  trop  fortement  contre  les  «  nuées  »  oii  il 
voyait  d'autres  se  complaire;  en  tout  cas,  à  méditer  sur  elles,  il 
a,  sinon  découvert,  tout  au  moins  approfondi  ce  que  l'on  pour- 
rait appeler  les  fondemens  mystiques  de  l'idée  de  patrie.  A  l'école 
de  Rivarol  et  surtout  de  Bonald  (2),  de  M.  Charles  Maurras 
aussi,  il  s'est  initié  au  «  traditionalisme  »  politique,  social  et 
religieux;  il  est  devenu  un  fervent  adepte  de  la  doctrine,  et  il  n'a 
laissé  échapper  aucune  occasion  nouvelle  d'en  affirmer  ou  d'en 
justifier  les  principes.  Il  devait  être  très  tentant  pour  lui  d'en 
essayer  une  sorte  d'illustration  romanesque.  La  tentation  s'étant 
heureusement  produite,  M.  Bourget  y  a  cédé  en  écrivant  l'Étape. 
L'Étape  est  un  chef-d'œuvre,  le  chef-d'œuvre  peut-être  de 
M.  Bourget;  et  je  suis  d'autant  plus  à  l'aise  pour  en  convenir, 
que  je  suis,  pour  ma  part,  assez  loin  d'en  épouser  toutes  les  ten- 
dances. Mais  quand  la  thèse  que  le  livre  enveloppe  serait  encore 
plus  discutable  qu'elle  ne  l'est,  il  n'en  resterait  pas  moins  vrai 
que  l'effort  d'art  dont  il  témoigne  est  égal  et  même  supérieur  à 
tout  ce  que  l'écrivain  avait  produit  jusqu'alors  de  plus  puissant 
et  de  plus  accompli  ;  et  d'autre  part,  jamais  encore  il  n'avait, 
dans  le  cours  d'un  simple  roman,  posé  et  agité  des  questions 
d'une  aussi  haute  et  aussi  grave  portée.  L'opinion  ne  s'y  est  pas 
trompée.  Elle  a  compris  qu'elle  se  trouvait  là  en  présence  d'un 
maître  livre,  d'un  de  ces  livres,  rares  dans  la  vie  de  tout  auteur, 
même  de    grand  talent,  qui  résument  et  totalisent,  si  je  puis 

(1)  L'Étape,  édition  originale,  Pion,  1901,  p.  114. 

(2)  M.  Paul  Bourget  a  publié,  en  collaboration  avec  M.  Michel  Salomon,  un 
Bonald,  dans  la  collection  la  Pensée  chrélienne,  Paris,  Bloud,  1905.  Il  ne  s'est 
point  contenté  d'écrire  pour  ce  volume  une  intéressante  Préface;  il  a  mis  directe- 
ment la  main  à  la  composition  du  recueil. 


96  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

dire,  de  longues  années  de  méditation  solitaire  et  d'expérience 
morale,  un  de  ces  livres  qu'on  a  longtemps  portés  en  soi  et 
qu'on  ne  se  décide  à  livrer  au  public  qu'après  en  avoir  mûri 
toutes  les  idées,  pesé  tous  les  développemens,  calculé  tous  les 
détails.  Il  n'est  aucun  des  ouvrages  de  M.  Bourget,  —  non  pas 
même  le  Disàple,  —  qui  ait  fait  surgir  une  aussi  abondante 
«  littérature,  »  soulevé  d'aussi  passionnées  discussions,  pro- 
voqué même  d'aussi  âpres  colères.  Il  n'a  laissé  personne 
indifférent  :  n'est-ce  pas  tout  dire? 

C'est  qu'en  effet  l'artiste  n'avait  négligé  aucun  des  moyens 
en  son  pouvoir  pour  attirer,  entretenir,  aiguiser  la  curiosité  et 
l'attention  de  ses  lecteurs.  Nous  avons  déjà  loué  chez  M.  Bourget 
la  science  consommée  de  la  composition  :  les  apprentis  ro- 
manciers, —  ou  dramaturges^  —  peuvent  apprendre  de  lui  l'art 
de  conduire  une  intrigue,  d'en  combiner  adroitement  les  divers 
élémens,  d'en  précipiter  au  moment  voulu  les  péripéties,  d'en 
embrouiller  savamment  les  fils  et  d'en  dénouer  avec  une  élé- 
gante simplicité  le  subtil  écheveau.  Dès  les  premières  lignes  de 
ses  récits,  —  voyez  particulièrement  à  ce  point  de  vue  André 
Cornélis  et  Une  idylle  tragique,  —  on  est  pris  comme  dans  un 
engrenage  logique  qui  vous  entraîne,  et  vous  emporte,  bon  gré 
mal  gré,  sans  vous  laisser  le  temps  de  vous  reprendre  et  de  res- 
pirer, et  ne  vous  Jâche  plus  qu'à  la  dernière  page.  A  cet  égard, 
M.  Bourget  s'est  surpassé  dans  rÉtape.  Or  il  était,  dans  ce  der- 
nier cas,  d'autant  plus  méritoire  de  conserver  intact  ce  don  sou- 
verain de  la  puissance  constructive  que  les  données  du  problème 
romanesque  étaient  plus  complexes,  et  qu'il  s'agissait,  pour  le 
conteur  en  même  temps  que  de  peindre  un  coin  de  la  société 
contemporaine  et  de  développer  une  thèse,  de  dérouler  sous 
nos  yeux  tout  à  la  fois  un  drame  de  famille  et  un  drame  d'idées, 
un  drame  de  conscience  et  un  drame  de  passion.  En  vertu  même 
de  la  diversité  de  son  dessein,  il  ne  pouvait  se  contenter  d'une 
action  «  chargée  de  peu  de  matière,  »  comme  les  aimait,  par 
exemple,  Racine,  et  peut-être  même  peut-on  trouver  qu'il  y  a 
beaucoup  d'événemens  accumulés  dans  ce  roman  qui  se  passe 
tout  entier  en  une  seule  semaine.  Mais,  ce  court  laps  de  temps 
nous  en  avertit  déjà,  l'écrivain  n'en  a  pas  moins  essayé  de  re- 
produire dans  son  œuvre  la  forte  concentration  de  la  tragédie 
racinienne  :  peu  s'en  faut  qu'il  n'observe  la  «  règle  des  trois 
unités,  »  et  l'on  définirait  assez  bien  sa  tentative  en  disant  qu'il 


M.    PAUL   BOURGET.  97 

a  voulu  traiter  le  sujet  d'un  grand  roman  moderne  avec  des 
procédés  tout  classiques,  et  soumettre  une  matière  extrêmement 
riche  et  touffue  à  la  sévère  simplicité  de  lignes  des  œuvres  de 
nos  grands  tragiques  :  il  y  a  fort  bien  réussi.  Et  il  a  non  moins 
bien  réussi  à  créer,  cette  fois,  des  types  réels  et  vivans.  Jean 
Monneron,  si  généreux  et  si  délicat  d'esprit  et  de  cœur,  et  sa 
sœur,  la  douloureuse  et  passionnée  Julie;  Crémieu-Dax,  le  jeune 
juif  fondateur  de  VUiiion  Tolstoï,  à  la  fois  enthousiaste  comme 
un  héritier  des  Prophètes  et  réaliste  comme  un  homme  de 
banque;  Riouffol,  le  rancuneux  ouvrier  relieur,  et  la  délicieuse 
Brigitte  Ferrand  :  il  n'est  presque  aucun  des  personnages 
inventés  par  M.  Bourget  qui  n'ait  l'air  pris  et  copié  sur  le  vif, 
qui  ne  ressorte  comme  en  relief  de  la  toile,  et  qui  ne  s'impose 
à  notre  souvenir.  Joignez  à  cela  que,  pour  la  première  fois, 
l'auteur  de  l'Étape  s'est  révélé  peintre  de  foules  :  la  scène  où  il 
nous  représente  la  séance  tumultueuse  de  V  Union  Tolstoï  a  du 
mouvement,  de  la  vie,  de  la  puissance  ;  Zola  ne  l'eût  point  dédai- 
gnée. Mais  ce  qui,  plus  que  tout  le  reste, donne  au  livre  sa  haute 
valeur  de  vivante  œuvre  d'art,  c'est  le  portrait,  à  la  fois  symbo- 
lique (1)  et  individuel,  de  Joseph  Monneron  :  celui-là  est  un 
type  qu'on  n'oubliera  plus,  au  même  titre  qu'une  M™*  Bovary  ou 
qu'un  M.  Poirier,  qu'un  Gil  Blas  ou  qu'un  Tartuffe.  M.  Bourget 
a  dessiné  cette  figure  avec  une  habileté,  une  conscience,  et,  en 
dépit  de  quelques  traits  trop  appuyés,  çà  et  là,  et  qui  sentent 
un  peu  la  caricature,  une  impartialité,  qui  font  le  plus  grand 
honneur  à  son  sens  et  à  sa  probité  d'artiste.  Elle  domine  tout 
son  livre,  cette  figure;  elle  est  la  personnification  concrète  de 
l'idée  générale  qui  en  est  l'armature,  de  l'erreur  sociale  que  le 
romancier  entend  dénoncer  et  combattre. 

Cette  erreur,  dont  toute  la  famille  Monneron  a  été  la  vic- 
time, on  sait  en  quoi  elle  consiste  : 

Il  n'y  a  pas  de  transfert  subit  de  classes,  et  il  y  a  des  classes,  du  mo- 
ment qu'il  y  a  des  familles,  et  il  y  a  des  familles,  du  moment  qu'il  y  a 
société...  Pour  que  les  familles  grandissent,  la  durée  est  nécessaire.  Elles 
n'arrivent  que  par  étapes.  Votre  grand-père  et  votre  père  ont  cru,  avec  tout 
notre  pays  depuis  cent  ans,  que  l'on  peut  brûler  l'étape.  On  ne  le  peut  pas.  lir- 
ont cru  à  la  toute-puissance  du  mérite  personnel.  Ce  mérite  n'est  fécond,  il 

(1)  Si  symbolique  même,  qu'il  en  est  presque  prophétique.  On  sait  le  mot  que 
M.  Bourget  prête  à  son  héros  sur  Taine  :  «  C'est  un  monsieur  qui  a  eu  bien  peur 
pour  ses  rentes  en  71.  »  Je  pourrais  citer  un  Monneron  réel  qui  a  prononcé,  et 
imprimé,  le  mot  en  termes  presque  identiques,  après  la  publication  de  l'Étape. 

TOME  II.   —   1911.  7 


98 


REVUE    DES    DEUX   MONDES. 


n'est  bienfaisant,  que  lorsqu'il  devient  le  mérite  familial.  La  nature,  plus 
forte  que  l'utopie,  et  qui  n'admet  pas  que  l'on  aille  contre  ses  lois,  con- 
traint toutes  les  familles  qui  prétendent  la  violenter  à  faire  dans  la  dou- 
leur, si  elles  doivent  s'établir,  cette  étape  qu'ils  n'ont  pas  faite  dans  la 
santé. 

C'est  le  philosophe  Ferrand  qui  parle  ainsi,  tout  à  la  fin  du 
livre,  en  dégageant  lui-même  toute  la  philosophie,  et  l'idée  qu'il 
exprime  là,  et  qu'il  avait  d'ailleurs  esquissée  déjà  dans  les  pre- 
mières pages,  j'allais  dire  dans  r«  ouverture  »  du  roman,  revient, 
sous  différentes  formes,  comme  un  leitmotif  insinuant,  à  tous 
les  tournans  de  l'œuvre,  l'une  des  plus  magistralement  orches- 
trées que  je  connaisse.  La  thèse  est  ingénieuse  et  spécieuse; 
elle  comporte  une  large  part  de  vérité,  et  plus  d'une  famille  mo- 
derne pourrait  se  l'appliquer  justement.  Je  crois  pourtant  que, 
telle  qu'elle  ressort  de  «  lÉtape  »  (1),  elle  est  un  peu  outrée,  et, 
peut-être,  insuffisamment  établie.  Si  elle  était  prise  au  pied  de 
la  lettre,  —  le  danger,  je  le  sais,  par  le  temps  qui  court,  n'est 
pas  grand,  —  elle  nous  épargnerait  nombre  de  déclassés,  ce  qui 
est  bien  ;  mais  elle  nous  eût  privés  d'un  Pasteur,  —  et  de  com- 
bien d'autres  !  —  ce  qui  serait  sans  doute  plus  fâcheux.  D'autre 
part,  acceptons  même  comme  fait  réel  et  vécu  Thistoire  imagi- 
naire de  la  famille  Monneron;  que  prouve-t-elle  ?  Que  Joseph 
Monneron  a  eu  le  tort  de  «  brûler  l'étape?  »  Non,'  mais  qu'il  a 
fort  mal  élevé  ses  enfans.  Et  d'où  vient  la  mauvaise  éducation 
de  ces  derniers  ?  De  ce  qu'ils  ont  été  nourris  de  phrases  creuses, 
des  prétentieuses  billevesées  d'une  morale  soi-disant  indépen- 
dante, et  surtout  peut-être  de  ce  que  leur  père  a  fait  un  sot  ma- 
riage. Que  l'humanité  serait  heureuse  si  les  mauvaises  éduca- 
tions et  les  sots  mariages  ne  se  trouvaient  que  chez  ceux  qui  ont 
brûlé  l'étape  !  Les  inconvéniens,  —  qui  sont  réels,  même  quand 
l'expérience  réussit,  —  d'une  ou  de  plusieurs  «  étapes  »  préma- 
turément franchies,  ne  sont  pas  précisément  ceux  que  M.  Bour- 

(1)  Je  dis:  telle  qu'elle  ressort  de  l'Étape,  parce  que  dans  divers  articles  que 
M.  Bourget  a  écrits  pour  répondre  aux  objections  qui  lui  ont  été  adressées,  notam- 
ment par  M.  d'Haussonville,  il  me  semble  avoir  un  peu  atténué  l'iatransigeance 
de  sa  théorie  primitive  :  il  avoue  par  exemple,  à  propos  du  cas  de  Guizot  et  de 
Pasteur  qui  lui  avait  été  opposé,  que  «  le  talent,  quand  il  est  d'un  certain  degré, 
écbappe  aux  lois  générales.  »  {Éludes  et  Portraits,  t.  III,  p.  148.)  Ces  deux 
articles  sur  VAscension  sociale  ne  sont  pas,  comme  on  eût  dit  jadis,  la  seule 
Défense  de  l'Étape  que  M.  Bourget  ait  composée  :  on  en  trouvera,  dans  le  même 
volume,  une  autre  au  moins,  d'autant  plus  vive  peut-être  qu'elle  est  indirecte  : 
c'est  l'article  sur  les  Deux  Taine. 


M.    PAUL    BOURGET.  99 

get  a  accumulés  dans  le  cas,  —  un  peu  bien  noir,  —  de  la  famille 
Monneron  :  ils  sont  «  d'un  autre  ordre,  »  moins  tragique,  et, 
généralement,  moins  douloureux. 

Mais  il  y  a  autre  chose  dans  l'Etape  qu'un  drame  émouvant 
joué  par  des  personnages  de  chair  et  d'os,  autre  chose  aussi 
qu'une  thèse  politico-sociale  ;  il  y  a  une  étude  de  psychologie 
religieuse  que  le  reste  offusque  et  recouvre  quelquefois,  mais 
qui  n'en  est  pas  moins,  aux  yeux  des  connaisseurs,  la  partie  la 
plus  neuve,  la  plus  profonde,  la  plus  indiscutable  de  l'œuvre, 
celle  où  M.  Bourget  a  le  plus  largement  donné  sa  mesure.  Les 
pages  où  il  décrit  les  hésitations,  les  scrupules  intellectuels  et 
moraux,  les  répulsions  secrètes  de  Jean  Monneron  en  même 
temps  que  sa  sympathie  croissante  pour  le  catholicisme,  et, 
sous  l'action  des  épreuves  de  la  vie,  son  besom  croissant  aussi 
d'une  foi  véritable,  et  parmi  les  prières  et  les  larmes  qu'il  verse 
au  chevet  de  sa  sœur  blessée,  son  abandon  complet  à  l'appel 
mystique,  «  sa  renonciation  totale  et  douce,  »  ces  pages-là  sont 
d'une  beauté  pénétrante,  d'une  lucidité  d'analyse  et  d'une  pro- 
fondeur d'émotion  auxquelles  l'écrivain  n'avait  encore  jamais 
atteint.  Et  j'ai  tort  de  dire  l'écrivain  :  c'est  l'homme  même  qui 
s'y  révèle.  On  a  quelque  pudeur  à  toucher,  d'une  main  si  légère 
fût-elle,  à  ces  choses  de  la  conscience  individuelle.  Mais,  puis- 
que aussi  bien  l'encre  d'imprimerie  a  passé  par  là,  il  me  sera 
bien  permis  de  penser  que  M.  Bourget  nous  livre  là,  —  plus 
ou  moins  transposé,  et  encore,  qui  sait?  —  le  résultat  de  son 
«  expérience  religieuse  ;  »  et  je  serais  bien  étonné  aussi,  que, 
dans  la  première  conversation  de  Jean  Monneron  avec  Ferrand, 
quand  le  jeune  homme  expose  au  philosophe  tout  le  chemin  qu'il 
a  fait  vers  le  catholicisme,  M.  Bourget  ne  nous  révélât  point,  par 
la  bouche  de  son  héros,  tout  le  travail  de  pensée  qui,  de  proche 
en  proche,  l'a  conduit  lui-même  jusqu'au  seuil  du  temple.  Il 
faut  citer  cette  page  si  pleine  et  si  forte  qui,  visiblement, 
ramasse  bien  des  recherches  et  bien  des  méditations  : 


J'admets  avec  vous,  —  dit  Jean  Monneron,  —  que  la  Science  est  incapable 
de  dépasser  l'ordre  des  phénomènes  et  qu'elle  se  heurte,  aussitôt  qu'elle 
veut  chercher  le  pourquoi  des  choses,  au  lieu  du  comment,  à  l'inconnais- 
sable. J'admets  que  cet  inconnaissable  est  réel,  puisqu'il  est  à  la  racine  de 
toute  réalité,  J'admets  que,  le  conséquent  étant  enveloppé  dans  l'antécé- 
dent, cet  inconnaissable  doit  posséder,  virtuellement  au  moins,  tout  ce  qui 
constitue  le  réel,  donc,  puisque  nos  facultés  font  partie  du  réel  :  l'intelli- 


100  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

gence,  l'amour  et  la  volonté.  J'admets  encore  que  ce  principe  d'intelli- 
gence, d'amour  et  de  volonté,  caché  dans  l'inconnaissable,  c'est  ce  que  le 
langage  des  simples  appelle  Dieu.  J'admets  encore  que  ce  Dieu,  ainsi 
conçu,  doit  s'être  manifesté  dans  l'histoire  humaine.  Comme  cette  histoire 
n'est  pas  une  attente,  qu'elle  est  actuelle,  qu'elle  est  présente,  j'admets  que 
cette  action  de  l'inconnaissable  y  est  mêlée,  actuellement.  J'admets  que,  de 
tous  les  faits  qui  tombent  sous  l'observation,  le  christianisme  est  celui  qui 
remplit  le  plus  exactement  les  conditions  que  notre  raisonnement  nous 
montre  a  priori,  comme  ayant  dû  être  celles  d'une  action  divine.  Je  vais 
plus  loin.  Je  reconnais  que,  des  formes  diverses  du  christianisme,  la  plus 
complète  est  celle  qui  remonte  par  la  tradition  au  fondateur  et  à  ses 
apôtres,  c'est-à-dire  le  catholicisme.  J'admets  tout  cela,  mais  comme  une 
construction  intellectuelle  qui  me  reste  totalement  extérieure,  et  dont  je 
ne  me  sens  pas  faire  partie.  C'est  une  hypothèse  plus  ingénieuse,  plus  pro- 
bable, si  vous  voulez,  que  beaucoup  d'autres,  mais  cette  probabilité  est 
pour  moi,  —  comment  m'exprimer  ?  —  une  probabilité  morte.  Elle  m'est 
étrangère,  je  vous  le  répète.  Elle  ne  touche  pas  à  ce  point  dernier  de  la 
personne  où  s'élabore  la  conviction  (1)... 

Quelle  étonnante  et  lumineuse  page  d'  «  apologétique  expé- 
rimentale !  »  De  même  que,  du  propre  aveu  de  M.*  Bourget,  il 
y  avait  jadis,  dans  son  Robert  Greslou,  quelques  traits  d'auto- 
biographie psychologique,  de  même,  je  crois  bien  qu'à  divers 
égards,  son  Jean  Monneron  lui  ressemble  «  comme  un  frère.  » 
Ce  qu'est  le  Disciple  dans  la  première  partie  de  son  œuvre, 
rÉtape  l'est  dans  la  seconde  :  les  deux  livres  se  correspondent, 
et  se  font  exactement  pendant  l'un  à  l'autre. 

Un  divorce  fait  suite  à  VÉtape,  manifeste  les  mêmes  ten- 
dances, et,  sous  une  forme  peut-être  plus  simplifiée,  les  mêmes 
qualités  d'art  et  de  pensée.  M.  Bourget  y  a  créé  un  type  très 
nouveau,  très  actuel  et  très  vivant,  celui  de  Berthe  Planât, 
l'étudiante  «  féministe,  »  la  théoricienne  de  l'union  libre, 
curieux  mélange  de  droiture  morale  et  d'anarchisme  intellec- 
tuel, touchante  et  sympathique  jusque  dans  ses  erreurs  et  ses 
faiblesses.  Le  livre  soulève  une  question  souvent  discutée,  tou- 
jours actuelle,  et  la  tranche  ou  la  résout  comme  on  pouvait  s'y 
attendre  de  la  part  d'un  héritier  de  Bonald.  Je  ne  sais  à  vrai 
dire  si  la  question  y  est  posée  dans  toute  sa  force  et  dans  toute 
sa  simplicité,  et  si  elle  n'aurait  pas  gagné  à  être  dégagée  de 
toute  considération  accessoire  :  j'appelle  ainsi  les  considérations 

(1)  On  fera  bien  de  rapprocher  ces  lignes  dune  lettre  de  M.  Bourget  (13  mai  1902) 
à  Charles  Ritter  dont  nous  avons  cité  les  principaux  fragmens  dans  la  Revue  du 
i5  novembre  1910. 


M      PAUL    BOURGET.  101 

tirées  de  l'existence  d'enfans  d'un  premier  lit  ou  empruntées  à 
l'ordre  religieux.  Il  est  trop  évident  par  exemple  que,  l'Eglise 
n'acceptant  pas  le  divorce,  Gabrielle  Darras  ne  saurait  avoir 
une  vie  religieuse  complète;  mais,  d'autre  part,  si  son  premier 
mari  était  mort  et  qu'elle  se  fût  tout  simplement  remariée,  les 
douloureuses  difficultés  qu'elle  éprouve  à  cause  du  conflit  sur- 
venu entre  son  second  mari  et  son  fils  auraient  pu  être  iden- 
tiques. Supposez-la  sans  enfant  de  son  premier  mariage  et  aussi 
libre  penseuse  que  son  second  mari  :  on  ne  voit  pas  bien,  semble- 
l-il,  les  inconvéniens  que  le  divorce  aurait  entraînés  pour  elle, 
et  on  en  voit  au  contraire  fort  bien  tous  les  avantages.  —  Eh  bien! 
même  dans  ce  cas  du  divorce  pur,  en  quelque  sorte,  les  incon- 
véniens existent,  et  ces  inconvéniens,  très  dififérens  de  ceux  du 
remariage,  indépendans  de  toute  préoccupation  confessionnelle, 
résultent  uniquement  du  principe  d'instabilité  introduit  dans 
l'union  conjugale.  Le  divorce,  c'est  la  porte  ouverte  à  l'union 
libre,  et  il  n'est  pas  besoin  d'être  catholique  pour  le  répudier; 
on  pourrait  même  dire  que,  moins  on  est  religieux,  plus  vive- 
ment on  doit  le  repousser,  pour  peu  du  moins  qu'on  ait  gardé 
quelque  souci  d'hygiène  sociale.  Ceux  qui,  sous  prétexte 
d'  «  affranchir  »  la  femme  et  de  réaliser  un  progrès  social,  ont 
introduit  le  divorce  dans  nos  mœurs,  et  dans  nos  codes,  ne  se 
sont  jamais  doutés  à  quel  point  ils  asservissaient  aux  multiples 
fantaisies  de  l'homme  la  faiblesse  féminine,  et  quelle  «  régres- 
sion »  ils  opéraient  vers  l'animalité  primitive.  Je  me  demande 
si  un  roman  construit  sur  ces  données  n'aurait  pas  été  «  plus 
fort  »  que  celui  qu'a  écrit  M.  Bourget.  Mais  peut-être  eût-il 
été,  sinon  moins  émouvant,  en  tout  cas  moins  varié.  Et  puis,  le 
romancier  pourrait  toujours  répondre  qu'il  a  voulu  étudier  non 
pas  le  divorce  «  en  soi,  »  mais  un  divorce  particulier.  Et 
enfin,  le  roman,  tel  que  nous  l'avons,  est  une  très  belle  œuvre, 
dramatique,  élevée,  vivante  et  suggestive  :  et  cela  répond 
péremptoirement  à  toutes  nos  chicanes  de  pédans. 

Insisterons-nous  maintenant  sur  les  dernières  œuvres  roma- 
nesques de  M.  Bourget,  les  Deux  sœurs,  les  Détours  du  cœur, 
l'Émigré,  la  Dame  qui  a  perdu  son  peintre?...  Si  elles  mani- 
festent la  variété,  la  souplesse  et  la  fécondité  de  son  talent,  il 
ne  semble  pas  qu'elles  ajoutent  quelque  nuance  vraiment  nou- 
velle à  la  définition  que  l'on  peut  tenter  de  ce  talent.  Et  mieux 
vaut  sans  doute  l'étudier,  ce  talent  si  curieux,  si  chercheur,  si 


102  REVUE   DES    DEUX    MON-DES. 

inquiet,  même  sous  son  apparent  dogmatisme,  et  toujours  si 
soucieux  de  se  renouveler,  dans  sa  dernière  incarnation  litté- 
raire, je  veux  dire  sous  la  forme  dramatique  qu'il  a  essayée 
depuis  trois  ou  quatre  ans. 

Ce  n'est  pas  l'un  des  spectacles  les  moins  intéressans  de 
notre  époque  que  de  voir  un  écrivain  non  seulement  connu  et 
classé,  mais  célèbre,  aborder  à  cinquante-cinq  ans  une  forme 
d'art  qui  passe  pour  exiger  un  long  et  difficile  apprentissage, 
une  expérience  consommée  du  <(  métier,  »  bref,  un  don  et  un 
«  faire  »  assez  particuliers;  il  fallait  même  un  certain  courage 
pour  jouer  cette  partie  et  pour  la  gagner.  Je  sais  bien  que 
M.  Bourget  a  été  comme  sollicité  du  dehors  à  entrer  dans  cette 
voie  nouvelle.  Mais  je  serais  fort  étonné  que  ces  sollicitations 
extérieures  ne  répondissent  pas  à  certaines  dispositions  intimes 
et  peut-être  assez  anciennes  de  l'auteur  du  Disciple.  Ne  sont- 
elles  pas  de  lui,  dans  un  article,  daté  de  1880,  sur  la  Psycho- 
logie au  théâtre,  ces  lignes  significatives  :  «  Un  avenir  admi- 
rable paraît  réservé  aux  auteurs  nouveaux  qui  assoupliront  l'art 
dramatique  au  point  d'y  introduire  autant  cf observation  que 
dans  le  roman  ou  dans  la  poésie...  L'auteur  du  Demi-Monde 
n'est-il  pas  là  pour  attester  que  les  plus  hardis  problèmes  de 
psychologie  personnelle  et  sociale  peuvent  être  traités  en  pleine 
scène?  Seulement,  trop  peu  de  personnes  travaillent  aujourd'hui 
dans  cette  direction  (1)...  »  Et  n'est-ce  pas  là  la  formule  même 
de  son  propre  théâtre?  C'est  que  M.  Bourget  non  seulement  a 
toujours  suivi  de  très  près  toute  la  production  dramatique  con- 
temporaine, mais  encore,  ainsi  qu'en  témoignent  ses  trois  années 
de  feuilletons,  a  beaucoup  réfléchi  aux  choses  du  théâtre  :  là 
encore  son  métier  de  critique  lui  a  épargné  bien  des  tâtonne- 
mens  et  des  méprises.  Dautre  part,  il  me  semble  que  les  grands 
dramaturges  de  tous  les  temps,  à  commencer  par  Shakspeare, 
—  vovez  telle  étude  de  lui  sur  Hamlet  et  son  André  Cornélis,  — 
ont  collaboré,  au  moins  autant  que  les  grands  romanciers,  à 
son  éducation  littéraire,  et  je  crois  qu'il  leur  a  emprunté  et  qu'il 
a  transporté  dans  l'art  du  roman  plus  d'un  de  leurs  procédés 
essentiels.  Ce  qui  est  en  tout  cas  certain,  c'est  qu'il  y  a  dans 
tous  ses  romans  un  élément  dramatique,  mélodramatique  même 
quelquefois,  —  voyez  l'Émigré,  —  qui  appelait  comme  de  lui- 

(1)  Éludes  et  Portraits,  t.   I,   édition   originale,  p.   328-329  {Réflexions  sur  le 
tkéâlre). 


M.    PAUL    BOURGET. 


103 


même  la  forme  proprement  théâtrale,  et  qui  ne  demandait  qu'à 
être  libéré  de  toute  entrave  et  à  être  développé  pour  lui-même  (1). 
Ce  serait  bien  mal  connaître  M.  Bourgetque  dépenser  qu'il  n'en 
avait  pas  conscience.  Et  puis,  parmi  toutes  les  séductions  que 
peut  offrir  le  théâtre  à  un  écrivain  d'aujourd'hui,  comment  ne 
pas  faire  entrer  en  ligne  de  compte  la  tentation,  qui  devait  être 
si  forte,  pour  le  philosophe  et  l'homme  d'action  qu'est  devenu 
l'auteur  de  l'Étape,  de  porter  sur  la  scène  et  donc  de  soumettre 
directement  au  grand  public  et  de  lui  imposer  presque  ses 
préoccupations,  ses  idées  nouvelles,  et  d'en  recueillir  immédia- 
tement l'écho?  Que  M.  Bourget  ait  cédé  à  des  considérations  de 
cet  ordre,  ou  à  d'autres,  le  fait  est  que,  depuis  trois  ans,  il  est 
devenu  dramaturge,  et  dramaturge  à  succès  ;  et  chacun  sait  qu'il 
va  persévérer. 

Quatre  pièces,  Un  Divorce  (1908),  r Émigré  (1909),  la  Barri- 
cade, Un  cas  de  conscience  (1910),  —  en  attendant  le  très  pro- 
chain Tribun,  —  composent  actuellement  le  bagage  dramatique 
de  M.  Bourget.  Il  est  assez  difficile  d'apprécier  avec  toute  la 
précision  souhaitable  son  effort  personnel  dans  cette  voie.  Non 
pas  que  son  œuvre  théâtrale  soit  encore  insuffisamment  abon- 
dante, ou  insuffisamment  caractéristique.  Mais  deux  de  ces 
pièces  sur  quatre  ont  été  écrites  en  collaboration,  et  quoiqu'elles 
aient  été  tirées  d'un  roman  et  d'une  nouvelle  de  M.  Bourget, 
l'apport  propre  de  ce  dernier  nous  échappe  un  peu.  La  troisième 
a  été  tirée  par  l'auteur  lui-même  de  son  roman  de  l'Émigré:  il 
n'y  a  que  la  Barricade  qui  ait  été  écrite  tout  entière  par 
M.  Bourget  et  directement  pour  la  scène.  «  C'est  vraiment  ma 
première  pièce,  déclarait-il  lui-même,  puisque  c'est  la  seule 
qui  ne  soit  pas  tirée  d'un  roman  (2).  »  Quelque  mérite  littéraire, 
historique  ou  social,  et  dramatique  qu'offre  cette  «  chronique 
de  1910,  »  il  est  malaisé,  sur  cette  œuvre,  presque  unique,  de 
discerner  très  nettement  l'originalité  réelle  «  d'un  débutant,  » 
comme  l'auteur  de   la  Barricade   s'intitule   trop  modestement 

(1)  C'est  ce  dont  s'étaient  déjà  avisés  deux  dramaturges  contemporains, 
MM.  Léopold  Lacour  et  Pierre  Decourcelle  qui,  le  18  avril  1889,  ont  fait  repré- 
senter au  Vaudeville  Mensonges,  «  comédie  tirée  du  roman  de  M.  Paul  Bourget.  >> 
(Paris,  Lemerre,  1890,  in-18.) 

(2)  La  Barricade,  Préface,  p.  ïiii.  Dans  cette  Préface,  M.  Bourget  donne  de 
fort  curieux  détails  sur  la  manière  dont  il  a  été  amené  à  écrire  sa  pièce,  et  sur  les 
matériaux  dont  il  s'est  servi.  Je  crois  bien  qu'il  nous  livre  là  le  secret  de  sa  mé- 
thode de  travail  et  de  la  façon  dont  il  se  «  documente  »  pour  écrire  non  seulement 
ses  pièces,  mais,  si  je  ne  me  trompe,  ses  romans  et  ses  nouvelles  aussi. 


104  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

lui-même,  et  l'on  ne  voit  vraiment  rien  d'essentiel  à  ajouter  à 
ce  qui,  ici  même,  a  été  très  justement  et  finement  dit  par 
M.  Doumic,  au  fur  et  à  mesure  que  ces  diverses  pièces  affron- 
taient la  lumière  de  la  rampe.  Tout  ce  que  déjà  l'on  entrevoit, 
c'est  que  l'œuvre  de  M.  Bourget  au  théâtre  est  et  vraisembla- 
blement sera  analogue  à  celle  qu'il  a  poursuivie  dans  le  roman. 
Prenant  ses  sujets  au  cœur  de  la  réalité  contemporaine,  il  met 
aux  prises  des  personnages  dont  il  analyse  avec  une  vigoureuse 
subtilité  les  sentimens  et  les  passions,  et  dont  il  fait  le  vivant 
symbole  de  certaines  doctrines  en  cours  ;  le  drame  de  passion 
devient  ainsi  un  drame  d'idées,  et  de  ce  double  conflit  il  so 
dégage  discrètement  une  leçon  générale  qui  est  la  solution  du 
problème  posé,  telle  du  moins  que  l'écrivain  la  conçoit  ou  la 
souhaite.  Attendons  le  Tribun  pour  voir  si  M.  Bourget  va 
encore  une  fois  demeurer  fidèle  à  son  «  rêve  d'art,  »  qu'il 
définit  lui-même  si  heureusement  :  «  du  pathétique  qui  fasse 
penser  (1).  » 

III 

Deux  volumes  de  vers,  cinq  volumes  de  critique,  quatre 
volumes  de  voyages,  quinze  volumes  de  romans,  quatorze 
volumes  de  nouvelles,  quatre  pièces  de  théâtre,  sans  compter 
nombre  d'articles,  de  lettres,  préfaces  ou  discours  qui  n'ont  pas 
été  recueillis,  voilà,  après  quarante  ans  bientôt  dévie  littéraire, 
de  quoi  se  compose  actuellement  l'œuvre  de  M.  Paul  Bourget. 
Elle  est  considérable,  comme  on  peut  voir,  et  elle  est  variée, 
—  plus  variée  même  que  celle  d'aucun  autre  des  hommes  de 
lettres  français  contemporains.  Aucun  autre  d'entre  eux  en  effet 
n'a  touché  à  autant  de  genres,  ni  surtout  n'a  aussi  fortement 
marqué  sa  place  dans  tous  les  genres  qu'il  a  successivement  ou 
simultanément  abordés.  Là  même  où  il  n'a  pas  atteint  au  pre- 
mier rang,  il  donne  l'impression,  —  sauf  peut-être  en  poésie, — 
qu'il  aurait  pu  y  atteindre,  s'il  avait  voulu  faire  porter  là  son 
principal  effort.  Cet  effort  soutenu  et  prolongé,  le  seul  qui 
assure  même  aux  maîtres  la  suprême  maîtrise,  c'est  dans  l'art 
du  roman  qu'il  l'a  fourni,  et  par  l'abondance  et  la  diversité,  par 
la  vigueur  d'exécution,  par  la  haute  portée  et  le  retentissement  des 

(1)  Lettre  à  Charles  Ritter,  du  10  avril  1905  :  voyez  toute  la  page  dans  la  Revue 
du  15  novembre  1910,  p.  156-157. 


M.    PAUL   BOURGET.  103 

œuvres,  par  l'influence  exercée  enfin  (1),  je  ne  lui  vois,  dans  cet 
ordre  et  dans  sa  génération  qu'un  ou  deux  rivaux,  tout  au  plus. 

Vous  êtes-vous  demandé  parfois,  —  écrivait-il  tout  au  début  de  sa  car- 
rière, —  comment  serait  imaginé  le  roman  idéal  qu'il  vous  plairait  de  lire 
aujourd'hui  pour  vous  reposer  un  moment  des  tristesses  contemporaines? 
D'abord  il  devrait  être  humain,  et  par  ce  mot  nous  entendons  qu'il  dédai- 
gnerait les  créations  monstrueuses  dont  nous  obsèdent  les  réalistes.  Comme 
nous  voulons  un  apaisement,  il  respirerait  l'amour  d'une  existence  meil- 
leure, plus  simple  que  notre  vie  moderne,  toujours  si  agitée.  Pour  avoir 
trop  étudié  les  caractères  compliqués  et  raffinés,  nous  perdons  le  sens 
exquis  des  belles  natures  :  les  excès  seuls  nous  semblent  réels.  Le  roman 
que  nous  désirons  se  soucierait  donc  peu  de  peindre  des  fous  ou  des 
malades,  il  retrouverait  la  beauté  dans  l'étude  des  choses  saines  et  des  sen- 
timens  nobles.  Ce  roman  aurait  pour  charme  une  entière  sincérité.  Sans 
dissimuler  le  mal,  il  ne  l'exagérerait  pas  au  point  de  l'étaler  seul  en  pleine 
lumière.  Comme  il  se  souviendrait  qu'un  désordre  immense  est  au  fond  des  âmes, 
il  chercherait  à  dégager  la  loi  qui  gouverne  les  passions  humaines.  11  faudrait, 
en  un  mot,  qu'il  pût  porter  en  épigraphe  cette  pensée  de  George  Sand  : 
«  On  peut  définir  passion  noble  celle  qui  nous  élève  et  nous  fortifie  dans 
la  beauté  des  sentimens  et  la  grandeur  des  idées,  passion  mauvaise  celle 
qui  nous  amène  à  l'égoïsme,  à  la  crainte,  et  à  toutes  les  petitesses  de 
l'instinct  aveugle.  » 

Un  tel  livre  ne  saurait  se  passer  d'une  forme  accomplie...  Enfin,  si  le  roman 
dont  nous  parlons  quittait  les  hautes  cimes  de  l'art  pour  vivre  de  notre  vie 
moderne  et  combattre  nos  combats,  sa  règle  devrait  être  celle-ci  :  ne  se 
soumettre  à  aucune  coterie,  et,  soucieux  de  la  France  avant  toutes  choses, 
travailler  à  détruire  les  haines  civiles  qui  nous  ont  désunis  en  face  de 
l'ennemi  (2)... 

Ce  n'est  peut-être  pas  tout  à  fait  là  le  roman  dont  nous  a  dotés 
M.  Bourget  :  il  y  a  dans  les  siens  plus  de  «  morbidesse,  »  plus 
de  «  réalisme  »  aussi,  et  moins  d'optimisme  qu'il  n'en  avait  sou- 
haité dans  la  ferveur  de  ses  vingt  et  un  ans;  mais  en  réduisant, 
comme  il  le  faisait  dès  lors,  «  les  devoirs  auxquels  ne  saurait  se 
soustraire  aucun  écrivain  qui  se  respecte  »  à  «  la  vérité  humaine 
et  morale,  au  souci  du  style,  et  au  patriotisme,  »  le  romancier 
de  l'Étape  et  du  Disciple  a  le  droit  de  penser  qu'il  n'est  pas 
resté  infidèle  à  sa  première  devise,  à  l'idéal  de  sa  jeunesse. 

Et,  assurément,  au  cours  de  la  vie,  cet  idéal  s'est  modifié, 

(1)  Parmi  les  tout  récens  disciples  de  M.  Bourget.  —  et  de  Fromentin,  —  je 
crois  devoir  signaler  ici  un  jeune  écrivain,  M.  Emile  Clermont,  dont  le  premier 
et  fort  remarquable  roman,  Amour  promis  (Galmann-Lévy,  1910)  est  de  nature  à 
nous  faire  concevoir  de  hautes  espérances. 

\2)  Le  Roman  réaliste  et  le  Boman  piétiste,  dans  la  Revue  des  Deux  Mondes  du 
15  juillet  1873,  p.  455,  456. 


106  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

sinon  dans  son  fond  primitif,  tout  au  moins  dans  ses  conclu- 
sions. Le  grand  mérite  et  le  haut  intérêt  de  l'œuvre  de  M.  Bourget 
est  de  traduire  avec  une  fidélité,  une  sincérité,  et  j'oserai  dire 
une  naïveté  singulières,  les  vicissitudes  de  sa  pensée.  Veut-on 
voir,  et  comme  toucher  du  doigt,  sur  un  article  essentiel,  le 
point  de  départ  et  le  point  d'arrivée  de  cette  pensée  ?  Qu'on 
relise  parallèlement,  dans  l'édition  originale  et  dans  l'édition 
définitive  des  Essais  de  psi/cko/ogie  contemporaine ,  l'étude  sur 
Ernest  Renan.  En  1883,  M.  Bourget  parle  «  des  phrases  singu- 
lières où  le  savant  philologue  professe  une  admiration  à  demi 
jalouse  pour  ceux  qui  ont  pris  le  monde  comme  un  rêve  amusé 
d'une  heure.  »  —  «  Une  admiration  un  peu  niaise,  »  écrira-t-il 
en  1899.  —  «  Que  M.  Renan,  disait-il  en  1883,  ait  été  correct  ou 
non  dans  le  maniement  de  cette  méthode,  la  question  pour  nous 
n'est  point  là.  Il  est  certain  qu'il  l'a  pratiquée  de  bonne  foi.  »  Et 
en  1899:  «  Telle  est  la  méthode  qu'en  effet  M.  Renan  s'est 
efforcé  de  pratiquer  après  Strauss  et  tant  d'autres.  A-t-il  été 
correct  ou  non  dans  le  maniement  de  cette  méthode?  A-t-il 
obtenu  les  résultats  guHlen  attendait?  Il  est  bien  certain  aujour- 
d'hui que  non,  mais  il  est  certain  aussi  qu'il  l'a  pratiquée  de 
bonne  foi...  »  —  En  1883,  à  propos  du  style  de  Renan  :  «  Les 
formules  d'atténuation  abondent,  attestant  un  souci  méticuleux 
de  la  nuance.  »  —  «  Attestant,  avec  une  certaine  incapacité 
d'affirmer...,  »  corrige  l'écrivain  de  1899.  —  Et  enfin,  après  avoir 
esquissé  ce  que  pourrait  être  l'avenir  religieux  de  l'humanité 
affranchie  de  toute  croyance  métaphysique,  il  écrivait  en  1883: 

Nous  avons  dès  aujourd'hui,  en  M.  Renan,  un  exemplaire  achevé  des 
dispositions  religieuses  qui  rallieraient  les  vagues  croyans  de  cet  âge 
cruel;  et  qui  donc  oserait  affirmer  que  l'acte  de  foi  sans  formule  auquel 
aboutit  dès  à  présent  l'optimisme  désabusé  de  cet  historien  de  notre  religion 
mourante  n'exprime  pas  l'essence  de  ce  qui  doit  demeurer  d'immortelle- 
ment  pieux,  dans  ce  magnifique  et  misérable  temple  du  cœur  humain  ? 

En  1899,   l'auteur  des  Essais  récrit  ainsi   ce  passage  : 

•  Nous  avons,  semble-t-il,  dès  aujourd'hui,  en  M.  Renan,  un  exemplaire 
achevé  des  dispositions  religieuses  qui  rallieraient  les  vagues  croyans  de 
cet  âge  sans  Dieu  que  nous  venons  d'imaginer;  et  l'acte  de  foi  sans  formule 
auquel  aboutit  dès  à  présent  cet  historien,  pieux  malgré  lui,  d'une  religion 
qu'il  déclare  mourante,  deviendrait  un  germe  de  renouveau.  Il  en  sortirait 
toute  une  moisson  d'espérances  nouvelles,  car  cet  acte  de  foi  exprime 
l'essence  de  ce  qui  doit  demeurer  d'immortellement  croyant,  irréductible  à 


M.    PAUL    BOURGET.  407 

V analyse,  dans  ce  magnifique  et  misérable  temple  du  cœur  humain.  —  Et 
s'il  en  est  ainsi,  pourquoi  tant  s'attacher  à  le  dévaster  (1)  ? 

Toute  l'histoire  morale  de  M.  Bourget  est  contenue  entre 
ces  deux  textes.  Son  «  cœur  resté  chrétien  >>  a  fini  par  secouer 
le  joug  d'enchantement  que  le  plus  délicieux  anarchiste  intel- 
lectuel du  siècle  passé  a  longtemps  fait  peser  sur  l'esprit  de 
ceux  qui  se  sont  trop  attardés  à  écouter  la  subtile  sonnerie 
des  cloches  de  la  ville  d'Is... 

Même  aujourd'hui,  pourtant,  cette  jolie  et  insinuante  son- 
nerie, M.  Bourget  ne  l'écoute-t-il  pas  encore  ?  Ce  qu'il  appelait, 
en  1883,  «  le  rêvé  aristocratique  de  M.  Renan  »  n'est-il  pas, 
dans  une  large  mesure,  devenu  le  sien?  On  sait  que,  sur  ce 
point,  il  n'a  pas  répudié  la  doctrine  ou  les  vues  de  celui  qu'il 
proclame  encore,  non  sans  quelque  malice,  j'imagine,  «  le  très 
grand  philosophe  royaliste  de  la  Bé forme  intellectuelle  et  mo- 
rale (2).  »  C'est  en  effet  l'un  des  spectacles  les  plus  propres  à 
remplir  d'une  douce  ironie  les  observateurs  impartiaux  de  notre 
époque  que  de  voir  l'adoption  en  quelque  sorte  par  notre  dé- 
mocratie, —  il  est  vrai  qu'elle  a  surtout  vu  en  lui,  selon  le 
mot  de  Dumas  fils,  «  un  pape  de  la  libre  pensée,  » —  de  l'un  des 
hommes  qui  ont  le  plus  constamment  répété  et  pratiqué  le 
Odi  profaniim  vulgus  du  poète.  Quoi  qu'il  en  soit,  —  et  Renan 

(1)  Essais  de  psychologie  contemporaine,  édition  originale,  t.  1,  p.  10,  86,  50,  95- 
96;  —  édition  définitive,  in-16,  p.  69,  77,  78,  84-85.  —  Pour  avoir  sur  Renan  toute 
la  pensée  de  M.  Bourget  en  1883,  il  faut  joindre  à  l'article  des  Essais  une  curieuse 
brochure,  assez  peu  connue,  ce  me  semble,  Ernest  Renan,  par  Paul  Bourget- 
Paris,  Quantin,  1883,  in-16  (collection  des  Célébrités  contemporaines).  J'en  détache 
les  lignes  que  voici,  sur  la  Vie  de  Jésus  : 

«  C'était,  ce  livre  demeuré  unique,  un  si  troublant  et  délicieux  mélange  de 
vénération  et  d'analyse,  de  rêverie  et  de  science  I  La  poésie  des  paysages  y  faisait 
un  fond  si  lumineux  au  visage  sublime  de  Celui  qui  mourut  réellement  pour 
sauver  le  monde  ancien  des  ténèbres  et  du  péché  !  Les  âmes  pieuses  furent  tout 
à  la  fois  consternées  et  ravies  [?]  Les  âmes  impies  furent  séduites.  Les  âmes  indif- 
férentes furent  attendries.  Une  tempête  de  polémique  se  déchaîna,  à  travers 
laquelle  le  livre  passa,  guidé  par  un  invisible  esprit,  comme  l'esquif  de  l'Évan- 
gile, où  Jésus  repose  dans  la  tempête  aussi,  mais  calme  et  sans  qu'une  boucle  de 
sa  céleste  chevelure  tremble  sous  la  brise.  Aujourd'hui  la  tempête  s'est  éloignée, 
le  livre  demeure.  Je  ne  sais  pas  s'il  est  exact,  et  il  est  possible  que  la  portion  phi- 
losophique et  historique  prête  à  des  reproches  justifiés,  —  mais  la  portion  morale 
est  au-dessus  de  ces  reproches,  et  c'est  par  elle  que  l'œuvre  est  durable,  par  ce 
culte  dépourvu  de  toute  forme  précise  pour  la  personnalité  idéale  du  Nazaréen,  — 
livre  vraiment  incomparable  d'élévation  et  de  rêverie,  et  qui  serait  le  plus  beau 
des  livres  écrits  sur  Jésxis,  n'étaient  les  Évangiles  et  l'Imitation'.  »  (P.  30.)  —  Je  ne 
pense  pas  que  M.  Bourget  écrivit  cela  aujourd'hui. 

(2)  Réponse  à  une  enquête  sur  la  Crise  du  parlementarisme. 


108  REVUE  DES  DEUX  MONDEE. 

du  reste  n'est  pas  à  cet  égard  le  seul  maître  de  M.  Bourget,  — 
■l'auteur  de  l'Étape,  on  le  sait,  est  devenu,  depuis  une  dizaine 
d'années  surtout,  un  juge  sans  indulgence  des  tendances  poli- 
tiques et  sociales  qui  triomphent  chez  nous  depuis  un  siècle, 
et,  plus  particulièrement,  depuis  quarante  ans  (1);  il  est  «  anti- 
démocrate »  et  royaliste  avec  délices  ;  il  mène  avec  ardeur  le 
combat  pour  la  «  contre-Révolution;  »  il  ne  néglige  aucune 
occasion  de  rompre  des  lances  en  faveur  de  ses  doctrines  favo- 
rites, de  ce  «  traditionalisme  par  positivisme,  »  dont  il  est  à  la 
fois  le  théoricien  et  l'apôtre.  «  La  France  est  née,  dira-t-il,  elle 
a  vécu  catholique  et  monarchique.  Sa  croissance  et  sa  prospérité 
ont  été  en  raison  directe  du  degré  où  elle  s'est  rattachée  à  son 
Église  et  à  son  roi.  Toutes  les  fois  qu'au  contraire  ses  énergies 
se  sont  exercées  à  l'encontre  de  ces  deux  idées  directrices  [c'est 
M.  Bourget  qui  souligne],  l'organisation  nationale  a  été  pro- 
fondément, dangereusement  troublée.  D'où  cette  impérieuse 
conclusion,  que  la  France  ne  peut  cesser  d'être  catholique  et 
monarchique,  sans  cesser  d'être  la  France,  —  de  même  qu'un 
foie  ne  peut  cesser  de  produire  de  la  bile  sans  cesser  d'être  un 
foie  (2)...  » 

Je  ne  suis  pas  très  grand  clerc  en  ces  sortes  de  questions,  et 
j'admire,  j'envie  peut-être  ceux  qui  les  tranchent  avec  une 
robuste  et  tranquille  assurance.  Mais  sans  nier,  certes,  le  très 
grand  talent,  la  généreuse  et  patriotique  éloquence,  l'âpre 
vigueur  logique  avec  laquelle  M.  Bourget  défend  sa  cause, 
j'avoue  qu'il  a  quelque  peine  à  me  convaincre.  D'abord,  je 
n'aime  guère,  pour  toute  sorte  de  raisons,  que  l'on  solidarise 
trop  étroitement  «  le  Trône  »  et  «  l'Autel,  »  —  ce  fut  l'une  des 
erreurs  de  ce  grand  esprit  de  Bonald,  —  et  après  Léon  XllI, 
celui  que  M.  Bourget  appelle  «  Pie  X  le  saint  et  le  grand  »  a, 
comme  on  sait,  toujours  protesté  contre  une  confusion  de  ce 
genre.   En   second  lieu,  quand  je  rencontre  dans   l'auteur  du 

(1)  Ce  n'est  pas  tout  à  fait  d'aujourd'hui  que  M.  Bourget  s'est  montré  sévère 
pour  notre  régime  politique,  on  peut  le  voir  par  la  préface  du  Disciple.  Il  s'y 
plaignait,  au  nom  de  sa  génération,  du  «  peu  qu'ont  fait  pour  elle  les  hommes  au 
])ouvoir.  »  «  Elle  a  vu,  ajoutait-il,  des  maîtres  d'un  jour  proscrnre  au  nom  de  la 
liberlé  ses  plus  chères  croyances,  des  politiciens  de  hasard  jouer  du  suffrage  uni- 
versel comme  d'un  instrument  de  règne,  et  installer  leur  médiocrité  menteuse  dans 
les  plus  hautes  places.  Elle  l'a  subi,  ce  suffrage  universel,  la  plus  monstrueuse 
el  la  plus  inique  des  tyrannies,  car  la  force  du  nombre  est  la  plus  brutale  des 
forces,  n'ayant  pas  même  pour  elle  l'audace  et  le  talent.  >>  (Éd.  originale,  p.  iv-v.) 

(2)  Préface  des  Lettres  sur  l'Histoire  de  France  de  l'abbé  de  Pascal. 


M.    PAUL    BOURGET.  109 

Disciple  des  expressions  comme  celles-ci  :  «  la  hideuse  erreur 
républicaine,  »  «  Vabominable  Jules  Ferry,  »  la  «  stupide  dé- 
claration des  Droits  de  l'homme,  »  le  «  honteux  gouvernement 
dit  du  4  septembre,  »  «  un  des  hommes  qui  ont  le  plus  joué  de 
cette  parole  publique  pour  le  malheur  de  la  France,  et  dont 
plus  tard  le  nom  sera  en  exécration  dans  ce  pays,  s'il  reprend 
jamais  la  conscience  de  ses  véritables  intérêts,  homme  d'Etat 
d'ailleurs,  et  remarquable  par  son  machiavélisme  inné  et  son 
instinct  surprenant  de  la  psychologie  démocratique,  V Italien 
Gambetta,  »  —  j'ai  peine  à  voir,  je  l'avoue,  dans  ces  violences 
de  plume  la  marque  d'une  réelle  équité  historique. 

Si  en  effet  le  régime  sous  lequel  nous  vivons,  et  sur  les  vices 
ou  les  défauts  duquel  je  crois,  pour  ma  part,  n'avoir  aucune 
illusion,  méritait,  sans  contre-partie,  tous  ces  anathèmes,  la 
France,  depuis  quarante  ans,  en  serait  morte.  Or  la  France  vit,  et 
elle  fait  encore  fière  figure  dans  le  monde  ;  si  elle  n'y  joue  plus 
le  rôle  qu'elle  y  jouait  jadis,  la  faute  en  est,  bien  plus  qu'à  notre 
régime  politique,  à  nos  défaites  militaires.  M.  Bourget  parle 
quelque  part  de  «nos  ignobles  démocraties  contemporaines.  «Le 
mot  n'est  peut-être  pas  très  chrétien,  et  il  n'est  pas  non  plus  très 
juste.  La  démocratie  n'est  pas  «  ignoble;  »  ou  du  moins,  elle  ne 
l'est  qu'au  sens  étymologique,  qui  n'est  pas,  j'en  ai  peur,  celui 
que  l'écrivain  avait  en  vue.  Elle  n'est  pas  très  raffinée,  et,  si  l'on 
y  tient,  elle  est  parfois  un  peu  grossière.  Elle  voit  gros,  et  elle 
voit  quelquefois  rouge.  Elle  ne  raisonne  guère;  elle  est  toute 
d'instinct  et  de  premier  mouvement.  Elle  est  facile  à  duper,  et 
les  mots  ont  sur  elle  un  incroyable  prestige.  Elle  a  bon  cœur 
avec  cela;  elle  est  fort  capable  d'élan,  de  générosité,  d'abnégation 
et  d'héroïsme.  Elle  a,  en  un  mot,  les  défauts,  mais  aussi  les 
qualités  des  enfans.  Comme  les  enfans,  elle  est  susceptible  d'être 
éduquée,  disons  mieux,  élevée,  suivant  l'expression  si  juste,  si 
noble,  si  riche  de  signification  morale.  L'éducation  de  la  démo- 
cratie, comme  l'éducation  de  l'enfance,  est  une  œuvre  de  charité, 
de  tact,  de  longue  et  infatigable  patience.  Ce  n'est  que  peu  à  peu 
que  l'on  parviendra  à  dégager  d'elle,  à  lui  faire  accepter,  res- 
pecter, aimer  les  aristocraties  nécessaires. 

Ces  aristocraties,  M.  Bourget  désespère  de  jamais  les  faire 
sortir  de  la  démocratie  elle-même  ;  il  voudrait  les  lui  imposer  du 
dehors,  et  il  fonde  tout  son  espoir  sur  une  restauration  monar- 
chique. J'y  vois,  je  le  confesse,  bien  des  objections.  Encore  une 


110 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


fois,  je  sais  ou  crois  savoir  tout  ce  qu'on  peut  dire  de  ou  plutôt 
contre  notre  régime  actuel,  et,  au  besoin,  je  le  redirais  moi-même; 
et  d'autre  part,  je  me  sens  dépourvu  de  tout  mysticisme  politique. 
Je  sais  aussi  que  tout  peut  arriver,  en  France  surtout,  et  s'il 
m'était  prouvé  que  la  royauté  héréditaire  dût  faire,  je  ne  dis  pas 
le  salut,  —  la  France  n'a  pas  besoin  d'être  «  sauvée,  »  —  mais 
le  bonheur  du  pays,  j'en  accueillerais  le  retour  avec  une  joie  pro- 
fonde. Mais  je  sais  également  qu'il  est  aussi  facile  de  médire  du 
présent  que  de  construire  sur  le  papier,  qui  souffre  tout,  et  dans 
l'avenir,  —  ou  même  dans  le  passé,  —  d'adorables  idylles.  L;i 
République  elle-même  était  «  bien  belle  sous  l'Empire,  »  et  la 
royauté  de  Louis  XV  n'est  peut-être  pas  l'idéal  d'un  gouver- 
nement moderne.  Pour  qu'une  monarchie  fût  possible  en  iFrance, 
il  faudrait  un  esprit  monarchique  :  or  l'esprit  monarchique,  — 
je  ne  dis  pas  les  mceurs  monarchiques,  —  me  paraît  bien  avoir 
presque  entièrement  disparu  de  chez  nous.  Renaîtra-t-il?  On  ne 
sait.  A  (trois  reprises,  en  1789,  en  1830,  en  1848,  la  monarchie 
n'a  pas  su  faire  au  pays  l'économie  d'une  révolution  :  ces  choses- 
là  se  paient,  et  les  occasions  perdues  en  histoire  ne  se  retrouvent 
guère...  Et  puis,  et  enfin,  quand  on  y  songe,  combien  toutes  ces 
questions  de  métaphysique  politique  sont  oiseuses  à  côté  de  la 
question,  bien  autrement  grave,  et  dont  on  ne  parle  guère,  de  la 
dépopulation  en  France  !  Qu'importe  le  maître  de  demain,  s'il 
doit  régner  sur  un  désert  d'hommes  !  Il  ne  s'agit  pas  de  savoir 
par  qui,  —  tribun,  Roi  ou  Empereur,  —  la  France  doit  être 
gouvernée,  mais  si  la  France  veut  continuer  à  être.  To  be  ornot 
to  be.  Et  cela,  ce  n'est  pas  une  question  dynastique  ou  politique  ; 
c'est  une  question  sociale  ;  c'est  plutôt  encore  une  question  mo- 
rale ;  c'est  surtout  une  question  religieuse... 

Sur  la  question  religieuse  proprement  dite,  M.  Bourget  a, 
dans  ces  dernières  années,  émis  des  vues  bien  intéressantes, 
quelques-unes  discutables,  mais  qui,  toutes,  donnent  à  sa  phi- 
losophie nouvelle  ce  couronnement,  cette  clef  de  voûte  sans 
laquelle  il  n'y  a  pas  de  doctrine  cohérente  et  vraiment  complète. 
Il  a  été  amené,  a-t-il  déclaré  souvent,  par  ses  observations  de 
psychologie  individuelle  et  sociale,  à  conclure  non  pas  seule- 
ment en  faveur  du  christianisme,  mais  du  catholicisme.  L'obser- 
vation positive,  méthodique,  «  scientifique,  »  conduit-elle  iK^ces- 
sairement  là?  Je  voudrais  en  être  sûr.  Je  ne  vois  pas  qu'elle 
y  ait  conduit  ni  Flaubert ,   ni   même  Taine,  et  combien  d'au- 


M.    PAUL    BOURGET.  lil 

très  !  Et  tant  qu'on  ne  nous  aura  pas  montré  les  anciens  décou- 
vrant le  christianisme,  on  pourra  mettre  en  doute  pour  l'éta- 
blir l'efficacité  des  méthodes  «  expérimentales.  »  Si  M.  Bourget 
s'est  un  jour  retrouvé  catholique,  c'est  peut-être  qu'au  fond  de 
lui-même  il  n'avait  jamais  cessé  de  l'être  ;  et  c'est  le  cas  de 
redire  ici  le  mot  de  Pascal  :  «  Va,  tu  ne  me  chercherais  pas,  si 
tu  ne  m'avais  trouvé...  » 

J'insisterais  moins,  si  ces  scrupules  de  «  positiviste  » 
n'avaient  pas,  quelquefois,  incliné  M.  Bourget  à  une  sympathie 
peut-être  excessive,  pour  le  «.  catholicisme  athée  »  que  l'on, 
enseigne  à  ï Action  française,  et  qui  n'est  d'ailleurs  pas  le  sien. 
Le  sien  est  bien  le  catholicisme  authentique,  et  qui  exige 
l'adhésion  intime  du  fond  de  l'âme  ;  mais  «  il  y  a  plusieurs 
demeures  dans  la  maison  de  mon  Père,  »  et  il  faut  bien  recon- 
naître que  le  catholicisme  de  l'auteur  d'Un  Divorce  se  rapproche 
plus  de  celui  d'un  Bonald  ou  d'un  Joseph  de  Maistre  que  de 
celui  d'un  Chateaubriand.  Qu'une  religion  purement  individuelle 
soit  un  non-sens,  et  que  toute  religion  véritable  soit  une 
«  sociologie,  »  on  l'accorde  sans  peine.  Que  le  catholicisme  soit 
une  religion  essentiellement  «  sociale,  «  et  une  «  religion 
d'autorité,  »  c'est  ce  que  l'on  n'a  garde  d'oublier.  Mais  il  est 
aussi,  et  même  il  est  surtout  une  «  religion  de  l'esprit.  »  L'auto- 
rité, dans  le  catholicisme,  est  un  moyen,  non  pas  une  «  fin  en 
soi,  »  comme  disent  les  philosophes,  —  un  moyen  d'assurer  la 
perpétuité  et  la  communauté  de  la  foi,  un  moyen  de  trans- 
mettre, en  la  réglant,  en  la  canalisant,  la  vie  intérieure.  Mais  si 
la  vie  intérieure  ne  demeurait  pas  la  fin  dernière,  l'objet 
constant  et  suprême,  le  catholicisme  ne  serait  plus  qu'une 
forme  vidé,  un  arbre  mort  dont  il  ne  subsisterait  que  l'écorce. 
Si  le  catholicisme  n'est  qu'un  gouvernement,  si,  pour  dire  le 
mot,  il  n'est  plus  qu'un  «  caporalisme,  »  il  n'a  plus  de  raison 
d'être.  En  insistant  comme  il  le  fait  avec  quelque  excès  sur  le 
principe  d'autorité,  c'est  ce  que  M.  Bourget  a  parfois  l'air  de 
perdre  un  peu  de  vue.  «  J'ai  beaucoup  lu  les  Evangiles, fait-il  dire 
à  son  Jean  Monneron,  et,  si  j'en  traduisais  l'enseignement,  je  le 
résumerais  dans  ces  trois  mots  :  Discipline,  Hiérarchie,  Charité.  » 
—  Charité:  oui,  sans  doute.  Discipline,  Hiérarchie  :  est-ce  bien 

f  *■  , 

sûr?  L'Evangile  interprété  par  l'Eglise,  peut-être.  Mais  l'Evan- 
gile tout  seul,  j'en  doute  un  peu.  Et  au  reste,  ne  voyons-nous 
pas,  par  un  illustre  exemple   contemporain,  ce  que  la  pensée 


112  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

individuelle,  placée  sans  intermédiaire  en  face  de  l'Évangile  tout 
seul,  en  peut  assez  naturellement  tirer  ?  Et  Fanarchisme  moral 
qu'un  Tolstoï  y  a  puisé,  dans  ce  que  M.  André  Bellessort  appelait 
si  joliment  «  son  ébriété  mystique,  »  ne  nous  prouve-t-il  pas 
que  l'Evangile  ne  suggère  pas  aussi  nécessairement  que  paraît  le 
croire  l'auteur  de  l'Étape  des  idées  de  discipline  et  de  hiérarchie? 
Ailleurs  encore,  en  des  pages  bien  dures  et  un  peu  injustes,  où 
M.  Bourget,  dans  la  personne  de  son  abbé  Chanut,  fait  le  procès 
des  prêtres  qui  vont  au  peuple  et  des  «  démocrates  chrétiens,  » 
il  écrit:  «  La  crainte  de  voir  l'Église  perdre  la  direction  des 
masses  est  le  généreux  motif  qui  domine  ces  apôtres  sans  esprit 
critique.  »  Si  tel  était  le  vrai  motif  de  leur  action,  tout  politique 
en  quelque  sorte,  il  ne  serait  ni  désintéressé,  ni  «  généreux,  » 
et  ils  mériteraient  le  peu  de  sympathie  qu'a  pour  eux  M.  Bourget. 
Mais  à  qui  fera-t-on  croire  que  l'encyclique  Rerwn  novarum 
a  été  dictée  par  des  raisons  toutes  politiques,  et  non  point 
tout  simplement  «  évangéliques?  »  J'ai  peur  que  des  décla- 
rations de  ce  genre  ne  donnent  à  un  trop  grand  nombre  de 
lecteurs  le  change  sur  les  vrais  sentimens  de  M.  Bourget,  et  ne 
lui  attirent  ce  reproche  injustifié  de  «  dédain  pour  les  pauvres  » 
qu'il  a  bien  raison,  son  œuvre  en  main,  de  repousser,  mais  que 
ses  vrais  admirateurs  seraient  fâchés  de  voir  s'accréditer  trop 
aisément.  Il  se  représentait  lui-même  un  jour,  avec  mélanco- 
lie, comme  «  une  sorte  d'émigré  intellectuel.  »  Oh!  la  désobli- 
geante épithète  !  D'abord,  il  ne  faut  jamais  émigrer,  même,  et 
surtout,  à  l'intérieur.  Et  nous  tous,  qui  avons  lu,  suivi,  aimé 
M.  Bourget,  depuis  ses  tout  premiers  livres  jusqu'à  ceux  d'au- 
jourd'hui, nous  qui  si  souvent  lui  avons  entendu  exprimer  la 
pensée  profonde  de  son  temps,  nous  ne  l'accepions  pas,  nous  ne 
voulons  pas  l'accepter  dans  ce  rôle. 

Dans  une  très  pénétrante  étude,  vieille  de  vingt-cinq  ans, 
sur  George  Sand,  M.  Bourget  loue  en  termes  chaleureux  la 
grande  romancière  de  sa  «  foi  ardente  dans  la  valeur  du  dévelop- 
pement intime.  »  «  Est-il  possible  de  se  tromper,  ajoute-t-il, 
quand  on  a  demandé  à  ses  travaux  seulement  d'être  des  travaux, 
ccst-à-dire  des  étapes  de  sa  vie  intérieure  ?  »  Et  il  constate 
bien  profondément  que  pour  elle,  «  la  grande  affaire  fut,  comme 
pour  Goethe,  non  pas  de  produire  des  livres,  mais  de  développe)' 
sa  pensée  à,  travers  ses  livres.  »  J'ai  bien  envie  de  lui  appliquer 


M.    PAUL    BOURGET. 


113 


à  lui-même  cette  heureuse  formule.  Poésie,  critique,  romans, 
nouvelles,  notes  de  voyage,  théâtre,  tout  lui  a  été  un  prétexte  à 
penser,  à  essayer  et  à  prolonger  sa  pensée.  Et  c'est  pourquoi, si 
variée  et  si  riche  qu'ait  été  son  œuvre,  elle  n'épuise  pas  sa 
pensée  tout  entière  ;  comme  pour  Taine,  sa  pensée  reste  encore 
supérieure  à  son  œuvre  ;  ce  n'est  pas  dans  tel  livre  particulier 
qu'on  a  chance  de  la  saisir,  c'est  dans  la  suite  et  dans  l'ensemhle 
de  ses  livres.  A  la  prendre  ainsi,  on  s'aperçoit  que,  parmi  bien 
des  flottemens,  des  hésitations,  des  retours  en  arrière,  toutes 
choses  qui  prouvent  surtout,  avec  la  complexité  de  son  objet, 
la  sincérité  de  son  inquiétude,  l'auteur  de  l'Étape  et  du  Disciple 
a  poursuivi  un  très  ferme  dessein.  «  Qui  nous  donnera,  s'écrie- 
t-il  quelque  part,  qui  nous  donnera  des  connaisseurs  d'àmc 
humaine  assez  courageux  pour  la  regarder  en  face,  cette  âme 
malade,  assez  lucides  pour  y  lire,  assez  tendres  pour  la  plaindre, 
assez  sages  pour  la  diriger^  et  assez  complets  pour  appliquer 
leur  science  avec  ce  je  ne  sais  quel  doigté  d'artiste  qui  man- 
quera toujours  aux  philosophes  de  métier  ?»  Il  a  été  précisé- 
ment pour  notre  temps  ce  «  connaisseur  d'âme  »  dont  il  souhai- 
tait l'avènement.  D'autres  ont  été  plus  complètement  poètes  ; 
d'autres  ont  été  plus  complètement  philosophes  ;  d'autres  ont 
été  plus  complètement  critiques.  Poète,  philosophe  et  critique, 
presque  également  doué  pour  la  pensée  et  pour  le  rêve,  pour  la 
lucidité  consciente  de  l'analyse  abstraite  et  pour  cet  état  de  pé- 
nombre et  de  demi-conscience  si  nécessaire  à  la  création  artis- 
tique, M.  Paul  Bourgeta  fait  servir  tous  ses  dons  à  une  tâche 
essentielle  :  il  a  été  un  moraliste,  notre  Moraliste.  A  ce  titre,  il 
a  prononcé  quelques-unes  des  paroles  qui  ont  retenti  le  plus 
profondément  peut-être  dans  la  conscience  contemporaine.  —  Le 
beau  jeune  homme  dont  on  peut  voir  encore,  au  frontispice  de 
ses  Poésies,  le  fier  visage  mélancolique  et  volontaire,  les  yeux 
voilés,  les  narines  frémissantes,  et,  sous  la  fine  moustache,  la  lèvre 
hardie,  le  menton  aux  fermes  arêtes,  pourra  répondre  au  fan- 
tôme de  la  soixantième  année  ce  qu'il  répondait  au  fantôme  de 
la  trentième  : 

Pourtant,  j'ai  préservé  mon  intinae  Idéal... 

Victor  Gj.raud. 


TOME  II.  —  -"QH. 


LES    INSTITUTIONS 


DU 


JAPON  MODERNE 


I 

Avec  lexx"  siècle  une  ère  décisive  a  commencé  pour  TOrient. 
Un  célèbre  homme  politique  indien,  M.  Gokhale,  disait  juste- 
ment dans  un  discours  prononcé  à  Londres  en  1908  : 

Depuis  quelque  temps  un  mouvement  nouveau  s'est  manifesté  en  Asie. 
Tout  à  la  fois  national  et  constitutionnel,  on  peut  le  comparer  à  celui  qui 
s'est  produit  dans  la  plus  grande  partie  de  l'Europe  au  milieu  du  xix=  siècle. 
Nous  autres  Orientaux,  nous  avons  été  de  cinquante  ans  en  retard  sur  les 
Européens,  c'est  tout.  Il  suffit  de  regarder  ce  qui  se  passe  en  Turquie,  en 
Egypte,  en  Perse,  en  Chine  (sans  parler  du  Japon)  pour  comprendre  le 
nouvel  esprit  qui  anime  ITnde.  Les  victoires  du  Japon  sur  la  Russie  ont 
d'ailleurs  rendu  son  prestige  à  l'Orient. 

On  ne  saurait  trop  méditer  ces  paroles,  elles  nous  font 
connaître  et  la  situation  de  l'Asie,  et  les  sentimens  des  Asia- 
tiques. Différences  foncières  entre  leur  esprit  et  le  nôtre,  leurs 
civilisations  immuableset  notre  civilisation  toujours  en  progrès, 
infériorité  native  des  races  orientales,  n'étaient-ce  pas  récemment 
encore  des  lieux  communs  qu'on  ne  prenait  plus  la  peine  de 
redire,  mais  que  personne  n'eût  osé  discuter?  Et  cependant,  la 
vérité,   la  voici  :  l'Asie  retarde  de  cinquante  ans  sur  l'Europe, 


LES    INSTITUTIONS    DU    JAPON    MODERNE.  415 

encore  n'est-ce  vrai  que  si  l'on  compare  les  pays  les  plus 
arriérés  de  l'Asie  avec  les  pays  les  plus  avancés  de  l'Europe,  car 
le  Japon  est  plus  développé  que  certains  pays  de  l'Europe 
méridionale  et  de  l'Europe  orientale.  Dans  un  demi-siècle  ou 
même  plus  tôt,  les  progrès  qu'a  faits  le  Japon,  tous  les  peuples 
de  l'Asie  les  auront  faits,  or  l'Asie  compte  près  de  900  millions 
d'habitans,  alors  que  la  population  du  monde  était  de  1  500  mil- 
lions au  début  du  xx®  siècle. 

Cette  question  capitale  de  la  rénovation  de  l'Asie,  nous  ne 
pouvons  encore  la  bien  étudier  qu'au  Japon;  c'est  son  exemple 
qui  l'a,  sinon  provoquée,  au  moins  précipitée,  et  le  Japon  est  le 
seul  pays  qui  ait  pu  sortir  du  chaos,  se  donner  des  institutions 
durables  et  fixer  un  but  précis  à  ses  aspirations  nationales. 

Les  grandes  lignes  de  l'histoire  intérieure  du  Japon  rap- 
pellent les  grandes  lignes  de  notre  histoire.  Civilisées  au  vi^ siècle 
de  notre  ère  sous  l'influence  de  la  Chine,  les  tribus  demi- 
barbares  de  l'Archipel  s'unirent  pour  former  sous  un  empereur, 
le  mikado^  une  monarchie  centralisée  imitée  de  la  monarchie 
chinoise,  comme  les  Francs  formèrent  la  monarchie  méroyin- 
gienne,  puis  la  monarchie  carolingienne  sur  le  modèle  de  l'em- 
pire romain.  La  tentative  était  prématurée  :  au  Japon  comme  en 
France,  le  xi^  et  le  xii^  siècle  virent  l'établissement  de  la  féoda- 
lité, qui  présente  cependant  au  Japon  deux  caractères  particu- 
liers, dont  l'influence  s'est  encore  fait  sentir  lors  de  sa  récente 
transformation  :  les  vassaux  et  soldats  d'une  principauté  féodale 
formaient  un  clan,  dont  le  seigneur  était  moins  le  souverain 
que  le  chef;  les  seigneurs,  vassaux  et  soldats  de  toutes  les 
principautés  féodales  formaient  la  caste  militaire,  qui  depuis  le 
xii«  siècle  jusqu'en  1868  eut  le  droit  exclusif  de  gouverner  le 
pays  en  y  exerçant  avec  les  fonctions  proprement  militaires 
toutes  les  fonctions  administratives  et  judiciaires.  Au  Japon  de 
plus,  comme  en  France,  le  chef  de  la  féodalité,  vainqueur  du 
souverain  légitime,  devint  aussi  le  chef  de  ce  qui  subsistait  de 
l'ancien  gouvernement  centralisé.  De  même  que  la  France  a  été 
gouvernée  successivement  par  trois  branches  des  Capétiens  et 
que  le  gouvernement  de  chacune  de  ces  branches  marque  une 
période  distincte  de  son  histoire,  le  Japon  a  obéi  à  trois  dynas- 
ties de  chefs  féodaux,  de  shoguns,  issues  des  Minamoto  :  Mina- 
moto  propres,  Ashikaga,  Tokugawa;  les  premiers  ont  lutté 
comme   les    Capétiens    propres   contre   la    féodalité  du  moyen 


116  ,  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

âge,  les  seconds  comme  les  Valois  contre  l'anarchie  du  xv^  et  du 
XVI*, siècle,  les  troisièmes  ont  créé  comme  les  Bourbons  la 
monarchie  absolue;  au  xvii^  siècle,  ce  fut  sous  un  shogun  tout- 
puissant;  au  xvni^  siècle,  le  shogun  se  désintéressant  des  affaires, 
ce  fut  sous  une  bureaucratie  routinière  et  soupçonneuse  recrutée 
dans  la  caste  militaire.  Cependant  les  shoguns  Tokugawa  ne 
réussirent  à  établir  complètement  la  centralisation  que  dans 
leur  propre  fief,  c'est-à-dire  dans  les  deux  cinquièmes  de  larchi- 
pel;  les  trois  autres  cinquièmes  étaient  partagés  entre  deux  cents 
principautés  féodales,  très  étroitement  dépendantes,  il  est  vrai, 
du  shogun  et  de  ses  ministres,  qui  en  destituaient  ou  en  dépla- 
çaient les  princes  pour  la  moindre  offense.  Quatre  seulement, 
Choshu,  Sàtsuma,  Hizen  et  Tosa,  conservèrent  une  indépendance 
relative,  qui  leur  permit  de  jouer  un  rôle  décisif  à  l'époque  de 
la  Révolution;  c'était  à  cause  de  leur  situation  géographique: 
Choshu  se  trouvait  à  l'extrémité  de  la  grande  île,  Satsuma, 
Hizen  et  Tosa  dans  d'autres  îles  de  l'archipel.  Dans  leur  œuvre 
de  centralisation,  les  Tokugawa,  établis  à  Yedo  (aujourd'hui 
Tokio),  n'avaient  pas  seulement  à  lutter  contre  le  fédéralisme, 
ils  avaient  à  lutter  contre  le  dualisme;  depuis  sept  siècles  qu'ils 
régnaient,  les  shoguns  n'avaient  pas  osé  enlever  son  titre  au 
mikado  retiré  dans  le  palais  de  Kioto;  ils  n'avaient  pas  même 
osé  supprimer  son  ancien  gouvernement;  on  voyait  encore, 
maintenues  par  la  pratique  de  l'adoption,  toutes  les  maisons  des 
nobles  de  cour  qui  avaient  gouverné  le  Japon  avant  l'établisse- 
ment de  la  féodalité  ;  les  nobles  continuaient  d'exercer  leurs 
anciennes  charges  de  régent,  de  maire  du  palais,  de  ministres, 
de  directeurs,  de  préfets,  de  généraux.  Sans  doute  de  ces  charges 
il  ne  restait  plus  que  le  nom  et  le  costume  ;  il  n'en  existait  pas 
moins  à  Kioto  un  gouvernement  constitué,  prêt  à  prendre  le 
pouvoir  dès  que  le  gouvernement  de  la  caste  militaire  aurait 
trahi  sa  faiblesse. 

La  société  comprenait  une  hiérarchie  de  classes  ou  même 
de  castes.  Au-dessous  de  la  noblesse  de  cour  et  de  la  noblesse 
féodale  on  trouvait  les  membres  de  la  caste  militaire  ou  samu- 
raïs  ;  les  moines  bouddhistes,  très  influens,  très  riches,  déposi- 
taires des  registres  de  l'état  civil,  divisés  en  grands  ordres, 
habitant  des  monastères  dirigés  par  des  abbés,  lesquels  abbés 
dépendaient  d'évêques  et  d'archevêques;  puis  les  médecins;  les 
agriculteurs;   les    artisans;   les   commerçans;  enfin    les  castes 


LES    INSTITUTIONS    DU    JAPON    MODERNE.  117 

infâmes,  qui  comprenaient  près  de  900  000  membres  en  1871. 
Dans  toutes  les  castes  prévalait  le  régime  patriarcal  :  le  gouver- 
nement ne  connaissait  que  des  maisons,  dont  le  chef,  respon- 
sable envers  l'Etat  de  la  conduite  des  siens,  exerçait  sur  eux  une 
autorité  presque  absolue;  le  chef  commettait-il  un  crime  grave, 
sa  femme  et  ses  enfans  étaient  exécutés  avec  lui  ;  seul  le  chef 
de  maison  pouvait  obtenir  une  charge,  que  ce  fût  celle  de  mi- 
nistre ou  celle  de  maire  de  village,  seul  exercer  une  profession 
ou  posséder  un  bien  ;  de  fait  toutes  les  charges,  toutes  les  pro- 
fessions étaient  héréditaires:  dans  toutes  les  castes,  même  les 
castes  infâmes,  le  droit  de  primogéniture  était  absolu.  En  droit, 
la  propriété  foncière,  confondue  avec  la  souveraineté,  apparte- 
nait aux  princes  souverains,  c'est-à-dire  à  leurs  clans  ;  de  fait, 
les  samuraï  avaient  la  quasi-propriété  ou  l'usufruit  d'une  terré 
particulière  ou  droit  à  une  pension  prise  sur  l'ensemble  des 
revenus  du  clan.  Les  samuraïs  possédaient  donc  la  terre  soit 
collectivement,  soit  individuelfement,  mais  ils  ne  pouvaient  pas 
la  cultiver;  au  contraire,  les  paysans,  qui  cultivaient  la  terre, 
ne  pouvaient  pas  la  posséder,  mais  ils  avaient  un  droit  hérédi- 
taire à  leur  tenure;  en  retour,  par  une  tradition  héritée  du  ser- 
vage, qui  avait  disparu  au  xvi®  siècle,  cette  tenure,  ils  ne  de- 
vaient pas  l'abandonner.  Les  maisons  de  paysans  formaient  des 
communautés  villagoises  régies  par  des  maires  héréditaires  et 
des  assemblées.  Les  maisons  d'artisnns  et  de  commerçans  for- 
maient des  corporations;  aucune  maison,  aucun  membre  d'une 
maison  ne  pouvait  abandonner  son  métier  et  sa  corporation,  et 
nul  ne  pouvait  exercer  une  profession  qui  n'était  pas  sa  profes- 
sion héréditaire  s'il  ne  se  faisait  adopter,  avec  le  consentement 
de  son  père,  dans  une  maison  qui  l'exerçait.  Mille  défenses 
gênaient  la  vie  économique  :  chaque  clan  avait  ses  douanes,  l'ex- 
portation du  riz  d'un  clan  dans  un  autre  était  interdite,  le  paysan 
ne  devait  pas  changer  le  genre  de  culture  de  son  champ. 

Une  pareille  organisation  politique,  économique  et  sociale 
ne  pouvait  subsister  dans  un  pays  qui,  au  cours  de  trois  siècles 
de  paix,  s'était  développé,  enrichi,  instruit  et  cultivé  de  toutes 
manières.  Trois  raisons  en  précipitèrent  la  chute. 

L'archipel  ne  suffisait  pas  à  nourrir  sa  population  qui,  dès 
la  première  moitié  du  xviii°  siècle,  atteignait  le  chiffre  de 
30  millions.  De  1690  à  1840,  on  ne  compta  pas  moins  de  vingt 
et  une  grandes  famines,  dont  quelques-unes  causèrent  plusieurs 


H  8  REVUE   DES    DEUX    MON'DES. 

millions  de  morls.  Le  grain  était  accaparé  par  quelques  gildes, 
le  peuple  les  accusait  de  tous  ses  maux  et  en  réclamait  la  sup- 
pression, de  nombreuses  révoltes  troublèrent  la  lin  du  xviii^  siècle 
et  le  commencement  du  xix®,  le  gouvernement  abolit  les  gildes 
en  1841,  puis,  le  désarroi  qui  suivit  cette  brusque  mesure  ayant 
fait  renchérir  les  vivres,  il  dut  les  rétablir  en  1851. 

Gomme  l'ensemble  de  la  nation,  la  caste  militaire  s'était 
beaucoup  accrue  au  xvii^  siècle;  au  xviii®,  les  princes,  toujours 
endettés,  vendaient  le  titre  de  samuraï  à  quiconque  désirait 
l'acheter,  ils  le  donnaient  à  ceux  qui  se  conciliaient  leurs  bonnes 
grâces  ou  méritaient  par  leurs  talens  d'entrer  dans  l'adminis- 
tration. A  l'époque  de  la  Révolution,  la  caste  militaire  compre- 
nait 1200000  membres;  ils  étaient  répartis  en  classes  nette- 
ment divisées  :  les  samuraïs  des  hautes  classes  exerçaient  les 
emplois  importans  du  gouvernement  dans  les  Etats  du  shogun 
ou  dans  les  clans;  les  samuraïs  des  classes  moyennes  étaient 
fonctionnaires  ou  ofticiers;  les  samuraïs  des  plus  basses  classes, 
soldats,  maîtres  d'armes,  piqueurs,  fauconniers  ou  domestiques 
des  seigneurs  et  des  samuraïs  riches.  Mais  toutes  les  fonctions, 
toutes  les  charges,  presque  tous  les  emplois  de  soldat  et  de 
domestique  étaient  héréditaires;  par  suite,  les  titulaires  de  ces 
postes  et  de  ces  emplois  n'avaient  souvent  pas  l'âge  ou  la  capa- 
cité de  Iqs  exercer;  on  leur  donnait  comme  remplaçans  d'autres 
samuraïs  ou  même  des  gens  du  peuple  que  dans  ce  dessein  on 
nommait  samuraïs  ;  ces  remplaçans  n'avaient  ni  le  rang,  ni  le 
traitement  laissés  aux  titulaires,  leur  situation  était  médiocre, 
leur  indemnité  dérisoire;  c'étaient  donc  des  hommes  aigris  et 
désireux  de  changer  l'ordre  social.  Or,  si  dans  les  Etats  des 
Tokugavva  beaucoup  de  fonctions  continuèrent  à  être  gérées  par 
les  titulaires,  dans  un  grand  nombre  de  clans  ce  devint  la  cou- 
tume que,  capables  ou.  incapables,  ils  ne  le  fissent  pas.  Les 
remplaçans  eurent  donc  bientôt  la  majorité  dans  les  conseils 
qui  régissaient  ces  clans  à  la  place  des  princes  condamnés  à 
l'inactivité,  et  c'est  ainsi  qu'au  milieu  du  xix®  siècle  ces  conseils 
se  transformèrent  en  clubs  révolutionnaires.  D'autre  part,  il 
n'y  avait  plus  assez  de  places  ni  d'emplois  pour  les  samuraïs 
devenus  trop  nombreux;  or  la  loi  leur  défendait  d'exercer  aucun 
métier;  tombés  dans  la  misère,  les  samuraïs  sans  place  déser- 
taient leurs  clans,  se  couvraient  la  tête  d'un  grand  chapeau  qui 
leur  cachait  le  ^'^isaga  et  se  faisaient  ronins,  hommes  d'armes 


LES    INSTITUTIONS    DU    JAPON    MODERNE.  119 

hors  la  loi,  qui  vivaient  comme  ils  pouvaient,  trop  souvent  de 
brigandages.  De  1850  à  1868,  les  ro/i2Vî5  se  comptaient  par  dizaines 
de  milliers;  c'était  l'armée  toute  prête  de  la  Révolution. 

Enfin  l'isolement  du  Japon  ne  pouvait  se  prolonger  sans  en 
arrêter  le  développement  matériel  et  moral.  Au  xvi®  siècle,  il 
avait  ouvert  ses  ports  aux  Asiatiques  et  aux  Européens,  adopté 
avec  joie  tout  ce  qu'il  avait  pu  apprendre  et  des  uns  et  des  autres; 
plusieurs  princes  féodaux  s'étaient  convertis  avec  leurs  sujets  au 
christianisme.  Mais  l'influence  de  l'étranger  avait  achevé  de 
bouleverser  un  pays  désorganisé  par  des  siècles  de  guerres  civiles, 
plusieurs  princes  du  midi  s'étaient  alliés  aux  Espagnols  dési- 
reux de  s'établir  dans  l'archipel,  la  haine  des  bouddhistes  contre 
les  chrétiens  avait  compliqué  les  guerres  civiles  de  guerres  reli- 
gieuses; pour  rétablir  la  paix,  les  shoguns  Tokugawa  fermèrent 
le  pays  au  commerce  extérieur  ;  en  même  temps  qu'ils  suppri- 
maient la  plupart  des  principautés  féodales  et  soumettaient  les 
autres,  qu'ils  imposaient  le  bouddhisme  comme  unique  religion, 
ces  princes  expulsèrent  les  étrangers,  ils  tolérèrent  cependant 
que  les  Chinois  et  les  Hollandais  continuassent  de  visiter  Naga- 
saki à  de  certaines  époques  et  d'y  vendre  leurs  marchandises  dans 
des  conditions  rigoureusement  déterminées.  Quelques  précau- 
tions qu'il  prît,  le  gouvernement  ne  put  empêcher  que  les  Hol- 
landais, dont  on  achetait  surtout  des  instrumens  scientifiques 
(montres,  baromètres,  thermomètres,  compas,  etc.),  ne  vendis- 
sent aussi  les  livres  qui  en  expliquaient  l'usage  et  avec  ces  livres 
d'autres  livres.  Malgré  des  défenses,  qui  dès  la  fin  du  xviii®  siècle 
furent  d'ailleurs  en  partie  rapportées,  les  savans  japonais,  com- 
prenant qu'ils  ne  pouvaient  progresser  sans  le  secours  du  monde, 
et  que  ce  secours,  la  Chine  dégénérée  était  incapable  de  le  leur 
donner,  se  mirent  résolument  à  l'école  des  Hollandais;  dès  la  fin 
du  xviii®  siècle,  ils  publiaient  des  traités  d'anatomie,  de  botanique, 
de  physique,  de  chimie,  de  géographie,  etc.,  et  leur  ardeur  aug- 
menta encore  quand  de  1823  à  1829  le  savant  allemand  Siebold, 
au  service  de  la  Compagnie  des  Indes  néerlandaises,  ouvrit  des 
cours  à  Nagasaki,  puis  à  Yedo.  Purement  scientifique  au  début, 
le  mouvement  devint  politique  quand  les  patriotes  japonais 
comprirent  le  danger  que  leur  faisait  courir  l'extension  euro- 
péenne en  Asie,  ils  reconnurent  que  pour  échapper  à  la  conquête 
étrangère,  il  leur  fallait  renoncer  à  leur  isolement  séculaire 
et  s'initier  à  la  civilisation  du  monde. 


120  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

Pour  ces  raisons  et  d'autres  encore,  les  Japonais  se  prépa- 
raient donc  à  une  révolution,  mais,, tandis  que  les  réformistes 
de  l'Occident,  inspirés  de  la  Grèce  et  de  Rome,  s'éprenaient  de 
la  république,  les  réformistes  japonais  réclamaient  et  jusque 
dans  les  supplices  (car  combien  ne  périrent  pas  sur  les  écha- 
fauds  du  shogun  !)  le  rétablissement  du  mikado  dans  ses  droits 
souverains.  Leurs  doctrines  tiraient  à  la  fois  leur  force  du 
rationalisme  et  du  romantisme.  Au  xvii'^  siècle  et  dans  la  pre- 
mière moitié  du  xvui®,  la  monarchie  absolue,  les  manières  de 
cour,  les  loisirs  que  laissait  la  paix,  le  développement  des  études 
classiques  avaient  produit  au  Japon  comme  en  Europe  une  phi- 
losophie rationaliste,  ennemie  de  la  passion  et  dédaigneuse  des 
faits,  qui,  devenue  bientôt  nettement  antireligieuse,  réussit  à 
ruiner  l'influence  du  bouddhisme  dans  les  classes  élevées  et  à 
l'affaiblir  beaucoup  dans  le  peuple.  Or  la  philosophie  rationa- 
liste des  Chinois,  dont  le  Japon  s'inspirait,  admet  comme  le 
principe  de  toutes  choses  le  Ciel  impersonnel,  qui  dans  le  der- 
nier état  de  cette  philosophie  a  été  identifié  avec  la  vertu  ;  celle- 
ci  se  confond  d'ailleurs  avec  la  raison,  car  pour  l'homme  réputé 
naturellement  bon,  connaître  le  bien,  n'est-ce  pas  le  pratiquer? 
Mais  les  Chinois  tiennent  l'empereur  pour  le  fils  et  le  repré- 
sentant du  ciel  chargé  d'établir  sur  la  terre  le  règne  de  la  rai- 
son et  de  la  vertu  comme  aussi  le  règne  de  l'égalité,  puisqu'il 
est  le  père  et  la  mère  de  ses  sujets,  qui  sont  tous  au  même  titre 
ses  enfans.  C'est  pourquoi  les  démocrates  japonais  souhaitaient 
la  restauration  de  la  monarchie  impériale,  qui  était  d'ailleurs 
l'ennemie  naturelle  de  la  féodalité.  Vers  le  milieu  du  xviii^  siècle, 
commença  au  Japon  comme  en  Europe  une  violente  réaction 
romantique  contre  le  rationalisme  prépondérant.  Les  traits  dis- 
tinctifs  du  romantisme  japonais  furent  la  haine  de  tout  ce  que 
le  rationalisme  avait  emprunté  aux  Chinois,  principalement  de 
leur  sécheresse  de  cœur,  de  leur  positivisme  et  de  leur  esprit 
classique  ;  l'amour  du  Japon  fortifié  par  trois  siècles  d'isolement 
et  devenu  tel  que  dans  le  débordement  de  passion,  d'imagination 
qui  prévalaient  on  rêva  de  restaurer  le  Japon  du  v^  siècle 
ignorant  encore  de  la  civilisation  continentale.  Or  tout  ce  qui 
subsistait  de  cet  ancien  Japon  se  trouvait  dans  la  religion  shin- 
toïste, que  le  bouddhisme  avait  tolérée  et  en  partie  absorbée  ; 
cette  religion  consiste  surtout  dans  le  culte  des  ancêtres  fami- 
liaux adorés  comme  les  dieux  du  foyer  et  dans  le  culte  des  an- 


LES    INSTITUTIONS    DU    JAPON    MODERNE.  121 

cêtres  impériaux  considérés  comme  les  dieux  du  pays  tout 
entier.  Les  romantiques  modérés,  comprenant  que  la  faiblesse 
du  Japon  devant  l'étranger  était  due  au  morcellement  féodal, 
voulaient  le  rétablissement  de  l'unité  nationale  sous  l'autorité 
unique  de  l'empereur;  les  exaltés,  les  mystiques  qui  avaient  des 
extases  et  accomplissaient  des  prodiges,  attribuaient  cette  faiblesse 
à  la  haine  des  dieux  irrités  qu'on  eût  abandonné  leur  religion 
pour  le  bouddhisme  et  dépouillé  le  mikado,  leur  descendant 
divin,  de  ses  droits  sacrés  à  gouverner  l'archipel  créé  par  eux. 
C'est  ainsi  que  légitimistes  et  révolutionnaires,  rationalistes  et 
romantiques,  s'unirent  dans  une  même  haine  du  bouddhisme  et 
du  shogunat,  dans  le  même  désir  d'une  restauration  impériale. 

L'arrivée  des  escadres  étrangères  en  1854,  l'ouverture  de 
Tarchipel  au  commerce  international,  firent  éclater  la  Révolu- 
tion. Après  quinze  ans  de  troubles,  de  révoltes,  de  complots,  en 
janvier  1868.  les  quatre  grands  clans  oii  les  révolutionnaires 
étaient  devenus  les  maîtres,  Choshu,  Satsuma,  Hizen  et  Tosa, 
réussirent,  avec  l'aide  de  quelques  nobles  de  cour,  leurs  alliés, 
à  s'emparer  par  surprise  du  palais  impérial  de  Kioto  et  du  jeune 
mikado  Mutsuhito,  alors  âgé  de  quinze  ans.  Le  shogiin  fut  mis 
hors  la  loi;  ses  troupes  furent  battues;  Yedo  fut  pris  et  devint, 
sous  le  nom  de  Tokio,  la  capitale  du  nouvel  empire  centralisé. 

Devenus  les  ministres  de  l'empereur,  qui  a  régné  de  1868  à 
1890  comme  souverain  absolu  et  depuis  1890  comme  souverain 
constitutionnel,  les  chefs  de  la  Révolution  se  donnèrent  d'abord 
comme  but  de  détruire  toutes  les  institutions  du  passé;  ils  pro- 
clamèrent l'abolition  des  classes  sociales,  des  corporations,  de 
la  solidarité  familiale,  la  liberté  du  commerce,  de  l'industrie  et 
de  l'agriculture,  la  séparation  de  l'Église  bouddhiste  et  de  l'État, 
la  confiscation  des  biens  des  couvens.  La  mesure  capitale  fut  la 
suppression  des  principautés  féodales,  qui  eut  lieu  en  deux  fois. 
En  1869  l'empereur  se  contenta  de  changer  le  titre  de  seigneur 
féodal  en  celui  de  préfet  héréditaire  et  d'imposer  à  toutes  les 
principautés  la  législation  et  les  règles  d'administration  qu'il 
avait  promulguées  pour  les  anciens  États  des  Tokugawa  con- 
fisqués après  leur  défaite;  en  1871,  quand,  par  des  négociations 
compliquées,  il  eut  obtenu  que  les  principaux  clans  lui  cédassent 
une  partie  de  leurs  troupes,  les  princes  furent  rappelés  à  Tokio 
les  clans  furent  supprimés,  et  le  Japon  fut  divisé  en  départe- 
mens.  Et  tel  était  le  désir  chez  tous  de  cette  unification  qu'aucun 


122  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

des  intéressés  n'osa  protester,  qu'aucune  tentative  de  fédéraT 
lisme  ne  s'est  jamais  produite  dans  l'empire.  Restait  à  régler  le 
sort  des  1  200  000  samuraïs  ;  leur  caste  était  une  gêne  et  même 
un  danger  pour  le  nouveau  régime,  mais,  d'autre  part,  leur  force 
était  grande  ;  pendant  huit  siècles,  ils  avaient  seuls  porté  les 
armes,  seuls  gouverné  le  pays,  seuls  reçu  de  l'instruction  et 
c'étaient  eux  qui  avaient  fait  la  Révolution.  Pour  recruter  la 
nouvelle  armée  nationale,  dont  les  troupes  cédées  par  les  clans 
avaient  formé  le  premier  corps,  on  établit  le  service  obligatoire; 
de  fait,  tous  les  soldats  étaient  des  paysans;  sans  doute  les  offi- 
ciers étaient  des  samuraïs,  mais  on  les  avait  choisis  avec  soin,  on 
sut  les  détacher  de  leur  caste  et  les  rallier  au  nouveau  régime 
par  un  rapide  avancement  et  substituer  dans  leur  esprit  à  la  soli- 
darité de  clan  le  dévouement  à  l'empereur.  Dès  que  le  gouver- 
nement fut  sûr  de  la  nouvelle  armée,  il  agit  avec  décision  :  les 
membres  de  Tancienne  caste  militaire  perdirent  leur  titre  de 
samuraï,  leurs  privilèges,  leur  costume  et  le  droit  de  porter 
leurs  deux  sabres  ;  ils  furent  en  revanche  exemptés  des  lois  qui 
leur  interdisaient  l'exercice  de  toutes  les  professions.  Les  terres 
qui  appartenaient  soit  collectivement  aux  clans,  soit  individuelle- 
ment à  des  samuraïs,  furent  confisquées  par  l'Etat  ou  données 
aux  paysans;  les  samuraïs,  comme  aussi  les  princes  féodaux  mé- 
diatisés, reçurent  en  échange  des  pensions.  Le  gouvernement 
obéré  ne  put  payer  ces  pensions,  il  les  frappa  d'un  impôt  pro- 
gressif, puis  il  proposa  aux  titulaires  un  rachat  volontaire  ;  ce 
fut  bientôt  le  rachat  forcé,  mais  non  pas  en  argent,  en  fonds 
d'Etat,  et  dans  des  conditions  si  défavorables  que  les  titulaires 
des  plus  grosses  pensions  recevaient  seulement  un  capital  égal 
à  cinq  années  de  leur  pension  et  ce  capital  en  fonds  à  5  pour  100  ; 
ces  fonds  furent  d'abord  dépréciés  et  rachetés  en  partie  par  le 
gouvernement  au-dessous  de  leur  valeur  ;  les  fonds  non  rachetés^ 
ayant  plus  tard  atteint  le  pair,  furent  convertis  à  des  taux  d'in- 
térêt de  plus  en  plus  bas.  Ainsi,  tandis  que  les  samuraïs  qui 
avaient  pris  une  part  directe  à  la  Révolution  recevaient  toutes 
les  places  de  la  nouvelle  administration,  les  autres  samuraïs 
furent  réduits  à  la  plus  affreuse  misère;  les  révoltes  furent  donc 
nombreuses,  quelques-unes  mirent  le  nouveau  régime  en  danger, 
mais  les  mécontens  se  divisèrent,  les  uns  réclamant  le  retour 
au  passé,  les  autres  un  gouvernement  purement  démocratique; 
les  premiers  furent  écrasés,  les  seconds  formèrent  les  grands 


LES    INSTITUTIONS    DU    JAPON    MODERNE.  123 

partis  d'opposition  qui  en  1889  ont  obtenu  une  charte  consti- 
tutionnelle et  qui  depuis  n'ont  cessé  d'en  réclamer  la  revision 
dans  un  sens  libéral. 

II 

L'œuvre  de  destruction  accomplie,  l'empereur  et  ses  conseil- 
lers créèrent  les  institutions  nouvelles  que  nous  nous  proposons 
d'étudier  ici.  Avant  d'en  présenter  un  tableau  d'ensemble,  nous  en 
déterminerons  le  caractère.  Ces  institutions  n'ont  pas  été  impo- 
sées tout  d'un  coup,  copiées  servilement  sur  des  modèles  euro- 
péens. Pour  donner  à  leur  pays  brusquement  sorti  de  son  isole- 
ment et  bouleversé  par  la  Révolution  un  régime  qui  lui  permît 
de  vivre  et  de  se  développer,  les  chefs  du  gouvernement  firent 
les  tentatives  les  plus  diverses  avant  même  de  comprendre  où 
était  la  solution  désirée.  Au  début,  ils  se  contentèrent  des 
arrangemens  provisoires  que  leur  imposaient  les  circonstances; 
puis,  emportés  par  le  mouvement  romantique,  ils  cherchèrent  à 
rétablir  les  traditions  du  passé,  persuadés  que  l'oubli  ou  la  cor- 
ruption de  ces  traditions  étaient  la  cause  de  leurs  maux;  ils 
s'inspirèrent  aussi  de  la  Chine,  qu'ils  reconnaissaient  depuis 
tant  de  siècles  comme  l'exemple  parfait  de  la  monarchie  patriar- 
cale; mais  les  traditions  du  Japon  ne  pouvaient  que  médiocre- 
ment lui  servir  dans  des  conditions  toutes  nouvelles,  et  celles 
de  la  Chine  ne  l'avaient  pas  empêchée  de  tomber  elle-même 
en  décadence.  Les  réformateurs  tentèrent  alors  de  se  frayer  leur 
voie  sans  secours,  ils  multiplièrent  des  essais,  presque  toujours 
malheureux.  Pourtant  à  travailler,  à  lutter  de  la  sorte,  ils  se 
formèrent,  ils  s'instruisirent  et  reconnurent  alors  que,  dans  des 
circonstances  semblables,  les  Etats  de  l'Europe  avaient  trouvé 
des  solutions  acceptables;  ils  se  mirent  donc  à  étudier  les  consti- 
tutions de  ces  Etats.  Dans  le  premier  élan  de  ferveur  démo- 
cratique, ils  songèrent  aux  Etats-Unis  et  à  la  France,  mais  ils  ne 
tardèrent  pas  à  reconnaître  qu'il  serait  peu  sage  de  faire  passer 
brusquement  un  peuple  dont  pendant  des  siècles  la  société 
avait  été  hiérarchisée,  le  gouvernement  despotique  e+  patriarcal, 
à  un  régime  complet  de  liberté  et  d'égalité,  que  d'ailleurs  les 
institutions  des  républiques  convenaient  peu  à  une  monarchie 
de  droit  divin.  Ils  se  tournèrent  vers  l'Angleterre,  mais  pour 
s'avouer  bientôt  que  la  pratique  du  régime  parlementaire,  telle 


124  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

qu'elle  existait  dans  ce  pays,  demanderait  au  Japon  un  siècle 
de  préparation.  Ce  fut  donc  à  l'Allemagne  que  s'adressèrent 
l'empereur  et  ses  conseillers;  récemment  unifiée,  militaire,  à 
moitié  féodale,  fortement  hiérarchisée  et  pourtant  ardente  à 
développer  sa  marine,  son  industrie  et  son  commerce,  occupée 
de  se  donner  des  lois  et  des  institutions  nouvelles,  l'Allemagne 
est  de  tous  les  pays  celui  dont  la  situation  présente  le  plus 
d'analogie  avec  celle  du  Japon.  Les  principales  institutions  du 
nouveau  Japon  s'inspirent  donc  des  institutions  prussiennes;  on 
les  a  cependant  modifiées  pour  leur  enlever  leur  caractère  de 
discipline  étroite  et  quelque  peu  brutale,  qui  ne  conviendrait 
pas  à  un  peuple  souple  et  docile,  mais  nerveux,  impulsif,  fier  et 
susceptible,  habitué  à  être  mené,  mais  d'une  manière  paternelle, 
par  des  appels  faits  à  son  cœur  et  à  sa  raison.  Le  but  que  se 
sont  proposé  les  fondateurs  des  nouvelles  institutions  a  été  de 
créer  un  empire  qui  soit  à  la  fois  autocratique  et  moderne, 
qui  reste  militaire  tout  en  se  faisant  commercial  et  industriel; 
de  créer  cet  empire  par  la  méthode  scientifique  des  Allemands, 
que  leur  propre  tempérament  a  rendue  méticuleuse. 

L'œuvre  politique  proprement  dite,  pénible  entre  toutes  et 
maintes  fois  modifiée,  s'est  trouvée  enfin  résumée  en  1889  dans 
la  Constitution  et  dans  les  lois  sur  la  famille  impériale,  la 
Chambre  haute,  la  Chambre  basse  (celle-ci  refaite  en  1899),  les 
rapports  des  Chambres,  les  finances.  Le  régime  qu'ont  organisé 
ces  lois  est  à  la  fois  autocratique  et  constitutionnel,  ce  qui  est 
conforme  aux  traditions  du  pays  :  en  principe,  l'empereur,  le 
shogun,  les  princes  féodaux  gouvernaient  autocratique  ment;  en 
réalité,  leurs  pouvoirs,  déjà  limités  par  le  fait  qu'ils  les  exerçaient 
concurremment,  étaient  presque  annihilés  par  cet  autre  fait  que 
leur  dignité  les  empêchait  de  les  exercer  directement;  les  pou- 
voirs de  leurs  ministres  et  fonctionnaires  héréditaires  étaient 
limités  par  les  assemblées  de  tous  les  ordres  politiques  et  de 
toutes  les  classes  sociales.  Cependant  on  ne  doit  pas  considérer 
la  constitution  japonaise  comme  un  contrat  oii  le  souverain  et  le 
peuple  auraient  figuré  comme  des  parties  traitant  sur  le  pied 
d'égalité.  C'est  une  charte,  que  l'empereur  a  volontairement 
accordée  à  son  peuple;  il  n'y  a  pas  limité  sa  puissance,  il  y  a 
seulement  défini  de  quelle  manière  il  entendait  l'exercer  à 
l'avenir.  Aucune  loi,  émanât-elle  de   lui-même,  ne  saurait  en 


LES    INSTITUTIONS    DU    JAPON    MODERNE.  125 

effet  modifier  le  caractère  de  cette  puissance,  qui  est  divine;  le 
mikado  règne  au  nom  des  dieux,  ses  ancêtres  et  les  créateurs 
de  Tarchipel,  la  pérennité  de  la  race  impériale  est  la  preuve 
que  les  dieux  ont  choisi  le  peuple  japonais  comme  leur  peuple 
d'élection.  Sans  doute  la  Constitution  a  proclamé  la  liberté 
des  cultes,  le  bouddhisme  persécuté  dans  les  premières  années 
qui  suivirent  la  Révolution  est  rentré  en  grâce,  le  christia- 
nisme prohibé  pendant  des  siècles  est  aujourd'hui  respecté, 
enfin  le  shintoïsme  n'est  plus  considéré  officiellement  comme 
une  religion,  mais  comme  un  culte  civique,  l'empereur  n'en 
reçoit  pas  moins  les  honneurs  divins,  la  Constitution  repose  sur 
le  serment  que  l'empereur  a  prêté  à  ses  ancêtres,  toutes  les  lois 
et  la  morale  même  ont  pour  base  unique  sa  volonté  inspirée  de 
leur  volonté.  Aussi  la  souveraineté  réside-t-elle  tout  entière  en 
sa  personne,  il  «  règne  et  gouverne  de  toute  éternité.  »  Seul 
détenteur  de  la  puissance  executive,  il  nomme  ses  ministres,  qui 
ne  sont  responsables  qu'envers  lui  et  tous  les  hauts  fonction- 
naires civils  et  militaires,  qui  ne  relèvent  pas  des  ministres  mais 
de  lui-même;  les  autres  fonctionnaires,  nommés  en  son  nom 
par  ses  ministres  après  avoir  subi  les  épreuves  d'un  concours 
et  dans  des  conditions  rigoureusement  fixées,  ne  dépendent 
également  que  de  lui,  encore  que  directement  ils  relèvent  de 
ses  ministres.  L'empereur  est  le  seul  chef  de  l'armée,  de  la 
marine  et  du  service  diplomatique,  qui  sont  complètement 
soustraits  au  contrôle  du  Parlement,  il  fait  la  paix  et  la  guerre 
sans  que  les  Chambres  aient  à  ratifier  ses  décisions,  il  signe 
les  traités  sans  les  leur  soumettre.  Le  pouvoir  législatif  lui 
appartient  également  et  à  lui  seul  ;  ce  pouvoir,  il  l'exerce  sans 
contrôle  quand  les  Chambres  ne  siègent  pas  ;  quand  les 
Chambres  siègent,  il  a  déclaré  dans  l'article  V  de  la  Constitu- 
tion qu'il  ne  l'exercerait  qu'avec  leur  consentement. 

Conformément  à  la  tradition,  l'autocratie  impériale  cherche 
son  appui  dans  l'aristocratie  représentée  par  la  Chambre  haute. 
Une  moitié  de  cette  Chambre  est  formée  par  les  délégués  de  la 
noblesse  fondée  en  1884,  qui  comprend  les  maisons  des  anciens 
nobles  de  cour  et  des  anciens  princes  féodaux  et  les  maisons 
créées  depuis  1884  par  l'empereur  :  les  ducs  et  les  marquis  ont 
le  droit  d'y  siéger  en  personne,  les  comtes,  les  vicomtes  et  les 
barons  d'y  envoyer  leurs  mandataires.  L'autre  moitié  de  la 
Chambre  haute  se  compose  de  pairs  nommés  à  vie  par  l'empe- 


126  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

leur  et  de  pairs  élus  pour  sept  ans  par  les  plus  imposés.  Les 
membres  de  la  Chambre  basse  sont  élus  au  scrutin  de  liste  et 
pour  quatre  ans  par  les  citoyens  âgés  de  vingt-cinq  ans,  payant 
un  cens  de  10  yens  d'impôts  directs  d'État.  La  Chambre  haute 
est  exceptionnellement  forte,  puisque  dans  uq  pays  d'esprit  pa- 
triotique et  de  tempérament  aristocratique,  elle  représente  toutes 
les  gloires  anciennes  et  modernes,  que,  dans  un  pays  avide  de 
s'enrichir,  elle  représente  toute  la  richesse;  la  Chambre  basse  est 
exceptionnellement  faible,  puisque  le  nombre  des  électeurs  est 
seulement  de  1600  000  pour  une  population  de  50  millions 
d'âmes  et  que  plus  de  la  moitié  des  électeurs  donne  à  ses  députés 
pour  seul  mandat  de  diminuer  les  impôts,  c'est-à-dire  de  leur 
retirer  le  droit  de  vote  ;  avant  l'énorme  augmentation  des  im- 
pôts que  la  guerre  contre  la  Russie  a  rendue  nécessaire  le 
nombre  des  électeurs  était  seulement  de  700  000.  Une  Chambre 
ainsi  composée  n'aurait  d'influence  que  dans  un  pays  où  la  pe- 
tite bourgeoisie  et  la  classe  des  moyens  propriétaires  ruraux 
seraient  nombreuses,  anciennes,  assez  riches  et  très  fortes  ;  or 
au  Japon  l'une  et  l'autre  sont  peu  nombreuses,  de  date  récente, 
pauvres,  sans  culture  et  sans  ambition.  Plusieurs  raisons  ont 
contribué  à  augmenter  la  faiblesse  de  la  Chambre  basse  :  l'em- 
pereur nomme  pairs  tous  les  hommes  politiques  qui  se  distin- 
guent dans  cette  Chambre;  trop  de  députés  se  sont  laissé  cor- 
rompre soit  par  le  gouvernement,  soit  par  les  sociétés  fmancières; 
enfin  la  majorité  aveuglée  par  ses  haines  a  montré  son  incapa- 
cité de  diriger  le  pays,  qu'elle  aurait  perdu  si  l'empereur 
n'avait  imposé  sa  volonté.  Aussi  n'a-t-il  jamais  pris  comme  pré- 
sident du  Conseil  un  membre  de  la  Chambre  l)asse;  il  y  eut 
quatre  ministres  députés  dans  le  cabinet  éphémère  de  1898,  trois 
dans  le  cabinet  non  moins  éphémère  de  1901,  deux  dans  le  ca- 
binet Saionji  (1906-08);  il  n'y  en  eut  dans  aucun  autre  cabinet. 
Les  ministres  sont  des  pairs  ou  des  fonctionnaires. 

Les  Chambres  se  réunissent  à  la  fin  de  décembre,  pour  une 
session  de  trois  mois;  leur  principal  rôle  est  de  voter  le  budget. 
L'exercice  financier  commence  le  l^""  avril.  Le  budget  est  présenté 
d'abord  à  la  Chambre  basse,  dont  la  commission  a  seulement 
quinze  jours  pour  l'examiner;  la  Chambre  haute  peut  y  intro- 
duire des  amendemens.  Les  crédits  concernant  les  dépenses 
générales  du  gouvernement  ne  sont  pas  soumis  au  vote  des 
Chambres;  au  cas  où  le  budget  n'est  pas  voté  au  commencement 


LES    INSTITUTIONS    DU    JAPON    MODERNE.  '127 

du  nouvel  exercice,  le  budget  de  Tannée  précédente  est  main- 
tenu. En  effet,  ce  qui  distingue  nettement  la  Constitution  japo- 
naise des  constitutions  occidentales,  c'est  qu'elle  stipule  dans 
ses  articles  62  et  63  que  les  impôts  déjà  établis  peuvent  et  doi- 
vent toujours  être  perçus  par  le  gouvernement,  que  la  sanction 
des  Chambres  est  seulement  nécessaire  pour  la  création  d'impôts 
nouveaux  ou  les  modifications  apportées  à  d'anciens  impôts. 
Les  lois  peuvent  émaner  soit  de  l'initiative  des  ministres,  soit  de 
celle  de  membres  du  Parlement;  elles  doivent  être  votées  par 
les  deux  Chambres  et  recevoir  la  sanction  de  l'empereur,  qui  est 
libre  de  la  refuser.  L'empereur  convoque  la  Chambre  et  en  dé- 
clare la  session  close  :  il  la  proroge  ou  la  dissout,  s'il  le  juge  utile 
et  même  autant  de  fois  qu'il  le  juge  utile.  En  l'absence  du  Par- 
lement, il  peut  ouvrir  des  crédits  ou  prendre  telle  ou  telle  me- 
sure législative  par  décrets,  mais,  à  la  rentrée  du  Parlement,  ces 
décrets  doivent  être  convertis  en  lois  par  les  Chambres;  sinon, 
ils  cessent  d'être  applicables  dans  l'avenir. 

L'empereur  règne  et  gouverne^  mais  le  Fils  du  Ciel,  enfermé 
dans  son  palais,  qui  semblerait  un  temple,  ne  saurait  s'abaisser 
jusqu'à  remplir  lui-même  aucune  fonction  du  gouvernement; 
c'est  pourquoi,  étant  donné  cette  réserve  et  le  principe  de  l'au- 
tocratie, le  gouvernement  central  a  dû  être  constitué  d'une  ma- 
nière très  forte  ;  on  lui  a  donné  deux  organes  principaux  :  le 
Conseil  des  ministres  et  le  Conseil  privé. 

Depuis  que  le  Japon  a  réformé  son  organisation  au  vi*  siècle 
sur  le  modèle  de  la  Chine,  il  a  toujours  eu  des  ministères; 
comme  en  Chine,  ces  ministères  étaient  dirigés  non  par  un  seul 
ministre,  mais  par  un  conseil  ministériel.  Dans  les  premières 
années  qui  suivirent  la  Révolution,  on  sépara  les  conseils  minis- 
tériels du  Conseil  suprême  chargé  des  affaires  générales,  qui 
était  composé  de  ministres  sans  portefeuille;  les  défauts  d'un 
organisme  aussi  compliqué  étaient  aggravés  par  les  rivalités  des 
clans  et  des  partis  ;  aussi,  de  1868  à  1885,  le  gouvernement  cen- 
tral fut-il  complètement  réorganisé  plus  de  dix  fois,  et  c'est 
seulement  à  cette  dernière  date  qu'on  finit  par  adopter  le  sys- 
tème plus  simple  des  Etats  européens.  Le  Cabinet  homogène  et 
dirigé  par  un  président  du  Conseil  se  compose,  non  plus  de  pré- 
sidens  de  conseils  ministériels,  mais  de  ministres  assistés  de 
vice-ministres.  Il  y  a  dix  ministères  :   présidence  du    Conseil, 


i28  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

affaires  étrangères,  intérieur,  finances,  guerre,  marine,  justice, 
instruction  publique,  agriculture  et  commerce,  voies  de  com- 
munication. 

Le  Conseil  privé,  qui  comprend  aujourd'hui  29  membres  à 
vie  nommés  par  l'empereur,  est  le  gardien  de  la  Constitution, 
il  a  de  plus  les  pouvoirs  politiques  qui  appartenaient  à  notre 
Conseil  d'Etat  sous  le  second  Empire;  les  pouvoirs  contentieux 
de  l'assemblée  française  ont  été  donnés  au  tribunal  de  justice 
administrative  emprunté  à  la  Prusse,  qui  statue  en  premier  et 
dernier  ressort;  avant  d'être  présentées  au  Parlement,  les  lois 
sont  élaborées  par  la  direction  de  la  législatioii  établie  à  la 
présidence  du  Conseil. 

Ce  pouvoir  central  très  fort  est  servi  par  une  administration 
très  forte.  Dès  le  v.i®  siècle,  le  Japon  fut  divisé  en  départemens 
appelés  plus  ordinairement  provinces,  lesquels  étaient  admi- 
nistrés par  des  préfets  ou  gouverneurs;  le  morcellement  féodal 
réduisit  le  département  à  n'être  qu'une  unité  géographique,  et 
le  titre  de  préfet  qu'un  titre  honorifique.  Les  Tokugawa  réta- 
blirent dans  leur  fief  la  division  en  départemens  et  les  fonc- 
tions de  préfet,  mais  leurs  départemens  n'étaient  pas  les 
anciens  départemens  et  leurs  préfets  ne  portaient  pas  l'ancien 
titre.  En  1871,  après  l'abolition  de  la  féodalité,  le  Japon  tout 
entier  fut  de  nouveau  divisé  en  départemens  dont  les  limites 
ne  coïncidaient  avec  celles  d'aucune  circonscription  plus  an- 
cienne, tant  on  tenait  à  faire  disparaître  tout  esprit  particulariste. 
Le  nombre  des  départemens  a  varié  plusieurs  fois,  il  est  actuel- 
lement de  46,  plus  le  territoire  du  Hokkaido  (île  de  Yezo).  Le 
gouvernement  du  département  au  nom  du  pouvoir  central 
appartient  au  préfet  assisté  d'un  conseil  de  préfecture,  qui 
comprend  quatre  directions:  administration;  travaux,  instruc- 
tion, etc.  ;  impôts;  police;  en  effet,  sauf  à  Tokio,  qui  aune  pré- 
fecture de  police,  la  police,  toute  d'Etat,  dépend  des  préfets,  et 
la  plupart  des  impôts  sont  recouvrés  par  les  préfectures.  L'ad- 
ministration du  département  comme  unité  autonome  appartient 
au  préfet,  au  conseil  général  et  aune  commission  permanente.  : 
les  conseils  généraux,  créés  sur  le  modèle  de  nos  conseils  en 
1878,  ont  été  réformés  en  1890  et  1899  sur  le  modèle  des  con- 
seils provinciaux  prussiens;  le  conseil  général  se  réunit  une 
fois  par  an  en  automne  et  peut  être  convoqué  par  le  préfet  en 


LES    INSTITUTIONS    DU    JAPON    MODERNE.  129 

assemblée  extraordinaire;  ses  pouvoirs  sont  surtout  des  pou- 
voirs d'homologation  ;  l'administration  appartient  de  fait  à  la 
commission  permanente,  qui  est  composée  du  préfet,  de  deux 
représentans  du  ministre  de  l'Intérieur  et  de  six  ou  huit  délé- 
gués du  conseil  général. 

Le  Japon  a  toujours  eu  des  arrondissemens  ;  on  les  a  réor- 
ganisés sur  le  modèle  prussien.  Il  y  a  des  arrondissemens 
ruraux  (qu'on  parle  de  supprimer),  administrés  par  un  sous- 
préfet,  un  conseil  d'arrondissement,  une  commission  perma- 
nente, et  des  arrondissemens  urbains  dans  les  cités  ou  villes  de 
plus  de  20000  habitans  ;  ces  arrondissemens  sont  sans  impor- 
tance parce  que  les  cités  s'administrent  elles-mêmes.  Il  n'existe 
pas  de  canton. 

Dans  l'ancien  Japon,  l'organisation  municipale  était  déve- 
loppée. On  y  distinguait  d'une  part,  les  cités,  qui  avaient  des 
chartes  municipales,  et  d'autre  part,  les  petites  villes  et  les 
communes  urbaines,  dont  l'autonomie  était  moins  complète. 
Cette  distinction  a  été  maintenue  par  la  loi  fondamentale  de 
1889,  qui  est  empruntée  à  la  Prusse.  Les  cités  ont  un  conseil 
municipal  élu;  dans  chaque  circonscription  des  cités,  les  élec- 
teurs sont  répartis  d'après  le  chiffre  de  leurs  impôts  en  trois 
classes,  dont  chacune  a  le  même  nombre  de  représentans.  Le 
conseil,  qui  élit  son  président,  vote  le  budget  et  les  règlemens 
communaux.  L'administration,  la  police  et  les  autres  fonctions 
qui  appartiennent  en  France  au  maire  et  au  sous-préfet  sont 
exercées,  sous  le  contrôle  du  préfet,  par  une  commission  per- 
manente, qui  comprend  un  maire  salarié,  nommé  par  l'empe- 
reur sur  la  présentation  du  conseil  municipal,  des  fonction- 
naires ou  adjoints  salariés,  nommés  par  le  préfet  sur  la 
présentation  du  conseil  et  des  commissaires  non  salariés,  élus 
par  le  conseil.  Dans  les  communes  urbaines  et  rurales,  il  n'y  a 
pas  de  commission  permanente,  le  maire,  président  du  conseil 
municipal,  en  exerce  les  fonctions;  les  électeurs  sont  divisés 
en  deux  classes  seulement. 

Les  départemens  et  les  communes  peuvent  lever  des  impôts 
dans  la  mesure  qui  leur  est  fixée  par  la  loi,  les  arrondissemens 
ne  le  peuvent  pas,  il  leur  est  attribué  une  part  sur  les  impôts 
départementaux  et  municipaux. 

Cette  organisation  montre  bien  les  tendances  complexes, 
mais    cependant   heureusement  conciliées   de    l'administration 

TOMK  II.    —  ^9H.  9 


130  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Japonaise  ;  le  pouvoir  central  est  fort,  comme  il  est  naturel  dans 
une  monarchie  de  droit  divin  et  après  une  révolution  accomplie 
pour  assurer  l'unité  nationale,  et  cependant  l'autonomie  des 
départemens  est  grande,  comme  il  ne  pouvait  manquer  de  se 
produire  dans  un  pays  si  longtemps  morcelé  ;  le  principe  de 
l'autocratie  prévaut,  mais  des  libertés,  progressivement  éten- 
dues, permettent  de  satisfaire  les  nouvelles  tendances  démocra- 
tiques; des  commissions  permanentes  composées  en  partie  de 
spécialistes  assurent  que  les  intérêts  matériels  seront  traités 
d'une  manière  pratique  et  scientifique. 

Dans  l'organisation  judiciaire,  la  part  du  Vieux  Japon  est 
moins  grande  :  en  effet  la  justice  civile  y  était  rendue  par  les 
assemblées  des  différentes  classes,  les  communautés  villageoises, 
les  corporations  et  les  conseils  de  famille,  l'Etat  n'y  avait  point 
de  part;  pour  la  justice  criminelle,  on  ne  la  distinguait  pas  de 
l'administration.  Aussi,  de  1868  à  1890,  le  nouveau  gouverne- 
ment, qui  était  pressé  de  rétablir  l'ordre  dans  un  pays  boule- 
versé et  qui  réclamait  aux  puissances  l'abolition  de  la  juridic- 
tion consulaire,  abolition  obtenue  seulement  en  1899,  chàngea-t-il 
presque  chaque  année  l'organisation  judiciaire  :  ce  fut  progres- 
sivement qu'il  retira  aux  différens  ministères  leurs  pouvoirs 
contentieux,  qu'il  sépara  la  judicature  de  l'administration  et  les 
tribunaux  du  ministère  môme  de  la  Justice,  qui  était  au  début 
la  cour  suprême.  Enfin,  désespérant  de  se  créer  une  organisa- 
tion originale,  il  adopta  en  1889.  l'organisation  judiciaire  alle- 
mande. Il  y  a  une  cour  suprême  à  Tokio,  7  tribunaux  supé- 
rieurs ou  cours  d'appel,  49  tribunaux  régionaux,  301  tribunaux 
d'arrondissement  ;  à  chacun  de  ces  tribunaux  est  attaché  un 
parquet.  Tous  ces  tribunaux  jugent  les  affaires  criminelles, 
civiles  et  commerciales.  Le  Japon  n'a  pas  admis  l'institution 
du  jury  et,  malgré  le  désir  que  vient  d'en  exprimer  la  Chambre 
basse,  il  est  peu  probable  qu'il  le  fasse.  Toute  affaire  criminelle 
est  jugée  par  les  tribunaux  régionaux  ;  appel  peut  être  porté 
par  le  condamné  à  la  Cour  d'appel.  Les  juges  et  les  procureurs 
sont  nommés  par  le  ministre  de  la  Justice  après  avoir  subi  deux 
examens,  l'un  théorique,  l'autre  pratique,  et  fait  dans  un  tri- 
bunal un  stage  de  trois  ans  comme  magistrats  suppléans.  Les 
juges  sont  inamovibles.  Le  Japon  a  des  notaires  et  des  avocats, 
qui  remplissent  les  fonctions  d'avoués. 


LES    INSTITUTIONS    DU    JAPON    MODERNE.  131 

Il  ne  suffisait  pas  de  rétablir  l'ordre  dans  le  pays  par  l'éta- 
blissement d'un  gouvernement  central,  d'une  organisation 
administrative  et  judiciaire,  il  fallait  donner  au  nouveau  régime 
le  moyen  de  vivre  en  lui  créant  des  finances.  Sous  ce  rapport, 
tout  était  à  faire.  Sans  doute  l'ancien  régime  n'avait  pas  subsisté 
sans  une  organisation  financière,  le  shogunat  avait  déterminé 
les  pouvoirs  et  les  obligations  de  tous  les  fonctionnaires  en 
cette  matière,  fondé  une  Cour  des  comptes,  constitué  un  bon 
système  d'impôts,  mais  il  n'avait  pas  su  donner  à  ses  institu- 
tions une  forme  définitive;  on  n'a  retrouvé  de  budget  que  pour 
quelques  années  du  xviii^  siècle  ;  au  début  du  xix^,  la  confusion 
était  devenue  extrême  :  de  1850  à  1868  aucun  impôt  ne  rentrait 
plus  ;  depuis  cent  cinquante  ans  la  principale  ressource  du  Tré- 
sor consistait  à  émettre  de  la  monnaie  dont  la  valeur  légale 
était  supérieure  à  la  valeur  réelle.  Pire  était  la  situation  des 
principautés,  qui  ne  subsistaient  qu'en  émettant  des  billets  à 
cours  forcé. 

Nous  ne  pouvons  donner  ici  l'histoire  de  la  création  des 
finances  impériales,  montrer  combien  d'expériences  heureuses 
et  malheureuses  les  réformateurs  ont  dû  faire,  d'abord  pour 
sortir  des  premières  difficultés,  ensuite  pour  se  créer  un  régime 
financier  digne  d'un  grand  pays. 

Voici  les  grandes  lignes  du  régime  actuel.  Le  ministère  des 
Finances  a  sensiblement  l'organisation  des  ministères  euro- 
péens. Les  impôts  sont  perçus  en  partie  par  les  préfectures  et 
en  partie  par  un  service  spécial.  Les  comptes  définitifs  sont 
homologués  par  la  Cour  des  comptes.  L'unité  monétaire  est  le 
yen  (2  fr.  58),  qui  fut  d'abord  un  étalon  d'argent  et  qui 
depuis  1897,  est  un  étalon  d'or.  Il  existe  une  banque  d'émission, 
la  Banque  du  Japon,  dont  l'organisation  rappelle  celle  de  la 
Banque  de  Belgique;  d'autres  banques  dépendent  plus  ou  moins 
étroitement  du  gouvernement  :  la  banque  de  Yokohama,  qui 
règle  le  commerce  extérieur;  le  Crédit  foncier,  dont  dépendent 
des  banques  hypothécaires  dans  toutes  les  préfectures;  le  Crédit 
industriel;  la  banque  du  Hokkaido;  la  banque  de  Formose,  qui 
a  le  droit  d'émettre  des  billets  pour  le  territoire  de  Formose. 

Dès  le  début,  le  gouvernement  impérial  établit  les  grands 
principes  de  l'impôt  moderne  :  égalité  de  tous  devant  l'impôt, 
fixité  de  l'impôt,  établissement  de  l'impôt  sur  une  base  certaine, 
obligation  de  payer  l'impôt  en  argent.   Puis  en  pleine  révolu- 


132  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

tioD,  —  et  c'est  là  une  des  meilleures  preuves  du  génie  con- 
structeur des  Japonais,  — par  les  mêmes  lois  qui  créaient  un  nou- 
veau régime  de  la  propriété  et  donnaient  la  terre  aux  paysans, 
il  réforma  l'impôt  foncier,  qui  avait  été  le  principal  impôt  de 
l'ancien  régime  :  on  en  fit  un  impôt  véritable,  tandis  qu'aupa- 
ravant c'était  surtout  une  rente  payée  aux  princes  féodaux  pro- 
priétaires du  sol  et,  comme  on  n'avait  pas  revisé  le  cadastre 
depuis  un  siècle  et  demi,  on  fit  la  cadastra tion  parcellaire  de 
tout  l'empire,  cadastra  tion  rendue  très  difficile  par  suite  de 
l'extrême  morcellement  de  la  propriété,  et  l'on  établit  le  nouvel 
impôt  d'après  une  évaluation  faite  alors  de  toutes  les  parcelles. 
Evaluation  et  cadastration  sont  aujourd'hui  devenues  très  défec- 
tueuses, car  dans  beaucoup  de  régions  la  culture  s'est  trans- 
formée et,  d'une  manière  générale,  la  valeur  du  sol  a  depuis 
quarante  ans  décuplé  dans  les  villes  et  triplé  dans  les  cam- 
pâmes. 

Au  début,  l'impôt  foncier  formait  les  neuf  dixièmes  des 
recettes  provenant  de  l'impôt,  il  en  forme  aujourd'hui  moins  du 
tiers,  car  le  système  des  impôts  s'est  beaucoup  développé.  Les 
Anglais,  qui  ont  pour  principe  de  tirer  leurs  ressources  d'un 
très  petit  nombre  d'impôis,  dont  les  plus  importans  sont  des 
impôts  directs  et  dont  les  autres  frappent  surtout  des  objets  de 
luxe,  désapprouvent  en  général  le  système  japonais,  qui  consiste 
à  multiplier  les  impôts  ;  ils  le  trouvent  coûteux  pour  TEtat  et 
onéreux  pour  le  peuple.  Ce  système  est  cependant  le  seul  qui 
convienne  au  Japon;  on  ne  peut  demander  beaucoup  à  l'impôt 
foncier,  parce  que  la  terre  est  morcelée  et  le  paysan  pauvre,  ni 
aux  autres  impôts  directs,  parce  que  la  fortune  capitalisée  est 
d'origine  récente  et  peu  considérable  ;  on  ne  saurait  frapper  les 
objets  de  luxe,  parce  qu'il  n'y  a  pas  de  luxe,  ni  exiger  beaucoup 
de  quelques  industries,  parce  que  ce  serait  tuer  des  industries 
naissantes.  Des  impôts  actuels,  la  plupart  sont  des  transforma- 
tions des  impôts  de  l'ancien  régime,  tels  l'impôt  sur  le  revenu 
l'impôt  sur  les  boissons  et  sauces  fermentées,  les  douanes  ;  les 
autres  sont  empruntés  aux  pays  d'Europe.  L'idée  de  monopoles, 
qui  existait  dans  l'ancien  Japon,  a  été  modernisée  sous  l'in- 
fluence des  États  occidentaux;  les  monopoles  sont  ceux  de  la 
vente  du  sel,  du  tabac  et  du  camphre. 

L'État  japonais  est  de  plus  un  grand  propriétaire.  La  super- 
ficie des   terres  appartenant  à  l'État   ou   à  l'empereur  forme 


LES    INSTITUTIONS    DU    JAPON    MODERNE.  133 

presque  les  deux  tiers  de  la  superficie  totale  de  l'archipel  (non 
compris  Formose).  Ce  sont  pour  la  plupart  des  montagnes,  des 
forêts,  des  landes,  la  mise  en  exploitation  s'en  effectue  lente- 
ment; si  le  domaine  de  l'empereur  est  déjà  productif,  l'Etat  ne 
tire  encore  de  ses  terres  que  des  revenus  peu  considérables. 
L'Etat  et  l'empereur  possèdent  aussi  les  principales  mines. 
L'Etat  a  les  postes,  les  télégraphes,  les  téléphones,  il  a  construit 
une  grande  partie  du  réseau  ferré  et  racheté  depuis  1906  presque 
toutes  les  lignes  qui  avaient  été  construites  par  des  compagnies. 
De  4868  à  1885,  pour  initier  le  pays  à  la  culture  occidentale, 
l'Etat  avait  créé  les  plus  importantes  industries  modernes  ;  il  y 
a  progressivement  renoncé  pour  ne  pas  entrer  en  concurrence 
avec  les  entreprises  privées  ;  il  n'a  conservé  que  les  industries 
se  rapportant  directement  à  ses  services  (aciéries  et  arsenaux, 
manufactures  des  habillemens  de  l'armée,  du  matériel  des  che- 
mins de  fer,  etc.).  L'Etat  avait  également  souscrit  une  notable 
partie  des  titres  de  la  Banque  du  Japon  et  des  autres  grandes 
banques  dont  il  contrôle  la  gestion;  il  a  cédé  ses  actions  à 
l'empereur. 

Grâce  à  une  organisation  méthodique,  à  une  gestion  prudente 
et  habile,  l'empire,  qui  en  1868  n'avait  aucune  ressource,  ne 
percevait  aucun  impôt  et  payait  ses  dettes  considérables  par 
l'emprunt  ou  par  l'émission  (jusqu'en  1886)  de  billets  à  cours 
forcé,  a  pu  en  quarante  ans  se  créer  un  budget  d'un  milliard  et 
demi  de  francs,  emprunter  en  1904-05  plus  de  quatre  milliards, 
racheter  en  1906  les  chemins  de  fer  et  cependant  convertir  sa 
dette  dans  ces  dernières  années,  si  bien  qu'il  l'aura  prochaine- 
ment ramenée  au  taux  de  4  p.  100.  Les  Japonais  ont  donné  là 
une  preuve  nouvelle  de  leur  esprit  scientifique  et  de  leurs 
facultés  d'organisation. 

Les  institutions  se  rapportant  au  gouvernement,  aux  services 
publics  et  aux  finances  avaient  surtout  pour  objet  d'organiser 
le  pays  ;  nous  aborderons  maintenant  l'étude  des  institutions 
dont  le  but  principal  a  été  de  former  l'esprit  et  le  caractère  du 
peuple. 

Les  fondateurs  du  nouveau  régime  se  préoccupèrent,  dès  le 
principe,  de  créer  l'enseignement  public.  Sous  le  shogunat,  le 
gouvernement  ne  s'intéressait  qu'à  l'instruction  des  samuraïs;  il 
abandonnait  l'instruction  du  peuple  à  l'initiative  privée;    les 


134  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

moines  bouddhistes,  les  médecins,  les  samuraïs  philosophes 
avaient  fondé  de  nombreuses  écoles  populaires,  mais  l'instruction 
des  hommes  était  bien  moindre  qu'on  ne  l'a  prétendu  et  l'in- 
struction des  femmes  était  négligée.  Le  nouveau  gouvernement 
impérial  veut  au  contraire  que  les  enfans  de  toutes  les  classes 
fréquentent,  au  moins  dans  les  premières  années,  les  mêmes 
écoles  et  reçoivent  la  même  formation.  Cette  formation  leur  est 
donnée  par  l'éducation,  par  l'instruction,  par  l'hygiène  et 
les  exercices  physiques. 

L'éducation  est  purement  laïque  ;  l'enseignement  religieux 
est  proscrit  de  toutes  les  écoles,  même  des  écoles  privées; 
cependant  l'enseignement  moral  est  fondé  sur  le  rescrit  de  1890, 
où  l'empereur  s'adresse  à  ses  sujets  au  nom  de  ses  divins 
ancêtres  : 

Soyez  filiaux,  leur  dit-il,  pour  vos  parens,  affectionnés  pour  vos  frères 
et  sœurs,  unis  dan?  vos  rapports  conjugaux  et  fidèles  à  vos  amis.  Que  votre 
conduite  soit  courtoise  et  frugale  et  que  votre  bienveillance  s'étende  à 
tous!  Livrez-vous  à  vos  études  et  exercez  vos  métiers  respectifs  ;  cultivez 
vos  facultés  intellectuelles  et  développez  vos  sentimens  moraux;  contribuez 
au  bien  public  et  veillez  aux  intérêts  de  la  société:  soyez  toujours  obéissans 
à  la  Constitution  et  aux  lois  de  notre  empire;  si  l'occasion  s'en  présente, 
dévouez-vous  courageusement  pour  la  patrie,  ainsi  vous  nous  donnerez  une 
aide  efficace  pour  maintenir  et  développer  l'honneur  et  la  prospérité  de 
notre  empire  aussi  ancien  que  le  ciel  et  la  terre. 

L'éducation  est  donc  fondée  sur  la  tradition;  c'est  juste- 
ment :  la  plupart  des  passions,  des  tendances,  des  besoins  de 
l'homme  restent  les  mêmes  dans  tous  les  temps  en  dépit  des 
formes  particulières  que  leur  donne  telle  ou  telle  époque  ;  par 
suite  les  grands  principes  de  la  morale  ne  varient  pas  et  la 
meilleure  manière  d'élever  l'enfant  sera  de  développer  chez  lui 
l'instinct  du  bien,  d'en  rendre  la  pratique  de  plus  en  plus 
spontanée  et  même  réflexe.  Pour  l'instruction  au  contraire, 
l'empereur  et  ses  conseillers  ont  voulu  que,  dans  l'ensemble, 
elle  fût  moderne  et  telle  qu'elle  permit  aux  Japonais  de  devenir 
les  égaux  des  peuples  les  plus  civilisés. 

L'enseignement  public  est  organisé  de  la  manière  suivante. 
Le  ministre  de  l'Instruction  publique,  assisté  d'un  vice-ministre 
et  du  Conseil  supérieur,  dirige  les  établissemens  qui  dépendent 
de  l'État  et  surveille  les  autres.  L'enseignement  privé  est  auto- 
risé à  la  condition   pour    lui    d'accepter    les    programmes    et 


LES    INSTITUTIONS    DU    JAPON    MODERNE. 


138 


rinspection  de  l'État,  mais,  de  fait,  l'enseignement  primaire  libre 
n'existe  plus,  l'enseignement  secondaire  libre  est  très  restreint; 
on  trouve  en  revanche  d'importantes  écoles  privées  de  haut 
enseignement.  Ne  dépendent  cependant  de  l'Etat  que  les  écoles 
dites  supérieures,  les  écoles  normales  supérieures,  le  Conser- 
vatoire de  musique,  1  "école  des  Beaux-Arts  et  les  Universités  ; 
les  établissemens  d'enseignement  primaire  appartiennent  aux 
communes,  les  établissemens  d'enseignement  secondaire  et 
professionnel,  les  écoles  normales  aux  départemens,  aux  arron- 
dissemens  ou  aux  communes. 

L'enseignement  primaire  est  gratuit  et  obligatoire  pour  les 
deux  sexes  ;  il  comprend  quatre  années  d'enseignement  élémen- 
taire et  deux  années  d'enseignement  primaire  supérieur.  Tous 
les  enfans,  à  quelque  classe  de  la  société  qu'ils  appartiennent, 
à  quelque  carrière  qu'ils  se  destinent,  doivent  fréquenter  les 
écoles  primaires. 

Une  fois  munis  du  brevet  de  l'enseignement  primaire,  les 
enfans  entrent  soit  dans  les  écoles  techniques,  soit  dans  les 
écoles  secondaires.  L'enseignement  technique,  qui  a  été  admi- 
rablement organisé  au  cours  des  dix  dernières  années,  compte 
aujourd'hui  300  000  élèves;  les  branches  de  cet  enseignement 
sont:  agriculture  et  art  vétérinaire,  aquiculture,  commerce, 
génie  civil  (arts  et  métiers),  constructions  maritimes.  Dans 
chacune  de  ces  branches,  l'enseignement  est  à  deux  degrés: 
l'enseignement  du  premier  degré,  qui  est  purement  pratique,  se 
donne  dans  les  écoles  professionnelles,  les  écoles  complémen- 
taires professionnelles  et  les  écoles  d'apprentis;  l'enseignement 
du  degré  supérieur,  qui  est  en  grande  partie  théorique,  se  donne 
dans  les  écoles  supérieures  du  commerce,  de  l'agriculture,  des 
arts  et  métiers,  etc. 

L'enseignement  secondaire  est  également  à  deux  degrés  ; 
l'enseignement  du  premier  degré  se  donne  dans  les  écoles 
secondaires  ou  lycées  ;  l'enseignement  du  degré  supérieur  se 
donne  dans  les  écoles  supérieures,  dont  le  principal  but  est  de 
perfectionner  les  étudians  dans  la  connaissance  des  langues 
européennes  (anglais,  allemand  et  français)  ;  les  étudians  de  ces 
écoles  ont  déjà  choisi  leur  carrière:  lettres,  sciences,  droit, 
médecine,  génie  civil.  Aux  écoles  supérieures  sont  attachées 
des  écoles  spéciales  de  médecine  pour  ceux  qui  se  destinent  à 
cette  carrière  sans  passer  par  les  Universités. 


136  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

Les  femmes  reçoivent  l'enseignement  secondaire  dans  les 
écoles  aupérieures  de  filles. 

Voici  maintenant  comment  se  recrute  le  personnel  ensei- 
gnant ;  il  y  a  deux  écoles  normales  supérieures  d'hommes  et 
une  de  femmes  où  se  forment  les  professeurs  des  écoles  normales 
ordinaires  et  ceux  de  l'enseignement  secondaire,  des  écoles 
normales  ordinaires  dans  tous  les  départemens.  En  attendant 
que  cette  branche  de  l'enseignement  soit  complètement  orga- 
nisée, on  prend  comme  professeurs  les  élèves  diplômés  des 
écoles  dépendant  directement  de  l'Etat  et  les  agrégés  de  l'ensei- 
gnement secondaire,  comme  instituteurs  les  agrégés  de  l'ensei- 
gnement primaire. 

Il  existe  trois  Universités,  dont  la  plus  importante  est  celle 
de  ïokio;  les  élèves  diplômés  des  éco.les  supérieures  y  sont 
admis  de  droit,  les  élèves  des  autres  écoles  à  la  suite  d'un 
examen.  Les  facultés  sont  :  lettres,  sciences,  droit,  médecine  et 
pharmacie,  agriculture,  génie  civil. 

Le  grade  de  bachelier  est  remplacé  par  les  certificats  d'études 
que  donnent  tous  les  établissemens  d'enseignement  secondaire 
et  d'enseignement  professionnel;  les  Universités  confèrent  le 
grade  de  licencié,  le  titre  de  docteur  est  purement  honorifique, 
il  est  accordé  par  le  ministre  sur  un  vote  favorable  des  docteurs 
de  la  faculté  intéressée. 

Les  résultats  de  l'enseignement  sont  dans  l'ensemble  heu- 
reux ;  le  nombre  des  conscrits  illettrés  est  tombé  à  8  pour  100, 
il  ne  faut  pas  oublier  que  l'instruction  n'est  devenue  obligatoire 
que  lorsqu'un  prélèvement  fait  sur  l'indemnité  de  guerre  chi- 
noise a  permis  de  la  rendre  gratuite.  Quoique  le  nombre  des 
établissemens  d'enseignement  secondaire  et  d'enseignement  su- 
périeur soit  encore  insuffisant,  le  Japon  compte  déjà  beaucoup 
de  bons  jurisconsultes,  de  bons  fonctionnaires,  de  bons  méde- 
cins, de  bons  ingénieurs  ;  il  a  des  savans  de  premier  ordre  ;  le 
plus  célèbre  est  le  microbiologiste  Kitazato,  qui  a  découvert 
les  bacilles  du  tétanos  et  de  la  peste.  Les  résultats  de  l'éducation 
donnée  au  peuple  sont  également  satisfaisans;  l'école  primaire  a 
détruit  les  préjugés  et  les  superstitions  d'un  autre  âge,  l'esprit 
particulariste  et  féodal,  répandu  la  civilisation  matérielle  de 
l'Occident,  fortifié  le  loyalisme  et  le  patriotisme.  Les  effets  de 
l'éducation  donnée  dans  les  lycées  et  les  Universités  est  com- 
plexe ;  la  diffusion  des  ouvrages  les  plus  divers  écrits  en  Europe 


LES    INSTITUTIONS    DU    JAPON    MODERNE.  137 

et  en  Amérique,  ouvrages  qui  se  combattent  et  se  dénigrent  les 
uns  les  autres,  le  contraste  de  leurs  doctrines  avec  celles  de  la 
philosophie  chinoise  et  japonaise,  l'orgueil  de  la  science  trop 
vite  acquise  et  des  victoires  tout  à  coup  remportées,  les  progrès 
d'un  esprit  démocratique  encore  inexpérimenté,  la  transformation 
des  conditions  matérielles  de  l'existence  ne  pouvaient  manquer 
de  produire  chez  les  jeunes  gens  une  grande  confusion  d'idées, 
la  perturbation  des  sentimens  moraux  et  des  instincts  sociaux,  le 
scepticisme,  le  goût  du  luxe,  l'inquiétude  et  le  mécontentement. 
La  véritable  cause  de  ces  maux,  il  faut  cependant  la  chercher 
dans  les  circonstances  générales  et  non  dans  l'enseignement 
donné  ;  le  gouvernement  veille  à  ce  que  cet  enseignement,  tout 
en  étant  moderne,  ne  devienne  jamais  téméraire. 

De  l'œuvre  de  réorganisation  que  nous  venons  d'exposer,  on 
peut  dire  que  l'armée  est  le  fondement.  Elle  l'est  d'abord  au 
point  de  vue  moral.  L'école  et  l'armée  sont  indissolublement 
unies  ;  le  principal  but  de  l'école  est  de  préparer  les  enfans  au 
service  militaire,  le  principal  but  de  l'armée  est  de  développer 
chez  le  jeune  homme  l'enseignement  moral  et  patriotique  que 
l'école  a  donné  à  l'enfant.  Dans  tous  les  pays,  le  service  militaire, 
qui,  pendant  plusieurs  années,  plie  tous  les  jeunes  gens  à  une 
discipline  de  chaque  instant,  a  été  le  moyen  le  plus  puissant 
dont  l'Etat  se  soit  servi  pour  créer  une  nation,  répandre  l'in- 
struction et  l'éducation,  imposer  l'égalité  sociale.  Au  Japon,  où 
l'héroïsme  militaire  est  tenu  pour  la  première  vertu,  où  la  caste 
militaire  a,  pendant  des  siècles,  seule  exercé  le  gouvernement,  où 
par  suite  toutes  les  institutions  civiles  tirent  leur  origine  d'insti- 
tutions militaires,  c'est  par  l'armée  que  le  gouvernement  a 
voulu  appliquer  pleinement  son  principe  qu'une  éducation 
fondée  sur  une  méthode  rigoureusement  scientifique  peut 
façonner  un  peuple  au  loyalisme,  au  patriotisme  et  à  l'héroïsme. 
Aussi  le  catéchisme  civique  du  Japonais,  esquissé  dans  le  rescrit 
de  l'empereur  sur  l'éducation,  reçoit-il  tout  son  développement 
dans  le  rescrit  aux  soldats  et  aux  marins,  où  l'empereur  leur 
enjoint,  au  nom  de  ses  divins  ancêtres,  de  se  conformer  aux 
cinq  préceptes  de  la  morale  militaire  qui  s'est  formée  au  cours 
des  siècles  par  l'union  des  idées  chevaleresques  et  des  doctrines 
du  confucianisme.  Il  leur  ordonne  d'abord  de  se  montrer  fidèles 
envers  le  souverain  et  la  patrie.  «  Des  soldats  sans  patriotisme, 


138  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

■  leur  dit-il,  quelles  que  fussent  leurs  qualités  techniques,  lïe 
seraient  que  des  poupées;  avec  des  troupes  composées  de  pareils 
hommes,  on  n'aurait  que  des  bandes  à  l'heure  du  danger.  » 
L'empereur  prescrit  ensuite  la  courtoisie  :  «  Si  les  inférieurs 
ne  respectent  pas  leurs  supérieurs  et  que  les  supérieurs  traitent 
durement  leurs  inférieurs,  les  uns  et  les  autres  deviendront 
une  malédiction  pour  l'armée  et  commettront  un  crime  impar- 
donnable envers  la  patrie.  »  Soldats  et  marins  doivent  avoir 
pour  première  ambition  d'être  braves,  mais  en  n'oubliant  jamais 
que  les  hommes  d'un  vrai  courage  traitent  toujours  les  autres 
avec  douceur;  de  la  simple  bravoure  avec  de  la  disposition  à  la 
violence  fait  haïr  des  hommes  comme  des  brutes.  L'empereur 
recommande  ensuite  la  loyauté,  la  plus  absolue  loyauté;  l'on 
ne  doit  prendre  aucun  engagement  si  l'on  n'est  certain  de  pou- 
voir le  remplir  ;  nul  ne  doit  s'exposer  à  se  trouver  dans  ce 
dilemme  :  manquer  à  sa  parole  ou  la  tenir  au  détriment  de  sou 
devoir.  Le  dernier  précepte  de  la  morale  militaire,  celui  sur 
lequel  il  est  le  plus  insisté,  c'est  la  simplicité  :  laisse-t-on  naître 
des  habitudes  de  luxe  dans  certains  corps  d'officiers,  elles  se 
répandent  dans  tous  les  rangs  comme  une  épidémie,  il  n'y  a 
plus  ni  esprit  de  corps,  ni  discipline.  La  morale  militaire  ne  lui 
semblant  pas  suffisante  pour  donner  aux  soldats  la  foi,  le  dé- 
vouement sans  bornes  qui  devaient  faire  de  l'armée  la  défense 
morale  et  matérielle  du  pays  dans  la  paix  et  dans  la  guerre, 
l'empereur  a  transformé  cette  morale  en  religion  militaire  ; 
partout  s'élèvent  des  temples  aux  mânes  des  soldats  tombés  sur 
le  champ  de  bataille;  tous  les  régimens,  tous  les  chefs,  l'em- 
pereur lui-même,  y  viennent  adorer  ceux  dont  leur  héroïsme  a 
fait  les  dieux  protecteurs  du  pays.  Dans  cette  religion,  l'officier 
formé  à  la  civilisation  européenne  et  le  montagnard,  le  marin 
restés  superstitieux  comme  autrefois  peuvent  loyalement,  inti- 
mement s'unir  ;  tandis  que  les  uns  croient  réellement  que  les 
héros  divinisés  combattent  à  côté  d'eux  dans  la  mêlée,  les 
autres  ont  foi  dans  cette  force,  la  meilleure  de  toutes  peut-être, 
que  donne  aux  descendans  l'exemple  des  hauts  faits  de  leurs 
ancêtres,  dans  cette  étroite  solidarité  patriotique  que  crée  la 
tradition  séculaire  des  mêmes  aspirations  et  des  mêmes 
vertus. 

Et  comme  elle  est  le  fondement  moral  du  nouveau  régime, 
l'armée  en   est  le  fondement  matériel  :   un  pays  où,  sous  une 


LES    INSTITUTIONS    DU    JAPON    MODERNE.  139 

forme  ou  sous  une  autre,  la  féodalité  s'était  maintenue  pendant 
sept  siècles  ne  pouvait  s'unifier  que  par  l'armée;  un  empire 
fondé  par  la  Révolution  et  la  guerre  civile  ne  pouvait  se 
défendre  contre  l'une  et  l'autre  que  par  l'armée, comme  aussi  un 
Etat  menacé  de  tous  côtés  par  les  ambitions  d'Etats  beaucoup 
plus  grands,  beaucoup  plus  populeux,  ne  pouvait  se  maintenir 
et  se  développer  qu'en  devenant  un  Etat  militaire.  Une  place 
prépondérante  a  donc  été  faite  à  l'armée  :  on  en  peut  juger  par 
ce  fait  que  depuis  1883,  sur  sept  présidens  du  Conseil,  trois  ont 
été  des  généraux;  non  seulement  les  militaires  ont  toujours  eu 
les  portefeuilles  de  la  (juerre  et  de  la  Marine,  mais  ils  ont  souvent 
dirigé  des  administrations  civiles;  en  1903,  sur  dix  ministères, 
cinq  avaient  pour  titulaires  des  généraux  et  des  amiraux,  dont 
la  présidence  du  Conseil,  l'Intérieur  et  l'Instruction  publique  ; 
le  ministre  des  Finances  actuel  est  un  général.  Plus  du  tiers  des 
recettes  budgétaires  est  afTecté  aux  dépenses  de  l'armée  et  de  la 
marine,  et  c'est  l'énormité  de  ces  dépenses  qui  a  provoqué  tous 
les  conflits  parlementaires. 

Le  rôle  particulier  réservé  à  l'armée  japonaise  apparaît  dans 
son  organisation.  Sans  doute  ses  origines  sont  complexes.  On  la 
forma  d'abord  de  régimeus  cédés  par  quelques  clans;  plus  tard, 
quand  on  eut  établi  le  recrutement,  on  eut  pour  soldats  des 
paysans,  pour  officiers  des  samuraïs,  principalement  des  clans  de 
Choshu  et  de  Satsuma;  avec  le  temps,  toutes  les  classes  sociales, 
toutes  les  provinces  furent  représentées  et  dans  la  troupe  et 
dans  le  corps  d'officiers.  Au  début,  l'armée  comptait  seulement 
quelques  milliers  d'hommes,  elle  fut  doublée  une  première  fois 
en  1884,  une  seconde  fois  en  1895  après  la  guerre  contre  la 
Chine,  de  nouveau  augmentée  d'un  tiers  après  la  guerre  contre 
la  Russie.  D'autre  part,  cette  armée,  qui  de  1871  àl880  fut  orga- 
nisée par  une  mission  française  subit  plus  tard  des  influences 
diverses,  surtout  l'influence  allemande;  enfin,  à  faire  la  guerre 
elle  apprit  à  la  faire.  Et  cependant,  malgré  ses  origiaes 
complexes,  cette  armée,  telle  qu'elle  existe  aujourd'hui,  porte 
nettement  la  marque  du  Japon  et  du  gouvernement  actuel. 

Le  premier  caractère  de  cette  armée  est  l'autocratie.  L'em- 
pereur n'est  pas  seulement  le  commandant  suprême  des  armées 
de  terre  et  de  mer  en  temps  de  paix  et  en  temps  de  guerre, 
mais  son  autorité  est  le  seul  lien  entre  leurs  organes.  Ce  sont 
d'abord  le  conseil  des  maréchaux  et  le  conseil  supérieur  de  la 


140  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

défense  nationale,  où,  sous  sa  présidence,  siègent  les  principaux 
chefs  des  armées  de  lerre  et  de  mer.  L'armée  de  terre  comprend 
trois  organes  indépendans  sous  des  chefs  égaux  :  le  ministère 
de  la  Guerre,  l'Etat-major,  la  Direction  de  l'instruction  mili- 
taire; la  marine  en  comprend  deux  :  le  ministère  de  la  Marine 
et  l'Etat-major;  de  plus,  les  commandans  des  escadres,  les  pré- 
fets maritimes,  les  commandans  des  points  d'appui  ne  relèvent 
que  de  l'empereur;  il  nomme  directement  les  maréchaux  et  les 
généraux  du  plus  haut  grade  ;  les  nominations  des  officiers  de 
moindre  grade  lui  sont  soumises. 

Le  second  caractère  àe  l'armée  est  l'aristocratie.  Excepté 
pour  fait  de  guerre,  un  sous-officier  ne  devient  jamais  officier. 
L'officier  s'engage  par  serment  pour  la  vie  ;  il  ne  peut  donner 
sa  démission.  La  plupart  des  officiers  de  l'armée  de  terre  com- 
mencent leurs  études  dans  des  prytanées  de  province,  ils  la 
complètent  au  prytanée  central  de  Tokio,  d'où  ils  passent  à 
l'Ecole  militaire  après  avoir  fait  six  mois  de  stage  dans  un 
régiment;  on  admet  aussi  à  cette  école  les  candidats  non  éle- 
vés dans  les  prytanées  qui  ont  subi  un  examen  et  fait  un  stage 
d'un  an  dans  un  régiment.  L'éducation  donnée  pendant  dix-huit 
mois  à  l'Ecole  militaire  se  complète  par  la  suite  dans  des  écoles 
spéciales,  pour  les  meilleurs  officiers  à  l'Ecole  d'Etat-major. 
L'officier  qui,  au  sortir  de  l'Ecole  militaire,  a  fait  un  nouveau 
stage  d'au  moins  six  mois,  mais  cette  fois  comme  aspirant  offi- 
cier, ne  peut  être  nommé  dans  un  régiment  s'il  n'y  est  admis 
par  les  officiers  de  ce  régiment,  qui  votent  par  bulletins  portant 
oui  ou  non;  il  servira  dans  le  même  régiment  jusqu'à  sa  nomi- 
nation comme  officier  supérieur.  Les  officiers  de  marine  entrent 
à  seize  ans  dans  l'une  des  deux  grandes  écoles  des  cadets  et  des 
mécaniciens;  l'enseignement  se  complète  dans  les  Ecoles  spé- 
ciales et  à  l'École  d'Êtat-major.  Les  grades  (les  mêmes  pour  les 
deux  armées  de  terre  et  de  mer)  sont  :  sous-lieutenant,  lieute- 
nant, capitaine,  major,  lieutenant-colonel,  colonel,  major- 
général,  lieutenant-général,  général, maréchal;  on  a  donc  divisé 
les  officiers  généraux  en  quatre  grades  pour  établir  entre  eux 
une  rigoureuse  hiérarchie,  donner  aux  chefs  de  l'armée  une 
situation  indépendante  des  volontés  des  ministres,  fortifier 
ainsi  le  caractère  aristocratique  de  l'armée. 

Enfin  l'armée  est  nationale.  Autant  que  pour  défendre  le 
pays,  on  l'a  créée  pour  fondre  les  anciens  clans  et  les  anciennes 


LES    INSTITUTIONS    DU    JAPON    MODERNE.  141 

classes,  pour  faire  des  Japonais  un  peuple.  Aussi  a-t-on  tra- 
vaillé constamment  à  augmenter  le  nombre  des  hommes  soumis 
au  service  ;  on  a  supprimé  le  remplacement,  toutes  les  exemp- 
tions excepté  celles  des  instituteurs,  qui  servent  six  semaines, 
et  celles  des  soutiens  de  famille  dont  la  situation,  vérifiée  par 
enquête,  a  été  admise  par  le  conseil  de  revision  ;  mais  en  même 
temps,  comme  on  a  jugé  dangereux  pour  le  bon  esprit  et  la 
discipline  de  l'armée  d'y  mêler  les  gens  riches  et  instruits  avec 
les  gens  pauvres  et  illettrés,  on  a  établi  le  volontariat  d'un  an  ; 
les  volontaires,  qui  s'équipent  à  leurs  frais,  ne  couchent  pas  à 
la  caserne;  c'est  parmi  eux  qu'on  recrute  les  officiers  de  réserve. 
Les  sous-otficiers  sont  formés  dans  les  écoles  régimentaires  ;  ils 
peuvent  rengager  d'année  en  année.  Comme  la  situation  géogra- 
phique du  Japon  le  dispense  d'avoir  des  troupes  de  couverture 
et  que  ses  finances  ne  lui  permettent  pas  de  maintenir  une 
armée  nombreuse  en  temps  de  paix,  on  a  établi  par  tirage  au 
sort  deux  catégories  de  conscrits.  Les  conscrits  désignés  pour 
le  service  actif  servent  deux  ans  dans  l'infanterie,  trois  ans  dans 
les  autres  armes;  ils  restent  quatre  ans  et  quatre  mois  dans  la 
réserve  et  dix  ans  dans  l'armée  territoriale.  Les  conscrits  dé- 
signés pour  le  service  de  dépôt  restent  douze  ans  et  quatre 
mois  dans  l'armée  de  dépôt;  ils  sont  à  la  disposition  du  ministre, 
qui  peut  les  appeler  pour  des  périodes  d'instruction.  Tous  les 
hommes  de  dix-sept  à  quarante  ans  qui  ne  rentrent  dans  au- 
cune des  catégories  précédentes  font  partie  de  l'armée  natio- 
nale, dont  quelques  unités  seulement  ont  été  organisées.  En 
cas  de  guerre,  les  unités  d'activé  se  complètent  avec  leurs  ré- 
serves, les  hommes  de  l'armée  de  dépôt  sont  appelés  dans  les 
dépôts  pour  s'y  exercer,  ils  comblent  les  vides  faits  par  le  feu 
et  la  maladie  dans  les  unités  d'activé.  La  territoriale  forme  des 
régimens  et  des  brigades  d'infanterie,  qui  peuvent  servir  en 
dehors  du  Japon,  comme  ce  fut  le  cas  dans  la  dernière  guerre; 
pour  en  augmenter  la  valeur  militaire,  on  y  fait  entrer  pour  un 
tiers  des  officiers  et  des  hommes  de  l'active  et  de  la  réserve. 
Afin  de  donner  à  l'armée  un  caractère  plus  intimement  national, 
le  Japon  a  établi  le  recrutement  régional.  Le  Japon  est  divisé 
en  18  circonscriptions,  dont  chacune  comprend  4  districts  de 
régiment.  Le  Japon  n'ayant  pas  de  corps  d'armée,  à  chaque  cir- 
conscription correspond  une  division  mixte  composée  de  deux 
brigades  d'infanterie,  d'un  régiment  d'artillerie,  d'un  régiment 


142 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


de  cavalerie,  d'un  bataillon  de  ge'nie  et  d'un  bataillon  du  train. 
Les  régimens  d'infanterie  se  recrutent  chacun  dans  son  district 
régimentaire,  les  autres  armes  se  recrutent  sur  l'ensemble  de 
la  circonscription  divisionnaire.  La  garde  qui  forme  une  dix- 
neuvième  division,  l'artillerie  et  la  cavalerie  indépendantes,  les 
troupes  spéciales  se^  recrutent,  au  moins  en  principe,  dans  tout 
l'empire. 

La  marine  se  recrute  moitié  par  conscription  et  moitié  par 
engagement.  Le  recrutement,  est  celui  de  l'armée  de  terre  : 
les  conscrits  servent  quatre  ans  dans  l'active,  trois  dans  la  ré- 
serve, cinq  dans  la  territoriale  ;  ceux  qui  n'appartiennent  pas  à 
l'une  ou  l'autre  de  ces  armes  font  entre  dix-sept  et  quarante 
ans  partie  de  l'armée  nationale.  Les  engagés  volontaires  servent 
huit  ans.  L'acceptation  du  grade  de  quartier-maître  équivaut  à 
un  engagement.  Les  sous-ofliciers  peuA^ent  rengager  pour  des 
périodes  consécutives  de  trois  ans. 

Pour  compléter  le  caractère  national  de  son  armée  de  terre 
et  de  mer,  le  Japon  a  tenu  à  fabriquer  lui-même  tout  ce  qui  a 
trait  à  la  défense  nationale  :  les  armes  sont  fondues  dans  les 
arsenaux  sur  les  modèles  d'officiers  japonais,  les  habillemens 
sortent  des  fabriques  de  l'Etat  ;  l'uniforme  de  l'armée,  qui 
avant  1905  tenait  à  la  fois  de  l'uniforme  français  et  de  l'uniforme 
allemand,  est  aujourd'hui  de  couleur  khaki  et  le  même  pour 
toutes  les  armes  et  pour  tous  les  grades  ;  les  uniformes  de  la 
marine  sont  les  uniformes  anglais.  Le  Japon  construit  aujour- 
d'hui ses  plus  grosses  unités  navales,  soit  depuis  1906  quatre 
croiseurs  cuirassés  de  15000  tonnes,  deux  cuirassés  de  19  000, 
deux  dé  21  000  (qui  seront  lancés  prochainement). 

C'est  en  suivant  ces  principes  qu'en  quarante  ans,  le  Japon  a 
réussi  à  faire  de  la  petite  armée  du  début  l'armée  d'une  grande 
puissance.  L'armée  de  terre  comprend  aujourd'hui  12  000  offi- 
ciers et  250  000  hommes  d'activé  (sur  le  pied  de  paix), 
250  000  hommes  de  réserve,  180  000  hommes  de  territoriale,  un 
milliond'hommes  de  l'armée  de  dépôt;  la  marine,  47000  homme.* 
(dont  69  officiers  généraux  et  plus  de  3000  of liciers  ou  assimi- 
lés) en  temps  de  paix  et  500000  tonnes  de  bàtimens  de  lignt 
(sans  compter  les  torpilleurs  et  les  sous-marins) 


* 
*  * 


Il  n'a  pas  suffi  au  gouvernement  impérial  de  créer  un  Etat 


LES    INSTITUTIONS    DU    JAPON    MODERNE. 


143 


nouveau,  il  lui  a  fallu  créer  une  société  nouvelle,  car  l'ancienne 
société  avait  disparu  au  cours  de  la  Révolution.  A  cet  effet, 
le  gouvernement,  d'abord  seul,  ensuite   avec  le  concours  des 
Chambres,  accomplit  une  œuvre  législative  considérable;  cette 
œuvre  est  fondée,  au  moins  dans  une  certaine  mesure,  sur  le  droit 
coutumier,  dont  la  codification  avait  coriimencé  sous  l'ancien 
régime,  mais  elle  s'est  surtout  inspirée  du  droit  occidental.  Les 
premiers  codes  se  rapprochaient  beaucoup  de  nos   codes;  les 
codes  actuels  sont  imités  ou  même  en  partie  traduits  des  codes 
allemands;  ce  sont  le  Gode  civil  de  1898;  le  Code  de  procédure 
«ivile  de  1890,  revisé  en  1898;  le  Code  de  commerce  de  1899; 
le  Code  de  procédure  criminelle  de  1890;  le  Code  pénal  de  1907. 
Les  Codes  sont  complétés  par  la  Constitution  et  par  un  grand 
nombre  de  lois  d'ordre  général  (sur  la  nationalité,  sur  les  fail- 
lites, sur  la  marine  marchande,  sur  les  gildes  et  syndicats,  etc.). 
Voici  comment  sont  constituées  dans  leurs  grandes  lignes  la 
société  et  la  famille  actuelles. 

Le  premier  effet  de  la  Révolution  japonaise,  comme  ce  fut 
d'ailleurs  celui  de  toutes  les  révolutions,  avait  été  de  supprimer 
les  anciennes  divisions  sociales;  on  fit  même  rentrer  les  hors- 
caste  au  nombre  des  citoyens,  mais  on  dut  bientôt  reconnaître 
que,  dans  un  pays  où,  pendant  des  siècles,  la  société  avait  été  si 
fortement  hiérarchisée,  il  était  impossible  de  supprimer  brusque- 
ment toute  hiérarchie  sociale.  Aussi  la  loi  moderne  a-t-elle 
reconnu  trois  classes  :  la  noblesse,  l'ancienne  caste  militaire,  le 
peuple.  Mais  ce  sont  maintenant  des  classes,  ce  ne  sont  plus 
comme  autrefois  des  castes;  le  mariage  est  permis  entre  per- 
sonnes de  classes  différentes;  à  quelque  classe  qu'il  appartienne, 
un  citoyen  peut  embrasser  toutes  les  carrières,  exercer  toutes 
les  professions  et  n'est  forcé  d'en  exercer  aucune.  De  fait,  les 
anciens  samuraïs,  dont  le  nombre  dépasse  aujourd'hui  deux 
millions,  n'ont  conservé  qu'un  privilège,  dont  beaucoup  d'ail- 
leurs ne  se  prévalent  plus,  celui  de  figurer  dans  les  recense- 
mei  sur  un  registre  spécial.  Les  nobles,  qui  sont  près  de  quatre 
mille,  ont  droit  à  quelques  honneurs;  leurs  représentans  for- 
ment la  moitié  de  la  Chambre  des  pairs. 

Nobles,  anciens  samuraïs  et  gens  du  peuple  sont  égaux 
devant  la  loi.  Le  nouveau  régime  a  modifié  les  rapports  des 
particuliers  avec  l'Etat.  Patriarcal  autrefois,  l'Etat  l'est  resté  dans 
une  grande  mesure,  comme  en  témoignent  le  rescrit  sur  l'éduca- 


^44  REVUE   DES    DEUX    MONDES. 

tion  et  le  rescrit  aux  soldats;  mais  il  a  donné  à  sa  mission  de 
siirveillance  et  de  protection  une  forme  moderne  :  les  mairies 
tiennent  les  registres  de  l'état  civil,  on  fait  des  recensemens 
quinquennaux,  les  enfans  sont  soumis  à  l'obligation  scolaire, 
les  hommes  de  dix-sept  à  quarante  ans  au  service  militaire,  la 
police  consigne  sur  des  fiches  l'âge,  le  domicile,  la  condition 
de  tous  les  citoyens,  et  ceux-ci  doivent  y  faire  mentionner  leurs 
changemens  de  résidence. 

D'autre  part,  l'Etat  moderne  a  donné  aux  citoyens  des  garan- 
ties sérieuses  contre  l'arbitraire  de  ses  fonctionnaires;  il  a  sup- 
primé la  torture,  défendu  qu'on  appliquât  aucune  peine  con- 
traire aux  lois;  un  accusé  ne  peut  être  distrait  de  ses  juges 
naturels,  ni  emprisonné,  poursuivi  et  jugé  autrement  que  dans 
les  formes  prescrites  par  la  loi,  les  débats  de  son  procès 
doivent  être  publics.  La  Constitution  a  proclamé  l'inviolabilité 
du  domicile  et  de  la  correspondance,  reconnu  à  chacun  le  droit 
de  pratiquer  la  religion  qu'il  a  choisie;  de  plus,  les  citoyens  ont 
obtenu  (sauf  certaines  restrictions)  toutes  les  libertés  que  com- 
porte la  société  moderne  :  liberté  d'aller  et  de  s'établir  où  bon 
leur  semble,  de  vendre,  d'acheter,  de  parler,  d'écrire,  de  publier, 
de  tenir  des  réunions.  Enfin  tous  peuvent  être  électeurs,  éligibles 
fonctionnaires,  s'ils  se  trouvent  dans  les  conditions  fixées  par  les 
lois. 

Le  nouveau  régime  n'a  pas  seulement  réglé  ce  qui  concernait 
la  personne  des  citoyens,  mais  ce  qui  concernait  leur  propriété. 
La  loi  de  1872,  supprimant  toutes  les  restrictions  féodales,  a 
créé  la  propriété  privée  intangible,  mais  les  lois  sur  l'inscrip- 
tion des  ventes  et  des  hypothèques,  l'impôt  sur  le  revenu, 
l'impôt  sur  les  successions  maintiennent  la  surveillance  patriar- 
cale de  l'Etat  sur  les  biens  des  citoyens,  tout  en  donnant  à 
cette  surveillance  une  forme  moderne. 

Si,  dès  le  principe,  le  droit  sorti  de  la  Révolution  avait  fait  à 
l'individu  une  part  assez  large,  en  revanche,  comme  tout  droit 
révolutionnaire,  il  s'était  d'abord  montré  hostile  à  l'idée  d'asso- 
ciation; on  ne  supprima  pas  seulement  les  classes  sociales,  on 
abolit  les  corporations,  gildes  ou  compagnies  de  l'ancien  régime, 
les  vœux  monastiques  furent  supprimés,  les  biens  des  couvens 
confisqués;  il  ne  devait  plus  y  avoir  d'intermédiaire  entre  l'Etat 
et  l'individu.  Au  Japon  comme  partout,  les  individus,  se  sentant 
trop  faibles  dans  leur  isolement,  demandèrent  à  s'associer  et 


LES    INSTITUTIONS    DU    JAPON    MODERNE.  145 

l'Etat  dut  progressivement  céder  à  leurs  demandes.  La  Constitu- 
tion a  reconnu  le  droit  d'association  ;  le  Code  civil  a  organisé 
les  sociétés  reconnues  d'utilité  publique;  le  Code  de  commerce, 
les  différentes  formes  de  sociétés  commerciales.  D'autre  part, 
les  anciennes  gildes  s'étant  reconstituées  d'elles-mêmes,  l'État 
s'est  décidé  à  les  reconnaître  ;  bien  plus,  dans  beauco.up  de  cas, 
il  a  contraint  ceux  qui  exercent  une  profession  à  faire  partie  des 
gildes  de  cette  profession.  Mais  les  gildes  du  nouveau  droit 
diffèrent  profondément  des  gildes  de  l'ancien  droit,  puisque  ce 
sont  des  groupemens  d'individus  choisissant  librement  leur  pro- 
fession et  non  plus  des  groupemens  de  familles  exerçant  leur 
profession  obligatoirement.  D'ailleurs  le  droit  d'association  est 
resté  incomplet;  ainsi  la  loi  interdit  encore  toutes  les  associa- 
tions de  salariés.  Et  c'est  ainsi  que  lentement,  tantôt  en  s'inspi- 
rant  du  passé,  tantôt  en  imitant  l'étranger,  tantôt  encore  en 
s'efforçant  de  préparer  l'avenir  inconnu  par  des  lois  fondées  soit 
sur  des  aspirations,  soit  sur  des  principes  rationnels,  le  Japon 
cherche,  comme  toutes  les  nations  civilisées,  à  sortir  de  la 
demi-anarchie  qu'ont  produite  le  développement  de  l'individua- 
lisme et  la  brusque  disparition  des  anciennes  formations 
sociales. 

Cet  état  de  demi-anarchie  que  nous  trouvons  dans  la  société, 
nous  le  trouvons  aussi  dans  la  famille.  Sans  doute  la  famille 
est  restée  plus  forte  en  Asie  qu'en  Europe,  mais  comme  en 
Europe  la  famille  s'est  transformée  lentement,  qu'en  Asie  elle 
se  transforme  brusquement,  le  trouble  y  est  peut-être  plus  grand 
encore.  Dans  le  Vieux  Japon,  l'Etat  ne  connaissait  que  des 
familles  et  pas  d'individus.  L'œuvre  accomplie  par  la  Révolution 
impliquait  que  la  famille  fût  aussi  sacrifiée;  aussi  bien,  tandis 
que  la  philosophie  du  xvii®  siècle,  encore  toute  confucianiste, 
avait  défendu  qu'aucune  restriction  fût  apportée  à  la  puissance 
paternelle,  la  philosophie  du  xvm^  avait-elle  commencé  à  pro- 
tester contre  les  abus  qu'on  faisait  de  ce  principe  :  l'autorité 
du  souverain  avait  été  reconnue  supérieure  à  celle  du  père,  en 
1721,  on  avait  aboli  pour  le  peuple  la  loi  qui  condamnait  à 
mort  la  femme  et  les  en  fans  d'un  homme  coupable  d'un  crime 
grave  et  les  romans  n'avaient  cessé  d'apitoyer  le  public  sur  le 
cas  des  jeunes  filles  que  leurs  parens  vendaient  à  des  maisons  de 
débauche.  C'est  pourquoi  dès  1871,  —  et  cela  en  dehors  de  toute 
TOME  II.  —  1911.  10 


f46  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

influence  européenne,  —  l'empereur  déclara  cfue  les  recense- 
mens  ne  seraient  plus  pris  par  familles,  mais  par  individus; 
dans  la  revision  faite  en  1871-73  des  anciens  Codes  empruntés 
à  la  Chine,  on  enleva  aux  parens  le  droit  d'infliger  eux-mêmes 
une  peine  légale  à  leurs  enfans,  on  leur  retira  presque  tous 
droits  sur  leurs  enfans  majeurs  et  on  supprima  la  solidarité 
familiale  en  matière  criminelle.  Cette  transformation  de  la 
famille,  commencée  sous  l'influence  des  mœurs  et  de  la  philo- 
sophie japonaises,  fut  achevée  sous  l'influence  du  droit  occi- 
dental; le  code  civil  japonais  est  imité  et  en  partie  traduit  du 
code  civil  allemand. 

Dans  l'ensemble  on  peut  dire  que  la  famille  japonaise,  telle 
que  l'organise  ce  code,  est  semblable  à  la  famille  européenne. 
L'homme  ne  peut  se  marier  avant  dix-sept  ans,  la  femme  avant 
qninze  ans;  l'homme  mineur  de  trente  ans,  la  femme  mineure 
de  vingt-cinq  ans  doivent  obtenir  le  consentement  de  leurs 
parens;  pour  être  valable,  l'acte  de  mariage  doit  être  transcrit 
sur  les  registres  de  l'état  civil,  il  n'y  a  pas  de  cérémonie  civile. 
Le  divorce  par  consentement  mutuel  s'accomplit  de  plein  droit 
dès  qu'il  est  inscrit  sur  les  registres  de  l'état  civil;  le  divorce 
provoqué  par  un  seul  des  époux  doit  être  prononcé  par.  les  tri- 
bunaux et  ne  peut  l'être  que  dans  un  petit  nombre  de  cas 
rigoureusement  déterminés  par  la  loi.  La  position  de  la  femme 
est  celle  qu'elle  occupe  dans  les  sociétés  occidentales.  La  puis- 
sance paternelle  est  telle  que  l'établissent  les  lois  européennes; 
les  tribunaux  peuvent  la  retirer  au  père  incapable  ou  qui  en  fait 
un  usage  indigne;  à  défaut  du  père,  elle  appartient  à  la  mère. 
La  majorité  est  fixée  à  vingt  ans.  De  l'ancienne  organisation 
familiale,  deux  traits  seulement  ont  survécu.  Avec  la  famille 
établie  sur  les  principes  du  droit  moderne,  le  Code  maintient  la 
maison  ancienne,  qui  a  pour  base  matérielle  la  maison,  le  foyer, 
et  pour  base  morale  le  culte  des  ancêtres.  De  fait,  la  maison  et 
la  famille  se  confondent,  les  recenseraens  prouvent  que  les  mai- 
sons japonaises  ne  comprennent  pas  plus  de  cinq  à  six  per- 
sonnes, soit  le  père,  la  mère,  et  de  trois  à  quatre  enfans;  il  n'est 
donc  pas  d'usage  que  les  fils  mariés  restent  sous  le  toit  de  leur 
père.  Cependant  le  Code  a  maintenu  l'ancienne  distinction  que 
font  les  vieux  codes  japonais  entre  la  succession  aux  biens  et  la 
succession  à  la  maison  ;  cette  dernière  ne  comprend  guère  aujour- 
d'hui que  le  titre,  si  la  famille  est  titrée,  l'autel  familial  et  les 


LES    INSTITUTIONS    DU    JAPON    MODERNE. 


U7 


objets  destinés  au  culte.  D'autre  part,  pour  assurer  la  continua- 
tion des  sacrifices  familiaux,  le  Code  a  facilité  l'adoption;  il  ne  la 
soumet  qu'à  une  seule  condition  :  l'adoptant  doit  être  plus  âgé 
que  l'adopté,  ne  fût-ce  pourtant  que  d'un  jour.  De  plus,  si  le 
Code  a  enlevé  à  tous  les  citoyens  le  droit  d'avoir  des  femmes  de 
second  rang,  droit  réservé  d'ailleurs  aux  nobles  et  aux  samuraïs 
depuis  le  xvii*  siècle,  il  a  fait  une  place  à  part  aux  fils  naturels 
du  mari  :  en  matière  de  succession,  ceux-ci  sont  préférés  aux 
filles  légitimes;  ils  peuvent  être  légitimés  par  la  volonté  de  l'un 
et  l'autre  époux  et  ne  sont  plus  alors  considérés  comme  les 
enfans  de  leur  mère,  mais  comme  ceux  de  la  femme  de  leur  père. 
Si  le  Gode  n'a  fait  que  ces  concessions  à  la  tradition,  il  va 
de  soi  que  les  mœurs  lui  en  font  davantage.  Le  père  profite 
des  facilités  que  lui  laisse  la  loi  pour  assurer  à  son  fils  aîné  la 
plus  grande  partie  de  ses  biens;  les  fils  majeurs  restent  dans  la 
dépendance  de  leur  père,  les  frères  cadets  dans  celle  du  frère 
aîné  ;  le  chef  de  maison  n'accomplit  aucun  acte  important  sans 
prendre  l'avis  du  conseil  de  famille.  La  femme  ne  jouit  guère  de 
l'égalité  que  lui  accorde  la  loi  et  si  les  concubines  du  mari  ne 
portent  plus  le  titre  de  femmes  de  second  rang,  combien  sont 
installées  encore  au  foyer  conjugal!  aussi  bien  la  loi  ne  permet- 
elle  pas  à  la  femme  d'intenter  une  action  en  divorce  pour  adultère 
du  mari.  Cependant  on  peut  dire  que  d'une  manière  générale,  il 
n'y  a  pas  d'opposition  entre  la  loi  et  les  mœurs;  le  Code  a 
seulement  précipité  une  transformation  qui  s'accomplissait  depuis 
plusieurs  siècles.  Et  c'est  là  un  point  d'une  importance  capitale 
pour  l'étude  des  sociétés  asiatiques.  Dans  le  droit  et  plus  encore 
dans  les  mœurs  de  la  Chine  et  de  l'Inde  comme  dans  le  droit 
et  les  mœurs  du  Vieux  Japon,  nous  découvrons  une  lente  évo- 
lution vers  l'individualisme,  qui  depuis  quelques  années  tend 
dans  ces  pays  comme  dans  le  Japon  moderne  a  devenir  plus 
rapide.  Ainsi  s'atténue,  au  moins  partiellement,  l'une  des  prin- 
cipales différences  qui  existent  entre  la  civilisation  de  l'Asie  et 
celle  de  l'Europe  :  n'est-ce  pas  là  une  conséquence  forcée  de  la 
constitution  actuelle  de  l'Etat,  de  l'instruction  publique,  du  ser- 
vice militaire  obligatoire,  des  nouvelles  conditions  économiques, 
qui  diminuent  l'importance  de  la  propriété  immobilière,  aug- 
mentent celle  de  la  propriété  mobilière,  suppriment  les  petits 
métiers,  font  émigrer  vers  les  villes  la  population  des  cam- 
pagnes, forcent  les  enfans  à  se  séparer  de  leurs  parens  pour 


148  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

gagner  leur  vie  dans  des  professions  autres  que  la  profession 
familiale? 

Telles  sont  dans  leurs  grandes  lignes  les  institutions  poli- 
tiques et  sociales  du  Japon  moderne.  Il  est  peu  de  peuples  qui 
aient  accompli  en  un  temps  aussi  court  une  œuvre  aussi  consi- 
dérable; il  en  est  peu  aussi  qui  aient  accompli  une  œuvre  aussi 
heureuse.  Après  un  siècle  de  troubles,  après  trente  ans  de  révo- 
lution, le  calme  s'est  rétabli,  la  puissance  de  l'empereur  n'est 
discutée  par  personne  ;  deux  grandes  guerres  glorieuses  ont 
prouvé  la  force  de  l'armée  et  de  la  marine,  la  solidité  des 
finances;  la  marine  marchande  du  Japon  a  pris  le  quatrième 
rang  entre  les  marines  du  monde  et  ne  le  cède  qu'à  celles  de 
l'Angleterre,  de  l'Allemagne  et  des  États-Unis;  son  commerce 
extérieur  est  égal  à  celui  de  l'Australie  et  du  Canada;  ses  indus- 
tries et  ses  mines  se  développent  rapidement,  son  réseau  de 
chemins  de  fer,  de  télégraphes  et  de  téléphones  est  celui  d'une 
grande  puissance;  on  évalue  sa  richesse  à  70  milliards;  les 
lourdes  charges  laissées  par  la  guerre  n'en  empêchent  pas  l'aug- 
mentation rapide.  Sa  population,  restée  stationnaire  pendant  un 
siècle  et  demi,  s'est  accrue  depuis  les  réformes,  elle  est  aujour- 
d'hui de  50  millions  d'âmes;  Formose  a  3  millions  d'habilans, 
la  Corée  10,  Sakhalin  et  le  territoire  de  Port-Arthur  quelques 
centaines  de  milliers. 

De  l'examen  que  nous  venons  de  faire  nous  pouvons  tirer 
cette  première  conclusion  :  les  victoires  du  Japon  ne  sont  pas 
dues  uniquement  aux  qualités  militaires  de  ses  soldats  ;  c'est  à 
tort  d'ailleurs  qu'on  verrait  dans  ces  qualités  l'héritage  de  son 
ancienne  constitution,  puisque  cette  constitution  lui  a  donné 
deux  siècles  et  demi  d'une  paix  complète  ;  ces  qualités  provien- 
nent surtout  de  l'éducation  reçue  depuis  quarante  ans  à  l'école 
et  au  régiment.  Les  victoires  du  Japon,  comme  aussi  ses  succès 
économiques  et  scientifiques,  sont  le  résultat  des  institutions 
créées  par  l'Empire  restauré,  institutions  doublement  fortes, 
parce  qu'elles  n'ont  pas  seulement  une  valeur  technique,  une 
valeur  matérielle,  qu'elles  ont  aussi  une  valeur  morale.  L'œuvre 
heureuse  accomplie  par  les  réformateurs  sera  donc  une  œuvre 
durable,  mieux  encore  une  œuvre  que  le  temps  ne  peut  manquer 
de  fortifier  et  de  développer. 

Et  de  notre  examen  nous  tirerons  une  seconde  conclusion. 


LES    INSTITUTIONS    DU    JAPON    MODERNE.  149 

qui  aura  trait  à  l'Asie  tout  entière.  Les  formations  sociales  et 
politiques  des  peuples  de  l'Orient  ne  sont  pas  le  produit 
immuable,  le  produit  fatal  de  leur  sol,  de  leur  climat,  des  races 
dont  ils  sont  issus;  ces  formations,  qui  se  sont  d'ailleurs  conti- 
nuellement modifiées,  sont,  dans  leur  état  actuel,  le  résultat  du 
traditionalisme  passif  que  ces  peuples  ont  opposé  aux  retours  de 
barbarie  causés  par  les  continuelles  invasions  des  Nomades.  Mais 
une  ère  nouvelle  a  commencé  pour  l'Asie;  ces  formations  dis- 
paraîtront brusquement,  beaucoup  même  sans  laisser  de  traces 
profondes,  comme  ont  disparu  les  formations  du  Vieux  Japon.  A 
l'exemple  du  Japon  moderne,  tous  les  peuples  orientaux  les 
remplaceront  par  des  institutions  nouvelles,  et  ces  institutions 
seront  en  partie  l'aboutissement  de  la  lente  évolution  que  la 
civilisation  asiatique  a  constamment  suivie  en  dépit  des  forma- 
tions traditionnelles  jalousement  conservées,  en  partie  l'imita- 
tion directe  des  institutions  européennes.  Il  ne  faudrait  pas 
croire  cependant  que  les  civilisations  de  l'Asie  et  de  l'Europe 
soient  destinées  à  se  confondre.  Certaines  de  nos  institutions 
sont  proprement  européennes,  d'autres  sont  vraiment  humaines; 
si  l'Europe  les  a  la  première  établies,  c'est  que  sa  civilisation 
avait  devancé  celle  de  l'Asie.  Ce  sont  ces  dernières  institutions 
que  l'Asie  s'assimilera  en  les  dépouillant  avec  le  temps  de  ce 
qu'elles  ont  actuellement  d'européen.  Dans  leurs  grandes  lignes, 
la  civilisation  de  l'Asie  et  celles  de  l'Europe  ont  suivi  des 
évolutions  parallèles;  grâce  aux  communications  de  plus  en 
plus  faciles  qu'amènent  les  progrès  des  sciences,  elles  tendront  à 
se  rapprocher;  mais  longtemps  encore,  toujours  peut-être,  elles 
resteront  distinctes. 

La  Mazelière. 


POÈMES  INÉDITS 


DE 


FRANÇOIS  COPPÉE 


LA    RUINE  (1) 

En  Grèce,  j'ai  trouvé,  parmi  les  noirs  érables 
Et  les  lauriers  profonds,  dans  un  bois  consacré, 
Caché  par  les  buissons  les  plus  impénétrables, 
Un  vieux  temple  de  Pan,  en  ruine,  ignoré. 

Pas  un  sentier  ne  mène  à  ces  choses  tombées, 
Et  quand  vous  allez  là,  par  un  instinct  poussé, 
Les  branches  devant  vous  par  votre  main  courbées 
Referment  le  chemin  où  vous  êtes  passé. 


(1)  De  la  pièce  de  vers  intitulée  :  la  Ruine,  j'ai  trouvé  plusieurs  copies  dans 
les  papiers  de  mon  oncle  François  Coppée,  dont  l'une  originale  et  entièrement  de 
sa  main  du  poète,  de  sa  magnifique  écriture  pareille  aux  calligraphies  gothiques 
des  vieux  missels.  Au  bas  d'une  copie,  il  a  ajouté  lui-même  :  «  Ces  vers  sont 
antérieurs  à  ceux  publiés  dans  le  Reliquaire.  » 

Le  Reliquaire  a  été  publié  en  1866.  La  Ruine  date  donc  de  1865  au  plus  tard, 
de  réjjoque  où,  jeune  Parnassien  respectueux  et  timide,  François  Coppée  allait 
tous  les  samedis  soir,  —  avec  autant  d'émoi  qu'un  hadji  va  à  la  Mecque,  — 
passer  la  soirée  chez  Leconte  de  Lisle,  qui  demeurait  au  quatrième  étage  d'une 
maison  du  boulevard  des  Invalides  (1).  Disciple  fervent  du  maître  auquel  il  devait 
dédier  le  Reliquaire,  il  s'essayait,  lui  aussi,  au  «  poème  antique,  »  et  il  écrivait  la 
Ruine. 

Jean  Monval. 

(1)  Cf.  François  Coppée.  Feuilleton  de  la  Patrie  du  25  juin  i883. 


POÉSIES.  151 

Sur  les  blancs  chapiteaux  et  les  feuilles  d'acanthe 
Son  fronton  se  dressait  jadis  dans  les  azurs; 
Et  sur  ses  bas-reliefs  la  lascive  bacchante 
D'un  satyre  aviné  guidait  les  pas  moins  sûrs. 

Plus  loin,  se  déroulaient  les  longues  promenades 
Des  fiers  chevaux  cabrés  qui  froncent  les  naseaux; 
Et  sur  son  piédestal,  au  fond  des  colonnades, 
Pan  se  tenait,  avec  ses  merveilleux  roseaux. 

Pour  porter  à  ses  dents  les  flûtes  inégales 
Dont  il  aime  à  grouper  les  agrestes  accords, 
Le  dieu  ployait,  avec  le  geste  des  cigales, 
Ses  coudes  anguleux  serrés  contre  son  corps; 

Et  ses  jambes,  aux  pieds  fourchus  des  boucs  pareilles, 
S'enlaçaient  d'une  humaine  et  bizarre  façon. 
Il,  écoutait,  rieur,  et  dressant  les  oreilles. 
Les  oiseaux  d'alentour  répéter  sa  leçon. 

Il  était  là,  toujours  ses  flûtes  à  ses  lèvres; 
Et  les  bergers,  laissant  dans  les  rochers  voisins 
Bondir  en  liberté  leurs  béliers  et  leurs  chèvres, 
Déposaient  devant  lui  des  fleurs  et  des  raisins. 

Qu'est  devenue,  hélas!  sa  superbe  attitude? 
Le  temps  a  fait  son  œuvre,  encor  moins  que  l'oubli. 
Plus  rien!...  Destruction,  silence,  solitude, 
Écroulement  d'un  dieu  passé,  règne  accompli  ! 

D'inégales  hauteurs  les  colonnes  brisées 
S'élèvent  çà  et  là  ;  l'herbe  partout  a  crû  ; 
Les  tronçons  sur  le  sol  verdis  par  les  rosées 
Gisent  :  on  cherche  en  vain  le  profil  apparu. 

Jamais  d'hôte;  jamais  une  vierge  qui  cueille 
Un  sarment  vert;  jamais  le  rire  d'un  enfant. 
Jamais  de  bruit,  sinon  la  chute  d'une  feuille 
Ou  le  taillis  froissé  par  la  course  d'un  faon. 


lo2  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Le  jour  qu'il  m'apparut,  pourtant  de  ce  ravage 
L'antique  monument  encor  s'ennoblissait, 
Paraissant  accepter  comme  un  linceul  sauvage 
La  végétation  qui  l'ensevelissait. 

Il  s'était  couronné  d'une  herbe  échevelée, 

Et  de  pampres  grimpeurs  chaque  fût  s'entourait. 

Déjà  la  colonnade  était  presque  une  allée, 

Et  la  ruine  allait  rejoindre  la  forêt. 

Il  doit  périr  ainsi.  La  nature  féconde, 
Sa  mère,  veut  cacher  les  restes  superflus 
De  ce  culte  donné  jadis  par  elle  au  monde. 
Et  qu'il  abandonna,  ne  le  comprenant  plus. 

Pieuse,  et  protégeant  le  repos  des  vieux  marbres. 
Elle  prodigue  l'herbe  et  les  épais  fourrés. 
Et,  pour  ce  saint  devoir,  elle  ordonne  à  ses  arbres 
D'incliner  leurs  rameaux  sur  ces  débris  sacrés. 

Pour  les  poètes  seuls,  gardiens  de  son  grand  culte. 
Elle  a  voulu,  jalouse,  ainsi  les  conserver. 
Ta  curiosité  lui  serait  une  insulte. 
Profane  voyageur  qui  ne  sais  plus  rêver! 

Elle  est  fière  ;  elle  voile  à  tes  regards  indignes, 
Homme  de  notre  temps,  ces  antiques  débris, 
Et  sous  ses  iTondaisons,  ses  lianes,  ses  vignes, 
Elle  veut  les  soustraire  à  tes  hautains  mépris. 

Car  tu  la  méconnais;  car  tu  n'as  plus  d'hommage 
Pour  l'éternel  travail  de  son  sein  généreux. 
Tu  hais  même  tes  dieux  créés  à  ton  image. 
Et  tu  vas,  satisfait  d'un  scepticisme  creux. 

De  la  divinité  tu  veux  d'autres  exemples 
Que  tout  cet  univers  splendide  que  tu  vois; 
Il  ne  te  suffit  plus  pour  ériger  des  temples 
D'un  son  lointain  de  flûte  entendu  dans  les  bois. 


POÉSIES.  153 

Quand  les  flots  retombant  avec  leur  bruit  d'enclume 
Entraînent  tes  vaisseaux  vers  les  écueils  amers, 
Tu  ne  vois  plus  passer,  le  poitrail  dans  l'écume, 
Les  chevaux  emportant  le  char  du  dieu  des  mers; 

Et  quand  sur  tes  cités  tremblantes,  les  orages 
Roulent  leurs  grondemens  profonds  et  leurs  feux  clairs, 
Tu  ne  vois  plus  paraître,  au  milieu  des  nuages, 
La  monstrueuse  main  qui  brandit  les  éclairs. 

Mais,  las  de  ton  orgueil  qui  ne  peut  se  résoudre 
A  croire  aux  dieux  buvant  dans  les  Olympes  bleus,    , 
Les  poètes,  épris  des  flots  et  de  la  foudre, 
S'envolent,  par  le  rêve,  aux  siècles  fabuleux. 

Et  toujours  ils  s'en  vont,  Grèce,  vers  tes  ruines  ! 
Derniers  fervens  de  l'art,  ils  viennent  y  prier. 
Vieille  patrie  !  Il  faut  ton  air  à  leurs  poitrines, 
Ton  air  plein  d'un  parfum  de  myrte  et  de  laurier, 

Ton  air  pur  et  vibrant  où  sous  un  souffle  tremblent 
Les  arbres  élancés  de  tes  bois  toujours  verts, 
De  tes  bois  pleins  d'échos  si  sonores  qu'ils  semblent 
Créés  pour  retentir  au  rythme  des  beaux  vers. 


LE    PASSANT  (1) 

Sous  le  bandeau  trop  lourd  pour  son  front  de  seize  ans, 
Assise  sur  un  trône  aux  longs  rideaux  pesans 
Oii  l'orgueil  brodé  d'or  des  blasons  s'écartèle. 
Couverte  de  lampas  et  d'antique  dentelle, 

(1)  La  pièce  suivante  a  été  écrite  sur  du  papier  à  en-téte  du  Ministère  de  la 
Guerre,  où  Coppée  était  entré  à  vingt  ans  comme  expéditionnaire.  Il  a  été  de 
bonne  lieure  hanté  par  les  poétiques  silhouettes  de  Zanetto  et  de  Silvia. 

Ce  petit  poème  n'est-il  pas,  en  effet,  comme  une  première  ébauche  du  Passant, 
ou  bien  encore  comme  le  prélude  de  la  première  pièce  des  Intimités  ?  —  J.  M. 


154  REVUE   DES    DEUX    MONDES. 

Blanche  aux  longs  cheveux  noirs,  ayant  dans  ses  yeux  noirs 
L'éclat  resplendissant  de  l'étoile  des  soirs, 
Et  triste  doucement,  se  tient  la  jeune  reine 
Par  la  naissance  et  par  la  beauté  souveraine. 
La  fenêtre  est  ouverte,  et,  splendide  décor, 
Elle  voit  des  forêts  où  résonne  le  cor, 
Des  donjons  sur  des  rocs  plus  hauts  que  les  orages, 
Des  vais  et  des  coteaux  aux  riches  pâturages, 
Tout  un  royaume  libre  et  fort  par  le  travail. 
Dans  le  cadre  borné  que  forme  le  vitrail 
Et  qu'entoure  un  frisson  de  fraîches  giroflées, 
Elle  voit  des  vaisseaux  aux  voilures  gonflées 
Qui  remontent  le  fleuve  et  de  lourds  galions 
Dont  le  ventre  byombé  crève  de  millions. 
Elle  n'y  pense  pas,  elle  rêve,  elle  écoute  " 

Le  zéphyr...  Elle  voit  défiler  sur  la  route 
Les  bataillons  touffus  de  ses  pertuisaniers 
Chamarrés  d'or  de  pied  en  cap  par  ses  deniers. 
Elle  rêve,  et  sa  tête  adorable  s'incline. 
Et  là-bas,  descendant  de  la  verte  colline, 
Précédé  par  un  bruit  de  lointaines  chansons, 
•    Pensif  et  s'arrêtant  pour  cueillir  aux  buissons 
Des  lianes  dont  il  adorne  sa  guitare, 
Un  pâle  et  maigre  enfant  à  l'allure  bizarre 
S'approche  et  voit  la  reine  assise  en  son  château. 
Celle-ci  l'aperçoit  qui  descend  du  coteau. 
Etonnée,  elle  tend  son  svelte  cou  de  cygne 
Et  de  sa  main  exquise  elle  lui  fait  un  signe. 
Il  monte,  tout  tremblant  déjà  d'un  vague  émoi, 
Et  la  reine  lui  dit  :  —  Chante  et  divertis-moi  ! 
Et  le  petit  chanteur,  tout  fier  au  fond  de  l'âme, 
Prélude;  mais  soudain,  en  voyant  cette  femme 
Si  belle  lui  sourire  et  le  considérer, 
Il  jette  au  loin  son  lulh  et  se  met  à  pleurer. 


î; 


POÉSIES.  ISS 

LE   SIÈGE    DE    PARIS(l) 

I.    —   APPROVISIONNEMENS 

Les  troupeaux  poussiéreux  et  gris 
Qui  promettent  maigre  ripaille 
Ruminent,  couchés  sur  la  paille, 
Dans  tous  les  jardins  de  Paris. 

Mais  le  passant  mélancolique 
Ne  trouve  dans  tout  ce  bétail 
Ni  d'ensemble  ni  de  détail 
Empreint  d'un  charme  bucolique; 

Ces  grands  bœufs  aux  gens  peu  frugaux 
Font  rêver  des  repas  d'Homère, 
Et  cet  agneau  tétant  sa  mère 
N'est  qu'un  avenir  de  gigots. 

Ils  ont  faim  et  froid,  ils  sont  mornes. 

L'un  contre  l'autre  acoquinés, 

Ils  ont  des  airs  de  condamnés 

Et  baissent  tristement  leurs  cornes. 

Le  pourceau  dormant  au  soleil 
Frémit  au  contact  d'une  mouche 
Dont  l'ardent  aiguillon  le  touche 
Et  le  fait  geindre  en  son  sommeil. 

Et  dans  leurs  clôtures  de  planches 
Ils  semblent,  pauvres  animaux, 
Savoir  qu'au  bout  de  tous  ces  maux 
Ils  seront  mangés  par  éclanches. 

(1)  François  Coppée,  enfermé  dans  Paris  assiégé,  pendant  l'Invasion  et  pen- 
dant la  Commune,  demeura,  les  premiers  mois  du  siège,  avec  sa  mère  et  sa  sœur 
aînée  dans  un  logement  de  la  rue  des  Feuillantines.  Mais  ils  durent  l'abandonner 
dès  le  début  de  janvier,  chassés  par  les  batteries  allemandes  du  plateau  de 
Châtillon... 

Les  deux  pièces  suivantes  ont  été  écrites  entre  deux  factions  sur  le  rempart, 
par  le  poète  douloureusement  affligé  du  deuil  de  la  France...  —  J.  M. 


156  REVUE    DES    DEUX    MONDES.  ' 

—  Mais  n'ayons  pas  naïvement  | 

De  pitié  pour  cette  hécatombe; 

Car  j'entends,  dans  le  soir  qui  tombe,  ^ 

Les  durs  clairons  d'un  régiment, 

Et,  songeant  au  temps  où  nous  sommes, 
Sombre,  j'ai  murmuré  bien  bas  : 
«  0  troupeaux,  ne  vous  plaignez  pas 
De  la  férocité  des  hommes!  » 


II.    —   VOITURES  D  AMBULANCE 

L'été,  SOUS  la  claire  nuit  bleue, 
Galopant  le  long  des  moissons, 
Les  omnibus  de  la  banlieue 
Rentraient,  le  soir,  pleins  de  chansons. 

Les  grisettes  sur  ces  voitures 
Grimpaient  avec  les  calicots. 
On  avait  mangé  des  fritures 
Et  cueilli  des  coquelicots. 

Les  moustaches  frôlaient  les  joues, 
Car  dans  l'ombre  on  peut  tout  oser, 
Le  bruit  des  grelots  et  des  roues 
Etouffant  le  bruit  d'un  baiser. 

Et  l'on  revenait,  sous  les  branches, 
De  Boulogne  ou  de  Charenton, 
Les  bras  noirs  sur  les  tailles  blanches, 
Tout  en  jouant  du  mirliton. 

—  Or  j'ai  revu  ces  voiturées. 
Mais  non  plus  telles  que  jadis. 
Par  les  amusantes  soirées 
Des  dimanches  et  des  lundis. 


Le  drapeau  blanc  de  l'ambulance 
Pendait,  morne,  auprès  du  cocher. 
C'est  au  petit  pas,  en  silence, 
Que  leurs  chevaux  devaient  marcher. 


POÉSIES.  157 


Elles  glissaient  comme  des  ombres, 
Et  les  passans,  d'horreur  saisis, 
Voyaient  par  les  portières  sombres 
Passer  des  canons  de  fusils. 

Ceux  de  la  bataille  dernière 
Revenaient  là,  tristes  et  lents, 
Et  l'on  souffrait  à  chaque  ornière 
Qui  secouait  leurs  fronts  ballans. 

Ils  ont  fait  à  peine  deux  lieues, 
Ces  ironiques  omnibus 
Pleins  de  blessés  aux  vestes  bleues 
Qu'ensanglanta  l'éclat  d'obus. 

Ce  convoi  de  coucous  qui  passe 

Semble  nous  faire  réfléchir 

A  l'étroitesse  de  l'espace 

Qui  nous  reste  encor  pour  mourir  ; 

Et,  malgré  mes  pleurs  de  souffrance, 
J'ai  pu  lire  sur  leurs  panneaux 
Les  noms  des  frontières  de  France  : 
Courbevoie,  Asnières,  Puteaux. 


AU  THÉÂTRE  (1) 

On  jouait  un  opéra-bouffe. 
C'est  le  nom  qu'on  donne  aujourd'hui 
Aux  farces  impures  dont  pouffe 
Notre  siècle  si  fier  de  lui. 


(1)  Les  deux  poèmes  suivaas  ont  été  écrits  par  François  Goppée  à  un  moment 
difficile  de  sa  carrière  littéraire,  dans  les  années  qui  suivirent  la  guerre,  alors 
qu'il  cherchait  à  conserver  la  faveur  du  public  conquis  d'emblée  avec  le  Passant, 
mais  tout  prêt  à  accabler  ses  nouvelles  productions  du  souvenir  de  ce  premier 
succès...  Et,  de  fait,  ses  plus  récentes  pièces  de  théâtre  :  Deux  Douleurs,  Fais  ce 
que  Dois,  l'Abandonnée,  n'avaient  guère  réussi;  et  son  dernier  recueil  de  vers, 
les  Humbles,  venait  d'être  fort  critiqué.  C'est  dans  des  heures  de  tristesse  et  de 


158  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

On  riait  très  fort.  La  machine 
Etait  bête,  et  sale  souvent, 
Et  se  passait  dans  cette  Chine 
De  théâtre  et  de  paravent. 

Poussahs,  pagodes  et  lanternes, 
Vous  voyez  la  chose  d'ici. 
Et  les  Athéniens  modernes 
Bissaient  les  plus  honteux  lazzi. 

Deux  mandarins,  —  on  pâmait  d'aise 
A  ce  comique  et  fm  détail,  — 
Etaient  l'un  maigre  et  l'autre  obèse 
Et  coquelaient  de  l'éventail; 

Et  la  convoitise  sournoise 
Des  messieurs  chauves  et  pesans 
Lorgnait  une  jeune  Chinoise 
Agée  à  peine  de  seize  ans. 

Adorable,  l'air  un  peu  bête. 
Toute  de  gaze  et  de  paillon, 
Deux  épingles  d'or  sur  la  tête, 
Elle  semblait  un  papillon. 


découragement  qu'ont  été  écrits  les  deux  poèmes  inédits  que  je  publie  ici;  — 
véritables  confessions  intimes. 

Dans  le  premier,-  François  Coppée  fait  entendre  son  franc  parler  de  bourgeois 
parisien;  il  se  montre  tel  qu'il  est,  avec  son  vieux  fonds  de  moralité  et  de  vertu, 
son  horreur  de  toutes  les  hypocrisies,  de  toutes  les  tyrannies  sociales,  sa  pitié  et 
sa  tendresse  pour  les  petits  et  les  opprimés,  son  aversion  pour  les  riches  égoïstes 
et  jouisseurs.  Dans  le  second,  il  nous  dit  lui-même,  —avec  quelle  simplicité  et 
quelle  modestie,  —  les  sources  de  son  inspiration  :  son  œuvre  est  avant  tout  une 
œuvre  de  sympathie,  d'indulgence,  de  pitié  universelle.  S'il  a  cessé,  pendant  un 
temps  plus  ou  moins  long,  d'être  un  catholique  pratiquant,  il  n'a  jamais  cessé 
d'être  pénétré,  inconsciemment  ou  non,  de  l'esprit  de  l'Évangile  :  il  a  toujours 
senti  vivement  et  proclamé  en  chrétien  la  beauté  morale  qui  rayonne  des  cœurs 
simples,  des  espr.ts  modestes,  des  vies  résignées.  Oui,  cette  préface  inédite  des 
Humbles,  —  précieuse  profession  de  foi  écrite  en  mars  1872,  —  suffirait  à  le 
prouver  :  même  aux  heures  troubles,  aux  minutes  de  sceplicisme  et  de  doute, 
François  Coppée  garda  toujours  au  fond  du  cœur,  comme  un  viatique,  sa  modestie 
intime,  son  amour  du  prochain,  auxquels  il  ne  manquait  que  la  consécration 
catholique  pour  faire  de  lui  l'homme  parfait  selon  l'Évangile,  pratiquant  les 
deux  grandes  vertus  du  Christ  :  l'humilité  et  la  charité. 

J.  M, 


POÉSIES.  439 


Elle  n'était  pas  même  émue 
Et,  toute  rose  sous  son  fard, 
Forçait  sa  frêle  voix  en  mue 
Qu'étouffait  l'orchestre  bavard. 

C'était  bien  la  grâce  éphémère, 
L'enfance,  la  gaîté,  l'essor, 
Et  l'on  devinait  que  sa  mère 
Ne  l'avait  pas  vendue  encor. 

Je  me  sentais  rougir  de  honte 
Quand  elle  disait  certains  mots, 
Comme  la  princesse  du  conte 
Qui  crachait  serpents  et  crapauds. 

Je  songeais  à  la  demoiselle 
Qu'on  invite  en  saluant  bas 
Et,  baissant  ses  yeux  de  gazelle. 
Qui  répond  :  «  Je  ne  valse  pas;  » 

A  l'héritière  très  titrée 
De  l'allier  faubourg  Saint-Germain 
Que  suit  un  laquais  en  livrée 
Portant  le  missel  à  la  main; 

Et  même  à  la  libre  grisette 
Que  font  danser  les  calicots 
Dans  des  bals  ayant  pour  musette 
Des  mirlitons  peu  musicaux. 

Et  je  me  disais  :  «  Ouvrière, 
Fille  de  noble  ou  de  bourgeois, 
A  cette  heure  fait  sa  prière 
Ou  rêve  à  l'amour  de  son  choix  ; 

«  Et,  pendant  ce  temps-là,  le  père, 
Le  frère,  même  un  fiancé. 
Sont  peut-être  dans  ce  repaire, 
Devant  ce  spectacle  insensé. 


160  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

«  Et,  dans  le  vertige  où  les  plonge 
Cet  art  erotique  et  scabreux, 
Sans  doute  qu'aucun  d'eux  ne  songe 
A  cette  enfant  qu'on  perd  pour  eux. 

«  Siècle  de  toi-même  idolâtre, 

Epoque  aux  grands  mots  puérils. 

Les  spectacles  de  ton  théâtre 

Sont  moins  sanglans,  mais  sont  plus  vils. 

«  Cette  innocente,  encore  dupe, 
Qui  ne  sait  pas  dans  quel  dessein 
On  fait  aussi  courte  sa  jupe 
Et  l'on  découvre  autant  son  sein, 

«  Cette  victime,  c'est  la  tienne, 
Multitude  aux  instincts  fangeux! 
C'est  toujours  la  jeune  chrétienne 
Toute  nue  au  milieu  des  jeux; 

«  Ce  sont  toujours  tes  mille  têtes 
Fixant  leurs  yeux  de  basilic 
Sur  la  femme  livrée  aux  bêtes, 
•       Sur  l'enfant  jetée  au  public!  » 

—  Je  m'indignais,  et,  sur  la  scène, 
Celle  qui  n'avait  pas  seize  ans 
Chantait  un  couplet  trop  obscène 
Pour  qu'elle  en  pût  savoir  le  sens, 

Et,  l'horreur  crispant  ma  narine, 
Loin  du  mauvais  lieu  je  m'enfuis, 
Respirant  à  pleine  poitrine 
L'air  salubre  et  glacé  des  nuits. 


POÉSIES.  161 


ALLONS,    POÈTE,    IL    FAUT    EN    PRENDRE    TON    PARTIÎ.» 

Allons,  poète,  il  faut  en  prendre  ton  parti  ! 

Tu  n'as  pas  fait  songer,  et  tu  n'as  converti 

Personne  à  ton  amour  pour  les  vertus  obscures  ; 

Tes  poèmes  naïfs  peuplés  d'humbles  figures 

N'ont  pas  le  don  de  plaire  aux  heureux  d'ici-bas  ; 

Ton  livre  les  étonne  et  ne  se  lira  pas. 

Le  monde,  vois-tu  bien,  ne  s'intéresse  guère 

A  ce  milieu  mesquin,  trivial  et  vulgaire; 

Malgré  la  sympathie,  on  est  un  peu  surpris. 

Crois-moi,  n'y  reviens  plus...  Personne  n'a  compris 

Qu'un  lettré,  qu'un  ami  de  l'art  et  de  létude 

Eût,  pour  ces  gens  de  peu,  tant  de  sollicitude. 

—  Diable  !  Cela  n'est  pas  d'un  esprit  distingué. 

Traiter  de  tels  sujets  en  vers!  —  On  est  choqué. 

Là,  franchement,  comment  veux-tu  qu'on  s'attendrisse 

Sur  l'ennuyeux  exil  d'une  pauvre   nourrice? 

Veux-tu  faire  pleurer  avec  le  dévouement 

D'un  petit  employé  de  l'enregistrement? 

Prends  garde,  je  connais  chez  toi  cette  tendance. 

Autrefois  n'as-tu  pas  eu  l'extrême  imprudence 

De  conter,  sans  aucune  ironie,  à  dessein. 

Les  amours  d'une  bonne  avec  un  fantassin? 

Parler  d'un  épicier  dans  la  langue  de  l'ode, 

C'est  monstrueux.  Tu  vois,  une  femme  à  la  mode 

Te  l'a  dit,  sans  y  mettre  aucune  passion, 

Que  c'était,  à  la  fin,  de  l'afîcctation. 

Elle  eût  pu  dire,  encor  que  cet  art  réaliste 

Sent  un  peu  l'envieux  et  le  socialiste. 

Et  te  fera  bientôt  regarder  de  travers  ; 

Que  ceux  qui  pour  trois  francs  achèteront  des  vers 

Sont  des  gens  de  loisir,  ayant  de  la  fortune. 

Que  ton  étrange  amour  des  humbles  importune, 

Et  qu'au  lecteur  qui  sort  en  voiture,  il  messied 

De  parler  si  souvent  de  ceux  qui  vont  à  pied. 

Soit,  je  suis  condamné.  Mais  mon  livre  est  sincère. 
J'ai  cru  qu'il  était  sain,  qu'il  était  nécessaire, 

TOME  II.   —  1911.  U 


.162  REVUE   DES    DEUX    MONDES. 

—  A  cette  heure  où,  sentant  se  réveiller  en  eux 
Leurs  appétits  rivaux  et  leurs  instincts  haineux, 

Les  hommes  des  deux  camps,  haut  monde  et  populace, 

Prétendent  par  le  fer  se  disputer  la  place  ; 

A  cette  heure  où  mon  pied  qui  l'ouïe  le  pavé 

Pourrait  glisser  encor  dans  le  sang  mal  lavé, 

Où  les  assassinats,  les  vols,  les  sacrilèges 

Viennent  de  cimenter  tous  les  vieux  privilèges, 

Et  de  rendre  encor  plus  intense  et  plus  fougueux 

L'égoïsme  du  riche  et  la  rage  du  gueux,  — 

J'ai  cru,  dis-je,  j'ai  cru  qu'il  pouvait  être  utile 

Au  milieu  des  écrits  que  la  haine  distille. 

Des  cris  injurieux  et  des  mots  provocans 

Que  se  jettent  de  part  et  d'autre  les  deux  camps, 

De  publier,  parmi  la  fureur  générale. 

Un  livre  familier,  sans  phrases,  sans  morale. 

Sans  politique  aucune,  et  tout  d'apaisement, 

Qui  dirait  à  l'heureux  du  monde,  simplement, 

Que  ce  peuple  qu'il  voit  passer  sous  sa  fenêtre, 

Ce  peuple  qu'il  méprise  et  ne  veut  pas  connaître. 

Conserve  plus  d'un  bon  sentiment  ignoré  ; 

Et  qui  dirait  encore  au  pauvre,  à  l'égaré, 

Que,  dans  l'adversité,  le  meilleur,  le  plus  digne, 

Le  plus  grand,  est  toujours  celui  qui  se  résigne  ; 

Qui  dirait  tout  cela  sans  trop  en  avoir  l'air. 

Par  de  simples  récits,  dans  un  langage  clair, 

Et  qui  dégageraient  une  bonne  atmosphère. 

—  Ce  livre,  j'ai  tenté  seulement  de  le  faire. 

Et  je  l'ai  bien  mal  fait,  puisqu'on  n'a  pas  compris. 
Comme  ceux  dont  il  parle,  au  milieu  du  mépris. 
Sa  bonne  intention  sans  doute  ira  s'éteindre  ; 
Et  tout  ce  qu'il  voulait  faire  aimer,  faire  plaindre, 
Rentrera  pour  toujours  dans  son  obscurité 
Comme  l'humble  rêveur  qui  La  si  mal  chanté. 

François  Coppée. 


LE  RELEVEMENT 


DE 


L'INDUSTRIE  RURALE 


I 


Il  y  a  environ  quatre  ans,  le  Musée  social,  ému  de  l'afflluence 
des  marchandises  étrangères  sur  nos  marchés  français,  et  sou- 
cieux de  se  rendre  exactement  compte  de  la  situation  dans 
laquelle  se  trouvaient  nos  industries  nationales,  conçut  la 
pensée  d'ouvrir  une  enquête  dans  les  centres  ruraux  où  fleuris- 
saient jadis  les  métiers  les  plus  divers.  Son  but  était,  en  face  de 
la  crise  économique,  desavoir  si  les  industries  de  jadis  existaient 
encore  et  si  le  ralentissement  des  affaires  et  de  l'exportation 
devait  être  attribué  à  une  production  insuffisante  ou  imparfaite, 
ou  à  des  causes  purement  extérieures.  Il  s'agissait  enfin  de  s'as- 
surer qu'il  existait  encore,  dans  les  campagnes,  des  vestiges  de 
certaines  industries  familiales  et  locales  que  l'on  pourrait 
relever  en  les  encourageant,  et  d'étudier  s'il  convenait  d'en  éta- 
blir de  nouvelles  s'appliquant  plus  particulièrement  à  telle  ou 
telle  région. 

D'autre  part,  introduire  ou  rénover  une  industrie  qui  ôterait 
à  la  terre  le  peu  de  bras  qui  lui  restent  serait  aggraver  le  mal 
en  portant  un  dernier  coup  à  l'agriculture  déjà  si  atteinte.  II 
fallait  donc  que  cette  impulsion  nouvelle  donnée  à  Tindustrie 
nationale  ne  détournât  pas  des  travaux  des  champs;  bien  mieux, 


16i  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

il  s'agissait  de  savoir  si,  par  ce  moyen,  on  pourrait  tenter  de 
rattacher  le  paysan  au  sol  et  par  là  concilier  deux  choses  qui, 
au  premier  abord,  semblent  inconciliables  :  l'agriculture  el 
l'industrie. 

Pour  tenter  l'expérience,  on  choisit  une  province  où  les 
produits  du  sol  et  les  anciens  métiers  sont  combinés  de  façon  à 
fournir  au  paysan,  non  seulement  les  élémens  de  consommation, 
mais  encore  les  matières  premières  de  certains  objets  nécessaires 
à  son  bien-être,  objets  qu'il  lui  est  loisible  de  confectionner  lui- 
même.  L'Auvergne,  où  existaient  jadis,  à  l'état  rudimentaire, 
les  industries  les  plus  diverses  :  travail  du  bois,  taille  de  la 
pierre,  tressage  de  la  paille,  filage  et  tissage  de  la  laine,  du 
chanvre,  etc.,  offrait  de  façon  frappante  un  exemple  de  l'utili- 
sation sur  place  des  productions  de  la  région  selon  les  altitudes 
diverses. 

L'enquête,  consciencieusement  menée,  fournit  des  résultats 
très  concluans:  elle  démontra  que,  par  une  impulsion  habilement 
donnée,  il  serait  très  possible  de  développer  simultanément, 
l'une  devenant  pour  ainsi  dire  le  corollaire  de  l'autre,  les  indus- 
tries agricoles  et  rurales.  En  Auvergne,  on  trouvait  jadis,  au 
temps  où  se  filait  dans  les  ménages  le  linge  de  toute  une  famille, 
des  champs  entiers  consacrés  à  la  culture  du  chanvre  ;  au  fur  et 
à  mesure  que  les  métiers  se  sont  démontés,  cette  culture  a 
diminué  et  devient  de  plus  en  plus  rare;  bientôt  elle  disparaîtra 
complètement.  Et  il  en  est  de  même  pour  quantité  d'autres 
choses.  Dans  toutes  nos  provinces  de  France,  en  cherchant  bien, 
on  pourrait  retrouver  ainsi  des  trésors  inutilisés,  faute  de  savoir 
les  mettre  en  valeur,  ou  peut-être  simplement  d'en  prendre  la 
peine:  l'élevage  des  troupeaux  fournirait  la  laine  au  tisserand 
local,  les  plumes  et  duvets  des  volailles,  plus  intelligemment 
préparés,  se  transformeraient  en  panaches,  en  garnitures  capables 
de  satisfaire  aux  exigences  de  la  mode,  sans  compter  mille 
applications  plus  modestes,  mais  plus  utiles. 

Par  l'industrie  rurale,  nous  entendons,  en  général,  toute 
industrie  qui  se  fait  dans  les  campagnes;  mais,  pour  être  bien 
comprise,  elle  doit  avant  tout  être  fondée  sur  les  moyens  de  faire 
fructifier  la  terre  ou  d'utiliser  ses  productions.  Nous  pouvons 
donc  la  diviser  en  deux  branches:  celle  qui  utilise  ou  écoule 
directement  les  fruits  du  travail  agricole  et  celle  qui,  liée  à 
l'industrie    en   général,  transforme   sur  place,  par  un    travail 


LE    RELÈVEMENT    DE  l'iNDUSTRIE    RURALE.  165 

manuel  ou  mécanique,  les  produits  plus  ou  moins  bruts  en 
objets  d'utilité  ou  même  de  luxe.  La  première  de  ces  branches 
est,  et  doit  rester,  la  plus  importante  :  d'abord  parce  qu'elle  seule 
est  essentiellement  rurale,  puis  parce  qu'elle  est  capable  de 
fournir  à  l'autre  les  matières  élémentaires.  C'est  pourquoi  nous 
commencerons  cette  étude  en  passant  rapidement  en  revue  les 
diverses  ressources  de  l'agriculture. 

Le  beurre,  le  lait,  sont  des  produits  d'une  vente  certaine, 
dont  on  ne  peut  assez  encourager  la  production.  Il  en  est  de 
même  des  œufs  et  de  la  volaille  que  nos  paysans  obtiennent  en 
trop  petite  quantité,  insuffisante  à  la  consommation,  puisque  les 
jours  de  marché,  —  tout  au  moins  en  Touraine,  —  il  ne  reste 
jamais  une  pièce  invendue.  Les  coquetiers  eux-mêmes  pré- 
tendent qu'ils  trouveraient  facilement  à  vendre  le  double  de 
ce  qu'ils  apportent;  c'est  donc  à  leur  incurie  qu'est  due  en  partie 
la  modicité  de  leur  gain,  et  il  leur  serait  facile  de  retirer  de 
leur  travail  le  bénéfice  auquel  ils  ont  droit.  En  soignant  davan- 
tage les  couvées,  ils  augmenteraient  leur  production  et  par 
conséquent  leur  source  de  revenu;  non  seulement  leurs  pro- 
duits trouveraient  écoulement  facile  en  France,  mais  le  surplus 
pourrait  s'exporter  à  l'étranger. 

Sur  le  marché  anglais,  où  nous  occupions  la  première  place 
pour  les  beurres,  il  y  a  vingt  ans,  nous  sommes  descendus  à  la 
troisième.  Nos  exportations  sont  tombées  en  1900  à  44  mil- 
lions pendant  que  les  ventes  du  Danemark  s'élevaient  à  226  mil- 
lions, et,  d'après  le  rapport  de  notre  attaché  commercial  à 
Londres,  notre  importation  d'œufs  en  Angleterre  diminue  chaque 
jour  au  profit  du  Danemark.  Nos  envois  atteignaient,  il  y  a 
quelques  années,  le  chiffre  respectable  de  28  millions  de  francs 
et  sont  descendus  à  9  millions  par  la  faute  de  nos  cultivateurs 
qui  ne  savent  pas  ou  ne  veulent  pas  envoyer,  en  quantité  suffi- 
sante et  bien  emballés,  les  beaur  œufs  à  coquilles  rousses  que 
lAngle  terre  demande  et  qu'elle  préfère  aux  œufs  pâles  et  blancs. 
Est-il  donc  si  difficile  de  donner  satisfaction  à  nos  voisins  tout 
en  soignant  nos  propres  intérêts?  Il  suffirait  pour  cela  de  veiller 
à  certains  croisemens. 

En  apiculture,  on  peut  arriver  à  de  fort  beaux  résultais.  Le 
miel  est  encore  un  produit  très  demandé,  rémunérateur  et  qui 
donne  peu  de  peine,  sauf  aux  abeilles  actives. 

Dans  la  campagne  fertile,   toute  personne    possédant   une 


1&6  REVUE   DES    DEUX    MONDES. 

maison,  petite  ou  grande,  avec  un  lopin  de  terre  devrait  faire  de 
l'élevage  sur  une  échelle  plus  ou  moins  étendue  :  les  canards, 
les  poulets  sont  très  demandés,  —  on  n'en  saurait  fournir  en 
assez  grande  quantité  nos  marchés  parisiens  ;  —  la  peau  des  oies 
du  Poitou,  bien  traitée,  jouit  d'une  réputation  mondiale,  et  les 
plumes  des  volailles,  dont  Paris  est  un  des  grands  marchés, 
pourraient  rapporter  de  jolis  bénéfices,  si  les  éleveurs,  plus 
soigneux,  les  séchaient  convenablement  avant  de  les  expédier. 
Faute  de  précautions,  il  arrive  trop  souvent  qu'elles  s'abîment 
en  route  et  que  le  déchet  énorme  constitue  une  perte  sérieuse. 
Les  gens  qui  ne  possèdent  que  de  petites  ressources  pour- 
raient remplacer  la  vache,  la  chèvre,  le  mouton  par  le  lapin 
ordinaire  ou  le  lapin  angora  dont  la  laine  douce  et  soyeuse  peut 
se  transformer  en  vêtemens  plus  chauds  et  plus  légers  que  la 
fourrure. 

Tout  élevage  industriel  suppose  une  mise  de  fonds  ;  mais 
ici  l'élevage  peut  se  faire  sans  capital.  Le  clapier  peut  se  créer 
petit  à  petit  et,  dans  ce  cas,  au  point  de  vue  de  l'installation,  de 
la  nourriture,  des  soins  à  donner  aux  jeunes,  les  frais  généraux 
sont  à  peu  près  nuls  et  le  profit  est  certain  puisque  l'on  peut 
tirer  p»rti  du  poil,  de  la  fourrure  et  de  la  chair.  Le  produit  des 
lapins  angoras  élevés  aux  environs  de  Caen  est  évalué  annuel- 
lement à  2  ou  3000  kilos.  On  estime  qu'un  lapin  adulte  peut 
donner  actuellement  de  280  à  360  grammes  de  poils  :  les  adultes 
sont  «  plumés  »  ou,  pour  parler  plus  exactement,  épilés  tous  les 
trois  mois.  Pendant  les  premières  semaines  qui  suivent  leur 
naissance,  les  jeunes  angoras  ne  demandent  pas  plus  de  soins 
que  les  autres  lapins;  mais,  dès  l'âge  d'un  mois,  il  faut  com- 
mencer leur  toilette.  Le  poil  d'angora  filé  soit  à  la  mécanique, 
soit  à  la  main,  sert  à  confectionner  des  gants,  plastrons,  cein- 
tures, caleçons,  etc.,  très  estimés  des  personnes  frileuses  et 
rhumatisantes.  Les  angoras  noirs  sont  plus  recherchés  que  les 
blancs. 

A  côté  des  lapins  angoras,  dont  la  soie  se  vend,  suivant  le 
cours,  de  30  à  35  francs  le  kilo,  nous  connaissons,  en  France, 
deux  autres  variétés  de  lapins  :  le  lapin  argenté  que  l'on  élève 
en  grande  quantité  dans  la  Champagne,  aux  environs  deïroyes, 
fournit  une  chair  très  succulente  et  une  fourrure  très  estimée 
des  pelletiers;  il  est  facile  à  élever,  ne  craignant  pas  le  froid. 
Enfin,  le  lapin   normand,  le    plus  rustique  de  tous  et   d'une 


LE    RELÈVEMENT    DE    l'iNDUSTRIE    RURALE.  167 

croissance  rapide,  est  celui  qui  approvisionne  tous  nos  marchés. 

C'est  le  capital  dont  il  dispose  qui  sert  de  règle  à  l'éleveur. 
S'il  tente  l'entreprise  avec  une  somme  suffisante  pour  élever,  par 
exemple,  dix  mâles  et  cent  femelles,  frais  généraux  déduits,  il 
peut  réaliser,  dès  la  première  année,  un  bénéfice  net  de  1  800 
à  2  000  francs;  l'année  suivante,  les  résultats  seront  beaucoup 
plus  brillans  et  pourront  se  chiffrer  à  12  000  francs,  et  ainsi  de 
suite.  Les  conditions  d'élevage  ne  sont  pas  les  mêmes  pour 
l'angora,  dont  le  poil  soyeux  demande  à  être  peigné  chaque 
jour,  et  le  lapin  rustique,  qui  pousse  tout  seul;  la  préparation  de 
la  peau  du  lapin  argenté  exige  aussi  certains  soins  dans  les 
détails  desquels  nous  ne  pouvons  entrer  ici;  mais,  pour  la  bonne 
réussite  de  l'élevage  des  trois  espèces,  il  faut  une  propreté 
méticuleuse  si  l'on  veut  éviter  les  épidémies  qui  sont  la  perte 
du  clapier;  il  faut  en  outre  de  l'acharnement  au  travail,  et  enfin, 
le  sens  commercial  pour  tirer  le  meilleur  parti  de  ces  produits 
dont  l'écoulement  est  d'ailleurs  certain  et  facile. 

Un  autre  genre  d'élevage  ne  demandant  ni  grande  mise  de 
fonds,  ni  beaucoup  de  temps,  car  les  soins  matériels  sont  à 
peu  près  nuls,  c'est  l'élevage  de  l'escargot.  La  consommation, 
en  France ,  de  ce  mollusque  augmente  chaque  année ,  alors 
que  sa  production  diminue  par  suite  d'élevage  défectueux,  et 
l'on  est  obligé*  de  recourir  à  l'Allemagne  et  à  la  Suisse  pour 
l'alimentation  de  nos  marchés.  Cependant,  si  l'on  voulait  bien 
en  prendre  la  peine,  on  arriverait  à  une  production  tout  au 
moins  en  rapport  avec  les  demandes,  car  l'élevage  de  l'escargot 
est  facile  et  n'exige  qu'un  peu  d'attention.  Les  escargots  se 
nourrissent  de  salades,  de  choux  et,  en  cas  de  besoin,  on  peut 
les  alimenter  de  son  mouillé  d'eau.  En  les  mettant  dans  des 
parcs  divisés  en  enclos  avec  des  clôtures  enduites  d'une  sub- 
stance insoluble  à  la  pluie ,  on  les  empêchera  de  s'échapper 
et  l'assainissement  des  enclos  deviendra  facile.  Un  essai  a  été 
tenté  au  printemps  dernier  dans  un  enclos  de  60  mètres  carrés, 
sOus  un  couvert  d'arbres,  avec  500  escargots  dits  de  «  Bour- 
gogne, »  achetés  aux  Halles.  La  petite  clôture  en  sapin  était 
enduite  d'un  oléate  au  sulfate  de  cuivre.  Aucun  escargot  ne 
franchit  cette  barrière  et  près  des  deux  tiers  s'acclimatèrent 
dans  ce  parc,  de  sorte  que  la  reproduction  fut  magnifique  et 
que  certains  petits  «  Bourgogne  »  devinrent  en  deux  mois  gros 
comme  une  noisette. 


168  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

L'industrie  fruitière  et  maraîchère,  qui  peut  s'étendre  un 
peu  partout,  offre  de  grands  avantages.  D'abord,  elle  est  rému- 
nératrice et  ne  connaît  guère  le  chômage,  puis,  non  seulement 
elle  occupe  les  hommes,  mais  elle  procure  de  l'ouvrage  aux 
femmes  dont  l'agilité  et  l'adresse  sont  fort  appréciées  pour 
l'emballage  des  fruits.  Cologne  est  surtout  un  grand  centre 
d'éceulement  de  produits  maraîchers  français  ;  de  là  ils  sont 
répartis  et  expédiés  plus  loin  encore.  Malheureusement,  une 
fois  de  plus,  nous  nous  sommes  laissé  distancer  sur  le  marché 
allemand  :  l'Italie  envoie  70  000  tonnes  de  légumes  et  de 
fruits  et  sur  510  500  tonnes  de  légumes  et  de  fruits  que  nos 
voisins  d'outre-Rhin  achètent  annuellement  à  l'étranger,  nous 
n'en  fournissons  que  43  000.  Nous-mêmes  sommes  tributaires 
de  la  Californie  pour  une  quantité  considérable  de  fruits  séchés 
et  tapés. 

Une  seule  région,  jusqu'ici,  semble  bien  comprendre  l'intérêt 
que  nous  avons  à  cultiver  et  à  répandre  au  dehors  le  surplus 
de  nos  productions,  c'est  la  vallée  du  Rhône,  la  Provence  oii 
le  commerce  maraîcher  atteint  des  proportions  énormes.  Jour- 
nellement dix  à  douze  trains  partent  pour  Paris,  de  là  pour 
l'Angleterre,  emportant  des  wagons  de  fruits  et  de  légumes. 
Châteaurenard  est  un  marché  de  premier  ordre.  Les  cerises 
viennent  du  Var  et  s'exportent  en  Grande-Bretagne.  Pour  pro- 
longer l'époque  de  la  maturité  des  fruits  et  des  légumes,  ou 
plutôt  pour  être  à  même  d'en  obtenir  pendant  une  plus  grande 
partie  de  l'année,  un  entrepreneur  intelligent  et  avisé  imagina 
de  les  faire  cultiver  dans  des  régions  ou  à  des  altitudes  ditfé- 
rentes.  Il  put  ainsi  faire  plusieurs  récoltes  du  même  fruit  et  du 
même  légume  à  des  époques  diverses  et,  les  récoltes  ayant  lieu 
à  peu  près  toute  l'année,  les  livraisons  ne  subissent  aucune 
interruption.  La  Bourgogne  aussi  lire  parti  de  sa  culture  agri- 
cole, qu'elle  s'efforce  d'étendre.  Son  commerce  de  cassis  atteint 
annuellement  le  chiffre  respectable  de  450  000  francs  et,  le 
récent  Congrès  qui  s'est  tenu  à  Dijon,  nous  a  appris  que 
l'exploitation  du  miel  tend  à  augmenter,  ainsi  que  la  culture 
des  framboises. 

Nous  exportons  aussi  en  grandes  quantités  les  noix  en 
Angleterre,  en  Amérique  et  en  Allemagne.  Ce  fruit,  chez  nous,  se 
mange  généralement  frais.  Les  Allemands,  au  contraire,  qui  le 
prisent  fort,  s'en  servent  pour  la  confection   des  delicatessen, 


LE    RELÈVEMENT    DE    l'iNDUSTRIE    RURALE.  169 

c'est-à-dire  de  divers  produits  de  confiserie  et  de  pâtisserie  dont 
ils  se  régalent  à  Noël  ou  aux  grandes  fêtes  de  l'année. 

Le  Lot  est  le  plus  grand  producteur  de  noix,  sinon  pour  la 
qualité,  au  moins  pour  la  quantité.  La  statistique  de  1900 
évalue  à  128000  quintaux  le  chiffre  de  production  du  départe- 
ment :  c'est  près  du  sixième  de  la  récolte  totale  de  la  France 
qui  s'élève  à  725  927  quintaux.  La  Corrèze,  avec  75000,  et  la 
Dordogne,  avec  60  000  quintaux,  arrivent  ensuite  ;  aucun  autre 
département  n'atteint  50  000.  L'Isère  fournit  46  944  quintaux, 
le  Var  44  540,  la  Drôme  26  532.  Mais,  au  point  de  vue  de  la 
valeur  marchande,  l'Isère  dépasse  de  beaucoup  le  Lot  et  les 
autres  départemens;  la  noix  y  vaut  cinquante  francs  le  quintal 
et  dans  le  Lot  treize  seulement.  C'est  que  l'Isère  fournit  la  noix 
de  primeur,  celle  qu'on  pourrait  appeler  la  noix  de  luxe. 
Gourdon,  un  des  centres  importans  de  la  vente  de  la  noix  en 
coques,  fait  des  expéditions  un  peu  partout,  dans  le  Berri,  à 
Bourges,  où  les  fabricans  d'huile  compensent  avec  ces  fruits 
l'infériorité  de  leur  récolte  :  la  spécialité  de  Gourdon  est  le 
cerneau.  Dès  août,  les  commerçans  font  appel  aux  femmes  qui 
cassent  soigneusement  les  noix  encore  revêtues  de  leur  brou  et 
les  épluchent.  Les  fruits  sont  aussitôt  emballés  et  expédiés  au 
loin,  soit  par  Bordeaux  qui  les  répartit  en  Angleterre,  soit 
directement.  Un  peu  plus  tard,  on  récolte  de  nouveau  le  fruit, 
plus  mûr  cette  fois,  on  le  casse  pour  économiser  des  frais  de 
transport  sur  une  matière  sans  valeur  et  cet  énoisillage  ou  dénoi- 
sillage  constitue  une  ressource  précieuse  pour  les  familles 
d'ouvriers  et  les  pauvres  gens  qui  travaillent  soit  dans  les 
maisons  de  négocians,  soit  à  domicile.  Partout  on  brise  la 
coquille. 

Jadis  le  dénoisillage  avait  pour  but  la  préparation  des 
noix  destinées  à  l'huilerie,  et  les  noix  étaient  autrement  abon- 
dantes que  de  nos  jours,  puisqu'il  fallait  faire  face  à  une  con- 
sommation énorme  d'huile,  remplacée  aujourd'hui  par  celle 
d'olives,  d'arachides  et  de  coton.  Le  cassage  des  noix  constituait 
en  quelque  sorte  l'industrie  vitale  du  Quercy.  Le  moment  où 
commençait  le  travail  était  le  signal  de  réjouissances  ;  de  là 
naquit,  en  1819,  l'idée  d'un  concours  original  avec  prix  aux 
dénoisilleuses  les  plus  habiles,  et  banquet  pour  terminer  la  fête. 

La  solennité  fut  renouvelée  récemment.  Il  y  a  dix  ou  onze 
ans,  en  janvier,  un  nouveau  concours  avait  lieu.  Les  souscrip- 


170 


REVUE   DES    DEUX    MONDES. 


lions  recueillies  permirent  d'accorder  vingt-trois  prix  composés 
chacun  d'une  petite  somme  d'argent  et  d'un  objet  utile,  tel 
qu'une  chaufferette,  une  suspension,  un  fichu  ou  une  quantité 
déterminée  de  pain  à  prendre  chez  un  boulanger.  Le  dernier 
prix  se  composait  de  toutes  les  coquilles  cassées.  Naturelle- 
ment, on  nomma  un  Comité  avec  son  bureau  et  cet  aréopage 
rédigea  un  règlement  intérieur  qui,  à  lui  seul,  précise  le  genre 
de  travail  des  candidates.  Il  se  résume  en  quelques  lignes  :  les 
casseuses  de  noix  devaient  être  munies  des  accessoires  néces- 
saires au  cassage  des  noix  :  siège,  maluque,  pierre  ou  tablette 
pour  casser  10  kilogrammes  de  noix  et  corbeille.  Chacune  des 
concurrentes  restait  libre  d'adopter  la  manière  de  cassage  qui 
lui  convient  le  mieux.  Le  signal  de  l'ouverture  du  concours  fut 
donné  par  trois  coups  de  maluque  (on  appelle  ainsi  le  maillet 
qui  sert  à  casser  les  noix)  frappés  par  le  président  sur  un  objet 
sonore.  Soixante  concurrentes  s'étaient  fait  inscrire.  Elles 
entrèrent  en  lice  aux  accords  d'une  vielle.  Le  président  fit  asseoir 
les  dénoisilleuses  :  le  travail  commença  par  le  dénoisillage,  et 
se  termina  par  le  triage  qui  consiste  à  mettre  les  cerneaux  d'un 
côté,  les  brisures  de  l'autre.  Chaque  tas  devait  être  pesé  pour 
l'édification  du  jury  qui  tenait  à  se  rendre  compte  de  la  rapidité 
du  travail,  de  sa  propreté  et  aussi  du  rendement  des  noix  en 
cerneaux.  La  première  ouvrière  cassa  ses  dix  kilogrammes  de 
noix  en  douze  minutes  trente  secondes.  Elle  obtint  le  prix  et 
fut  promenée  en  triomphe  dans  Gourdon;  la  soirée  se  termina 
par  un  banquet  et  le  bal  obligatoire. 

Mais  le  déboisement  est  peu  favorable  à  l'entretien  de  ces 
industries,  et  c'est  bien  dommage.  Le  mal  est  grand,  surtout  en 
ce  qui  concerne  les  châtaigniers,  dont  la  destruction  a  causé 
dans  le  Limousin  un  mal  irréparable.  Comme  ils  étaient  un  des 
principaux  élémens  de  nourriture,  leur  disparition  a  forcément 
amené  de  la  misère  dans  les  campagnes.  Le  même  fait  s'est  pro- 
duit en  Corse,  où  l'on  vit  principalement  de  ce  fruit  qui  devient 
de  plus  en  plus  rare,  et  la  disette  s'est  ajoutée  aux  maux  de 
toutes  sortes  dont  le  pays  souffrait  déjà  à  la  suite  des  grèves  des 
chemins  de  fer,  des  messageries,  etc. 

Le  Midi  a  une  industrie  importante  à  laquelle  il  convient  de 
rendre  sa  place;  c'est  la  sériciculture.  Jadis,  chacun  «  faisait  du 
ver  à  soie,  »  mais,  par  suite  de  la  maladie  du  ver  à  soie,  de  la 
rareté  et  de  la  cherté  de  la  main-d'œuvre,  de  l'insuffisance  des 


LE    RELÈVEMENT    DE    l' INDUSTRIE    RURALE.  171' 

matières  premières,  l'industrie  s'est  vue  réduite  à  néant.  Cepen- 
dant, il  n'est  pas  de  récolte  plus  aisément  obtenue,  ni  qui  donne 
moins  de  peine.  A  Lavaur,  les  chemins  sont  bordés  de  mûriers; 
l'Etat  ou  même  les  grandes  compagnies  de  chemins  de  fer  pour- 
raient en  planter  le  long  des  routes,  sûrs  d'en  recueillir  de 
beaux  bénéfices. 

Une  statistique  parue,  pour  1905,  dans  la  Diplomatie  and 
consular  reports  of  foreign  trade  of  China  démontre  qu'en  Chine 
et  au  Japon  le  nombre  de  filatures  à  l'européenne  est  en  décrois- 
sance marquée  et  que  le  nombre  de  filatures  indigènes,  ou 
zagouris,  est,  en  revanche,  monté,  en  quatre  années,  de  601  à 
1  074,  ce  qui  fait  près  du  double  (1). 

L'industrie  du  ver  à  soie  est  à  reconstituer  dans  notre  pays. 
A  nous  de  chercher  à  reconquérir,  avec  notre  supériorité  d'au- 
trefois, notre  vieille  réputation;  il  faut  que  la  soie  de  Fratuce, 
comme  l'était  jadis  celle  des  Cévennes,  devienne  hors  pair  et  soit 
recherchée  à  ce  titre. 


II 


Il  résulte  de  cette  revue  que  nous  venons  de  passer  plus  ou 
moins  rapidement  des  produits  des  diverses  régions,  que  partout 
ou  à  peu  près  il  y  aurait  plus  et  mieux  à  faire  et  qu'on  pourra 
développer  davantage  la  production.  Malheureusement,  les  gens 
des  campagnes  dédaignent  d'utiliser  les  trésors  qu'ils  ont  sous 
la  main;  ils  préfèrent  quitter  ou  vendre  leur  lopin  de  terre 
pour  aller  à  la  ville  grossir  le  nombre  des  ouvriers  d'usines  ou, 
s'ils  sont  ambitieux,  devenir  dçs  bourgeois.  Il  faut  donc  avant 
tout  les  rattacher  au  sol  natal,  leur  apprendre  à  l'aimer,  à  le 
cultiver,  comme  le  firent  leurs  ancêtres. 

A  son  congrès  de  1909,  la  Société  d'Économie  sociale  étudia 
plus   particulièrement  les   moyens    d'enrayer  la   désertion  des 

(1)  L'industrie  de  la  laine,  celle  du  coton  et  celle  de  la  soie  ont  subi  le  même 
sort  en  France.  Cette  dernière, qui  pendant  si  longtemps  a  été  la  reine  du  monde, 
est  battue  en  brèche  partout,  en  Allemagne,  en  Italie,  en  Suisse,  aux  États-Unis, 
et  voit  se  dresser  en  face  d'elle  un  nouvel  adversaire  plus  redoutable  que  tous  les 
autres,  le  Japon.  L'augmentation  dans  la  consommation  de  la  soie  qui  a  été  de 
31  pour  100  pour  les  nations  européennes,  qui  a  atteint  83  pour  100  aux  États- 
Unis,  n'a  été  que  de  10  pour  100  pour  la  France.  Depuis  1898,  la  fabrication  aux 
États-Unis  dépasse  sensiblement  la  nôtre;  sa  production,  qui  n'était  à  cette 
époque  que  de  237  000  kilos,  s'élève  aujourd'hui  àl  million  850  000  kilos. 


172  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

campagnes.  On  y  préconisa  des  remèdes  divers.  Tous  conver- 
gent plus  ou  moins  directement  vers  cette  solution  :  reconstituer 
le  foyer  familial  et  faire  de  la  famille  rurale  une  unité  forte, 
puissante,  un  bel  arbre  vigoureux,  dont  les  rameaux  s'étendent 
sans  se  détacher. 

Le  bien  de  famille,  que  nos  législateurs  ont  établi,  a  fait  faire 
à  la  question  un  grand  pas;  mais  il  ne  faut  pas  oublier  que  la 
pierre  angulaire  du  foyer,  c'est  la  femme,  la  mère  de  famille. 
Si  elle  est  bonne  ménagère,  elle  saura  rendre  l'intérieur  agréable 
au  mari  et  y  retenir  ses  enfans  ;  c'est  donc  cette  partie  de  son 
éducation  qui  est  à  développer  chez  la  jeune  fille,  sans  qu'on 
néglige  de  la  former  en  même  temps  à  la  vie  d'une  fermière  ou 
d'une  maîtresse  d'exploitation.  Pas  plus  que  les  femmes  de  la 
classe  aisée,  nos  paysannes  ne  sont  préparées  à  la  vie  rus- 
tique dont  leur  entourage  les  éloigne  encore.  Sauf  exception 
d'un  ou  d'une  sur  cent,  l'instituteur  et  l'institutrice  détournent 
plutôt  leurs  élèves  des  travaux  agricoles  et  ménagers,  consi- 
dérés comme  bas  et  vulgaires.  Les  bons  élèves,  tant  garçons  que 
filles,  sont  dirigés  ve.rs  le  brevet  et  ceux  dont  on  désespère, 
ceux  dont  on  ne  sait  plus  que  faire,  ceux  qui  ont  la  «  tête  dure  » 
ou  faible,  sont  destinés  au  travail  des  champs  et  au  ménage, 
Quoi  d'étonnant  si  le  revenu  de  la  propriété,  mal  administré, 
est  amoindri  et  si  les  charges  en  deviennent  plus  lourdes  ! 

Depuis  ces  dernières  années,  les  idées  à  ce  sujet  ont  quelque 
peu  changé  en  France.  Un  grand  mouvement  d'opinion  pu- 
blique s'est  produit,  et  l'on  semble  mieux  comprendre  aujour- 
d'hui l'importance  de  l'éducation  ménagère.  Des  écoles  d'ensei- 
gnement théorique  et  pratique  s'ouvrent  un  peu  partout,  à  Paris 
et  en  province,  et  donnent  des  résultats  appréciables  qui  font 
bien  présager  de  l'avenir.  Ici,  ce  sont  des  écoles  de  cuisine  des- 
tinées aux  femmes  et  aux  jeunes  filles  du  monde,  où  elles  ap- 
prennent la  composition  d'un  menu,  le  prix  de  revient  de  chaque 
plat,  l'arrangement  de  la  table,  le  service,  la  cuisine  propre- 
ment dite,  les  nettoyages,  etc.,  etc.  ;  là,  ce  sont  des  écoles 
d'agriculture  qui  les  mettent  au  courant  de  ce  qu'elles  devront 
savoir  pour  faire  de  bon  élevage  ;  mais,  hélas  !  dans  ces  der- 
nières écoles,  les  élèves  sont  encore  peu  nombreuses. 

L'exemple  donné  par  les  villes  a  eu  sa  répercussion  dans  les 
campagnes,  et  l'un  des  plus  beaux  résultats  obtenus  répond  à 
l'initiative  généreuse  d'une   Lozérienne   au  profit   de   l'œuvre 


LE    RELÈVEMENT    DE    l'iNDUSTRIE    RURALE.  173 

dentellière  qu'elle  a  fondée.  Pendant  deux  séjours  qu'elle  fit  en 
Belgique  en  1906  et  1907,  ayant  l'occasion  d'étudier  de  près  le 
fonctionnement  des  Écoles  ménagères,  agricoles  et  laitières 
alors  inconnues  en  France,  elle  put  se  rendre  compte  de  tous 
les  avantages  qu'il  y  aurait  à  doter  nos  campagnes  d'institu- 
tions de  ce  genre,  et  songea  aussitôt  à  les  installer  dans  son 
département.  Grâce  à  l'appui  de  M.  Van  Vuyst,  directeur  au 
ministère  de  l'Agriculture  belge,  une  jeune  Française  de  vingt- 
deux  ans,  munie  de  son  brevet,  fut  formée  au  couvent  d'Over- 
rysche  où  elle  passa  dix  mois;  elle  suivit  également  des  cours 
ambulans  dans  deux  régions  différentes,  étudiant  ainsi  la  zoo- 
technie, les  diverses  applications  du  laitage,  les  soins  de  la  basse- 
cour,  du  jardin  potager  et  fruitier,  la  comptabilité  d'une  ferme 
et  d'an  petit  ménage  de  cultivateurs,  la  fabrication  du  pain  à  la 
main,  la  cuisine  très  simple,  etc.,  etc.,  enfin  la  pédagogie  mater- 
nelle, la  puériculture  et  suffisamment  de  chimie  pour  distinguer 
les  graines  potagères  s'accommodant  à  tel  terrain  plutôt  qu'à 
un  autre.  Après  avoir  conquis,  en  septembre  1908,  son  brevet 
belge,  la  jeune  fille  revint  en  France,  compléta  ses  études  dans 
un  dispensaire  de  Charonne  où  elle  acquit  des  notions  de  pan- 
semens,  d'antisepsie  et  se  trouva  ainsi  préparée  à  former  à  son 
tour  des  élèves.  Le  22  janvier  1909,  s'ouvrirent  à  Saint-Alban 
(Lozère)  les  premiers  cours.  Ils  réunirent  immédiatement  qua- 
rante-six élèves,  âgées  de  quinze  à  trente  ans,  réparties  en  cinq 
sections. 

En  dépit  des  plus  violentes  rafales  du  vent,  d'une  couche 
de  neige  atteignant  quelquefois  cinquante  centimètres,  ces  qua- 
rante-six jeunes  filles  sont  venues  tous  les  jours  suivre  les 
classes  de  trois  à  six  heures.  Ces  cours,  spécialement  institués 
pour  les  dentellières  de  l'arrondissement  de  Marvejols,  durent 
soixante-cinq  jours  ;  puis  le  professeur  avec  son  installation  se 
transporte  dans  un  village  voisin,  ce  qui  vaut  à  cette  institution 
son  nom  d'Ecole  ménagère  ambulante.  Le  matériel  servant  à  la 
démonstration  pratique  se  compose  d'une  volumineuse  panière 
contenant  un  bagage  très  simple,  très  solide,  c'est-à-dire  uni- 
quement de  la  batterie  de  cuisine  en  usage  dans  les  petits  mé- 
nages modestes  de  la  campagne,  des  ustensiles  nécessaires  au 
repassage,  h  la  coupe,  à  la  lessive,  au  jardinage,  aux  pansemens, 
aux  nettoyages  en  tous  genres,  ainsi  que  d'un  choix  varié  de 
livres  avec  des  gravures  explicatives,  des  tableaux  de  démons- 


174  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

tration  en  couleur  sur  lesquels  se  lisent  des  sentences.  Une 
baratte,  une  écréineuse,  un  malaxeur  et  de  petits  moules  à 
fromage  sont  joints  au  matériel  et  permettent  à  la  jeune  cam- 
pagnarde, avec  un  peu  de  lait,  d'augmenter  ses  ressources  au 
marché,  l'été. 

Le  programme  deà  Ecoles  ménagères  et  laitières  ambu- 
lantes de  la  Lozère  se  compose  donc  d'une  partie  théorique  et 
d'une  partie  pratique  et,  afin  que  l'instruction  reçue  pendant 
cette  période  de  deux  mois  ne  se  perde  pas,  des  maîtresses, 
choisies  et  préparées  par  le  professeur,  continuent  l'enseigne- 
ment quand  la  panière  est  installée  ailleurs.  Les  récompenses  de 
fin  de  cours  consistent  en  graines  de  légumes  et  de  fleurs,  im- 
médiatement semées.  A  leur  tour  les  plus  belles  fleurs  et  les 
plus  savoureux  légumes  produits  par  ces  graines  concourent 
pour  une  prime  qui  se  compose  cette  fois  de  semences  de 
pommes  de  terre  et  de  topinambours  adaptés  au  climat  (600  à 
4  400  mètres  d'altitude).  Dans  la  suite,  on  ajoutera  des  récom- 
penses de  volailles  productives  adaptées  également  au  pays. 

Il  serait  à  désirer  que  des  initiatives  de  ce  genre  fussent 
prises  un  peu  partout.  La  Bretagne,  sous  les  auspices  de  la 
comtesse  de  Kéranflech-Keruevzen,  possède  déjà  une  institution 
analogue  ;  néanmoins,  nous  sommes  encore  en  retard  sur  d'autres 
pays,  et  la  Belgique,  par  exemple,  pourrait  nous  servir  de  mo- 
dèle. Les  Ecoles  ambulantes  ne  sont  qu'une  première  étape,  en 
quelque  sorte  une  école  primaire.  Il  faudrait  donc  pousser  les 
études  plus  avant  et,  comme  cela  se  pratique  dans  d'autres  pays, 
arriver  à  l'instruction  secondaire,  aux  classes  d'adultes,  c'est-à- 
dire  aux  cercles  de  Fermières. 

En  réalité,  le  vrai,  le  grand  mouvement  ménager  part  du 
Canada  et  augmenté,  élargi,  il  a  donné  naissance  à  de  vastes 
associations  de  gens  s'intéressant  à  l'agriculture.  Là,  les  culti- 
vateurs ou  les  fermières  se  retrouvent  à  des  cours  et  à  des 
conférences  qui  ont  lieu  pendant  plusieurs  jours  consécutifs  et 
ont  pour  objet  des  discussions  contradictoires;  ces  assemblées 
prennent  la  forme  d'un  Congrès.  Afin  de  donner  aux  cultivateurs 
toute  facilité  de  poser  par  écrit  les  questions  qui  les  intéressent, 
une  boîte  spéciale  est  installée  dans  la  salle  de  réunion,  prête  à 
recevoir  les  demandes  et  les  réponses. 

Il  y  a  eu,  en  1908,  aux  Etats-Unis,  environ  14  000  de  ces 
réunions  et  elles  ont  compté  plus  de   deux  millions  de  pré- 


LE    RELÈVEMENT    DE    l'iNDUSTRIE    RURALE.  175 

sences.  Dans  leur  ardeur  propagandiste,  les  Américains,  afin 
de  multiplier  ces  conférences,  n'ont  rien  trouvé  de  plus  ingé- 
nieux que  d'organiser  des  trains  spéciaux  comprenant  un  wagon 
auditoire  et  un  autre  wagon  muni  des  collections  nécessaires 
aux  explications  théoriques.  «  Ces  trains,  rapporte  M.  de  Vuyst, 
font  halte  aux  stations  principales  de  la  ligne.  Les  cultivateurs 
sont  avertis  du  jour  et  de  l'heure  de  l'arrivée  des  trains  et  la 
conférence  commence  immédiatement;  la  séance  terminée,  le 
train  s'ébranle,  repart,  pour  s'arrêter  à  la  station  suivante  où 
la  leçon  recommence.  » 

Aux  Etats-Unis,  les  fermes  sont  parfois  éloignées  l'une  de 
l'autre  et  sans  moyen  de  communication  avec  le  chemin  de  fer  ; 
dans  ce  cas,  les  tenanciers  ne  peuvent  pas  profiter  des  cours  qu'on 
leur  fait  pendant  l'arrêt  du  train.  Ils  y  suppléent  par  la  lec- 
ture et  l'étude  à  domicile  de  cours  par  correspondance  et  à 
l'aide  de  leçons  imprimées,  qui  sont  généralement  très  bi«n 
faites.  A  une  date  fixée  longtemps  à  l'avance,  on  se  réunit  chez 
un  fermier,  qui  donne  lecture  des  papiers  reçus  à  des  cama- 
rades assis  autour  de  lui.  Cette  lecture  est  coupée  de  questions 
et  de  réponses,  de  discussions  générales  et  partielles;  la  ma- 
nière de  voir  des  auditeurs,  exprimée  par  écrit,  est  aussitôt 
envoyée  aux  directeurs  des  cours,  et  ces  bonnes  et  utiles  leçons 
se  complètent  presque  toutes  au  moyen  de  gravures  en  couleur 
contenant  une  foule  de  renseignemens  pratiques,  éditées  pour 
fermiers  comme  pour  fermières. 

Des  institutions  similaires,  dont  l'utilité  a  bientôt  été  dé- 
montrée, se  sont  rapidement  propagées  en  Belgique,  où  exis- 
taient, au  31  décembre  1907,  vingt-sept  cercles  féminins  grou- 
pant une  totalité  de  2  000  membres.  Depuis  cette  époque,  le 
mouvement  s'est  encore  accentué  et  le  bilan  de  1908  annonçait 
4  466  membres  inscrits,  qui  ont  tenu  83  réunions  et  fait 
129  conférences  auxquelles  ont  assisté  8  532  membres. 

L'objection  ayant  été  soulevée  qu-e  le  nom  de  Cercles  de 
Fermières  resserrait  la  société  en  de  trop  étroites  limites,  on  lui 
a  substitué  le  terme  plus  large  de  Cercles  de  Ménagères  rurales. 
Les  écoles  ambulantes,  qui  inspirèrent  celles  de  la  Lozère,  ren- 
dent de  précieux  services  à  ces  cercles  qu'elles  alimentent  et 
dont  elles  entretiennent  l'activité. 

Dans  ces  associations,  les  femmes  d'action  jouent  un  rôle 
prépondérant  :  elles  figurent  au  bureau,  veillent  au  développe- 


176  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ment  du  groupe,  font  une  causerie  sur  un  sujet  où  leur  com- 
pétence est  reconnue.  On  provoque  des  réunions  pour  y  étudier 
des  questions  simples,  à  la  portée  des  femmes  de  la  campagne 
et  aussi  des  mères  de  famille.  Celles-ci  apprennent  la  manière 
de  nourrir  leurs  poules  en  hiver,  d'organiser  l'étable  et,  quelques 
minutes  plus  tard,  un  prêtre  leur  donne  des  conseils  précis  pour 
l'éducation  de  leurs  enfans  ou  le  maintien  de  la  paix  dans  leur 
ménage.  L'annonce  de  ce  dernier  sujet  peut  provoquer  des  sou- 
rires; il  est  néanmoins  d'une  grande  importance  pour  le  bonheur 
des  familles,  ailleurs  encore  qu'aux  cercles  de  ménagères  ru- 
rales. Les  réunions  ont  lieu  au  plus  trois  ou  quatre  fois  l'an, 
car  on  juge  inutile  d'arracher  trop  souvent  la  femme  à  son  foyer, 
même  pour  des  raisons  qui  paraissent  justes  et  bonnes. 

En  Allemagne,  il  existe  dans  presque  toutes  les  provinces 
des  écoles  pour  l'enseignement  des  travaux  du  ménage  et  de 
l'agriculture  :  fermes-écoles  ou  écoles  ménagères  qui  com- 
portent une  exploitation  considérable  où  l'on  apprend  tout  ce 
qui  touche  au  rôle  de  la  femme  d'un  agriculteur. 

L'Angleterre  a  des  écoles  de  femmes  pour  l'industrie  laitière 
et  pour  l'horticulture.  Le  «  Swanlay  horticultural  Collège  »  et 
le  collège  d'agriculture  de  lady  Warvvick  Studley  sont  parti- 
culièrement réputés. 

En  Russie,  la  Ligue  en  faveur  de  l'enseignement  agricole 
féminin  a  fondé  un  Institut  supérieur  d'agriculture.  En  Suisse, 
une  Fédération  composée  de  8  000  membres  a  créé  un  certain 
nombre  d'établissemens  modèles. 

Nous  n'avons  malheureusement,  en  France,  encore  rien 
tenté  sérieusement  dans  cet  ordre  d'idées,  et  cependant  les  avan- 
tages qui  en  découleraient  n'ont  pas  même  besoin  d'être  lon- 
guement exposés,  tant  ils  sont  évidens.  11  serait  à  souhaiter  que 
les  ligues  ou  les  sociétés  d'ordre  divers  qui  inscrivent  à  leur 
programme  le  relèvement  de  l'agriculture,  prenant  l'initiative 
d'institutions  analogues  à  celle  de  Belgique,  se  missent  résolu- 
ment à  l'œuvre  pour  les  établir,  les  soutenir,  les  propager. 

Seuls  ont  été  établis,  jusqu'ici,  des  syndicats  ou  associations 
de  producteurs  pour  la  vente  en  commun  des  laitages,  du  beurre, 
des  fruits,  etc.  L'éloge  des  services  qu'ils  rendent  n'est  plus  à 
faire  :  non  seulement,  par  leur  association  les  cultivateurs  arri- 
vent à  diminuer  les  frais  communs,  à  économiser  les  matières 
premièras  et  le  temps,  mais  encore,  on  peut  affirmer  que  c'est 


LE    RELÈVEMENT   DE    l'iNDUSTRIE    RURALE.  177 

seulement  grâce  à  des  associations  de  ce  genre  que  les  agri- 
culteurs ou  les  maraîchers  peuvent  assurer  l'écoulement  régu- 
lier de  leurs  produits  et  obtenir  la  clientèle  de  l'étranger.  C'est 
grâce  à  ses  4  à  500  sociétés  coopératives  si  bien  comprises,  que 
le  Danemark,  devenu  un  de  nos  concurrens  les  plus  redoutables, 
quoique  infiniment  moins  favorisé  que  nous  sous  le  rapport  du 
climat,  vend  à  l'Angleterre  pour  400  millions  de  francs  de  pro- 
duits agricoles  :  beurre,  œufs,  viandes.  Par  le  même  moyen, 
l'Italie  est  arrivée  à  approvisionner  le  marché  de  Berlin.  La 
Suisse  même,  dans  plusieurs  localités,  voit  la  nécessité  de 
fonder  des  syndicats  d'agriculteurs  po^r  la  vente  du  lait,  des 
fromages,  etc. 

Chez  nous,  les  associations  de  ce  genre  existent  déjà  en  nombre 
respectable.  Une  enquête  faite  par  le  ministère  de  l'Agriculture, 
en  1902,  nous  apprend  qu'il  y  avait,  à  celte  époque,  en  France, 
deux  mille  établissemens  produisant  industriellement  du  beurre 
frais,  dont  661  organisés  en  sociétés  coopératives  et  1  339  appar- 
tenant à  des  particuliers.  Leur  production  annuelle  est  estimée 
à  62  millions  de  francs.  Si  l'on  tient  compte  de  la  consomma- 
tion annuelle  de  beurre  puur  toute  la  France,  évaluée  à  300  mil- 
lions de  francs,  on  voit  facilement  tout  ce  qu'il  y  aurait  à  faire 
encore  de  ce  côté.  En  ce  qui  concerne  les  produits  maraî- 
chers, le  syndicat  professionnel  de  Nantes,  société  fondée  au 
capital  de  15  000  francs,  fait  d'importantes  expéditions  en  Angle- 
terre ;  le  syndicat  des  producteurs  jardiniers  d'Hyères  expédie 
à  Paris  et  dans  les  grandes  villes  des  primeurs,  des  légumes  et 
des  fleurs;  celui  de  Lauris  s'occupe  particulièrement  de  la 
vente  des  asperges.  A  Menton,  le  syndicat  vend  annuellement, 
des  citrons  pour  plus  de  2  millions  de  francs;  à  Plougastel,  il 
expédie  cinq  fois  par  an  en  Angleterre  des  bateaux  chargés  de 
fraises,  etc. 

Enfin,  le  Syndicat  central  "des  Agriculteurs  de  France  a 
installé  au  marché  de  la  Villette  un  service  spécial  de  vente 
pour  le  bétail  et  aux  Halles  un  service  de  vente  pour  les  produits 
de  toute  nature;  et  l'Union  Agricole  de  France,  société  au  capi- 
tal de  1  100  000  francs,  vend  à  la  commission  les  produits  que 
lui  adressent  les  syndicats  de  vente  ou  même  les  agriculteurs 
isolés,  auxquels  elle  accorde  une  participation  de  20  pour  100 
sur  les  bénéfices  des  ventes  effectuées. 

TOME  II.  —  19H.  12    • 


178  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 


III 


Les  variations  de  climats,  les  différences  d'altitude,  la  na- 
ture des  terrains  et  d'autres  causes  encore  font  que  toutes  les 
régions  ne  sont  pas  également  fertiles,  et  s'il  en  est  où  le  travail 
de  la  terre  suffit  à  assurer  l'existence  de  celui  qui  la  cultive,  à 
condition  qu'il  lui  consacre  la  totalité  ou  la  plus  grande  partie  de 
son  temps,  il  est  au  contraire  des  campagnes  où  le  sol  ingrat  ne 
produit  pas  de  fruits  en  quantité  suffisante  pour  «  nourrir  ses 
gens.  »  Il  devient  alors  nécessaire  d'introduire  une  industrie 
qui,  permettant  aux  paysans  de  vivre  chez  eux,  leur  épargnera 
la  tentation  d'émigrer  vers  les  villes.  Cependant,  créer  une  in- 
dustrie nouvelle,  sans  l'adapter  aux  besoins,  aux  ressources  du 
pays,  serait  une  tentative  sinon  dangereuse,  tout  au  moins 
risquée  et  précaire,  parce  qu'il  est  impossible  de  prévoir  si  les 
débouchés  futurs  s'accorderont  avec  une  production  encore 
incertaine.  Il  est  donc  préférable  de  rechercher  les  industries 
anciennes,  les  industries  locales,  de  les  rénover  en  quelque 
sorte  et  de  les  adapter  au  goût  du  jour,  à  l'aide  des  progrès 
mêmes  de  la  science  moderne.  Si  la  vapeur  a  centralisé  la 
force,  l'électricité  permet  de  la  décentraliser  et  de  la  distribuer 
à  domicile  par  un  fil  à  de  petits  moteurs  domestiques  qui 
donnent  du  travail  non  seulement  au  père,  mais  encore  à  la 
femme,  à  la  fille,  devenant  ainsi  les  collaboratrices  du  chef  de 
famille,  puisque  la  conduite  des  métiers  mécaniques  exige  plutôt 
de  l'adresse  et  de  la  surveillance  qu'un  déploiement  de  force 
musculaire.  Grâce  à  la  '<  houille  blanche  »  et  à  la  «  houille 
verte,  »  il  devient  possible  d'obtenir  cette  force  à  très  bas  prix, 
de  l'amener  dans  les  hameaux  les  plus  reculés  et  de  l'appliquer 
à  l'exercice  d'une  foule  de  petits  métiers. 

Une  des  industries  les  plus  tombées  et  cependant  des  plus 
utiles  et  intéressantes  à  rénover,  c'est  le  tissage  qui  remplit  le 
double  but  d'utiliser  sur  place  les  matières  premières  fournies 
par  une  exploitation  agricole  et  de  fournir  des  objets  de  pre- 
mière utilité  dont  la  surproduction  n'est  guère  à  craindre. 
Autrefois,  les  jeunes  filles  s'occupaient  à  filer  le  linge  destiné 
à  leur  trousseau,  elles  s'enorgueillissaient  de  contribuer  ainsi  à 
remplir  la  vieille  armoire  de  famille   des  pièces  tissées  par  le 


LE    RELÈVEMENT   DE    l'l\DUSTRIE    RURALE.  479 

tisserand  du  village;  mais  le  machinisme  a  tué  l'industrie  sous 
sa  forme  familiale  et  le  tisserand  lui-même  laisse  dormir  son 
métier  et  tomber  sa  navette  alors  que  les  moteurs  électriques 
permettraient  de  rajeunir  son  genre  de  fabrication.  L'enquête 
du  Musée  social  dont  nous  parlions  plus  haut  a  démontré  le 
parti  que  le  commerce  français  peut  tirer  de  ce  mouvement  à 
créer. 

Arrêtons-nous  un  instant  pour  étudier  la  valeur  exacte  et 
aussi  le  prix  de  revient  de  ces  produits  que  nous  classerons  en 
trois  catégories  :  les  toiles  de  fil  de  chanvre  pur  et  les  tissus  de 
fit  et  coton  ;  les  étoffes  de  fil  de  chanvre  et  de  laine  ;  les  tissus 
de  laine  pure,  serge,  draps  foulés,  etc. 

C'est  d'ordinaire  après  la  Toussaint  qu'apparaissent  sur  les 
marchés  de  Clermont  et  de  Pontgibaud  les  premiers  fils  de 
chanvre.  Il  y  a  peu  d'années  encore,  l'on  trouvait  des  plants  de 
ce  produit  dans  presque  tous  les  champs  d'Auvergne.  Chacun, 
ayant  besoin  de  toile  pour  son  usage  personnel,  cultivait  natu- 
rellement la  plante  qui  devait  lui  en  donner  le  fil;  mais, au  fur 
et  à  mesure  que  les  métiers  se  sont  démontés,  la  culture  du 
végétal  s'est  restreinte  et  il  n'y  a  plus  aujourd'hui  dans  cette 
région  que  les  plaines  de  la  Limagne  qui  le  cultivent  encore  sur 
de  grandes  étendues.  La  culture  du  lin  devient  également  plus 
rare  et  l'on  pourrait  presque  dire  qu'elle  disparaît;  néanmoins, 
en  cherchant  opiniâtrement  dans  la  commune  de  Perpezat,  au 
milieu  de  la  jolie  vallée  de  la  Sioule,  on  en  découvre  encore 
un  certain  nombre  de  plants. 

Pour  le  tissage,  on  peut  se  servir  de  fil  de  chanvre  brut  ou 
de  fil  tissé  à  la  mécanique  :  ce  dernier  coûte  1  fr.  50,  et  comme 
une  livre  de  fil  donne  en  moyenne  1  mètre  de  toile,  variant 
entre  4  mètre  et  4", 10  de  large,  on  peut  dire  qu'il  faut  une  livre 
de  fil  par  mètre  carré  de  toile.  Le  prix  de  façon  pour  la  toile 
courante  étant  de  73  centimes  à  4  franc  le  mètre,  le  prix  de 
revient  du  mètre  carré  sera  de  2  fr.  2o.  Mais  comme  c'est  l'aspect, 
le  granité  qui  donne  à  cette  vieille  et  intéressante  industrie  toute 
sa  valeur  et  non  seulement  le  tissage  à  la  main,  mais  encore  lai 
préparation  du  fil  à  l'aide  du  fuseau,  il  convient  de  rechercher 
le  coût  de  ce  fil. 

Supprimons  la  description  des  travaux  préparatoires  :  immer- 
sion pour  le  rouissage,  décortiquage,  etc.,  que  doit  subir  la 
plante  une  fois  arrachée  avant  de  parvenir  à  l'état  voulu  pour 


180  REVUE   DES    DEUX    MONDES. 

être  livrée  à  la  fileuse,  c'est-à-dire  telle  qu'on  l'apporte  sur  le 
marché  où  son  prix  d'achat  est  de  90  centimes  à  1  franc  la 
livre.  Ajoutons-y  la  main-d'œuvre  de  la  fileuse  (suivant  son 
habileté  ou  la  grosseur  du  fil,  elle  demandera  50,  60  et  75  cen- 
times), le  prix  moyen  de  60,  lequel  ajouté  au  prix  d'achat  donne 
1  fr.  60,  en  plus  le  blanchissage  compté  généralement  à  0  fr.  15, 
soit  un  total  de  1  fr.  75  par  livre  de  fil.  Il  reste  donc  un  écart 
de  25  centimes  entre  le  revient  des  deux  prix  obtenus  l'un  par 
la  mécanique  et  l'autre  par  les  fuseaux. 

Le  blanchiment  de  ces  fils  se  fait  au  moven  d'un  lessif  sem- 
blable  à  celui  que  l'on  prépare  pour  le  linge  ordinaire,  c'est-à- 
dire  avec  la  cendre  de  bois  que  l'on  fait  bouillir  et  que  l'on 
reverse  ensuite  successivement  un  certain  nombre  de  fois  sur 
le  cuvier,  au  fur  et  à  mesure  que  le  liquide  s'écoule  et  tombe 
dans  le  récipient  placé  au-dessous.  S'agit-il  du  fil?  Le  transva- 
sement doit  se  renouveler  douze  fois,  et  il  est  important  d'ajouter 
à  cette  décoction  de  cendres  une  petite  quantité  de  chaux.  C'est 
le  meilleur  moyen  de  faire  disparaître  la  couleur  grise  du  pro- 
duit. 

L'opération,  sans  être  compliquée,  se  fait  néanmoins  assez 
laborieusement  et  si  certaines  ménagères  s'y  astreignent  encore, 
c'est  moins  pour  l'aspect  de  leur  toile  et  de  l'emploi  du  fil  filé  à 
la  main  ou  à  la  machine,  que  pour  sa  solidité,  bien  compro- 
mise par  l'action  d'un  produit  chimique. 

Il  s'agit  maintenant  de  dévider  le  fil  livré  par  la  fileuse  en 
éche veaux  énormes  et  de  le  mettre  en  autant  de  pelotes  que  la 
toile  à  tisser  devra  contenir  de  fils  dans  sa  trame,  c'est-à-dire 
dans  le  sens  de  sa  largeur.  Or,  un  tissu  de  moyenne  grosseur  et 
de  1  mètre  de  large  contient  environ  1  800  fils.  C'est  donc  en 
1800  pelotes  qu'il  s'agit  de  répartir  le  nombre  d'écheveaux 
existans.  Le  prix  de  ce  travail  est  généralement  compté  10  cen- 
times par  livre,  ce  qui  donne  un  total  de  1  fr.  80  de  fil  par 
mètre  carré  de  toile. 

Le  fil,  ainsi  peloté,  est  placé  dans  des  sacs  et  porté  chez  le 
tisserand,  qui  indique  alors  la  quantité  de  graisse  et  de  farine 
qu'il  exige  par  mètre  de  tissu.  L'usage  veut,  tout  au  moins  dans 
le  Puy-de-Dôme,  que  l'on  nourrisse  le  tisserand  le  jour  où  il 
vient  chercher  le  travail  et  le  jour  où  il  le  rapporte.  Le  prix 
demandé  étant  de  75  centimes  par  mètre,  le  prix  de  revient  de 
ce  deuxième  produit  est  de  2  fr.  55  ou  2  fr.  60  au  lieu  de  2  fr.  25 


LE    RELÈVEMENT   DE    l'iNDUSTRIE    RURALE.  181 

par  mètre  carré  :  la  majoration  provient  de  l'écart  du  prix 
entre  les  deux  fils.  Il  va  sans  dire  que  le  nombre  des  iils  varie 
suivant  la  largeur  et  la  finesse  du  tissu  et  que,  pour  l'ouvrier 
tisseur,  la  partie  la  plus  compliquée  du  travail  consiste  dans  l'at- 
tache longue  et  minutieuse  de  ces  flls  sur  le  métier.  Le  jeu  de 
la  navette  n'est  rien  et,  une  fois  les  fils  tendus,  le  lissage  d'une 
pièce,  dont  la  longueur  habituelle  est  de  10  mètres,  ne  demande 
guère  que  deux  ou  trois  jours  d'exécution  (1).  De  sorte  que,  si 
au  lieu  de  faire  des  pièces  d'un  métrage  restreint,  suffisant  aux 
petits  besoins  de  son  genre  de  clientèle,  le  tisserand  avait  à 
exécuter  de  plus  grandes  longueurs,  son  travail  serait  relative- 
ment diminué  et  il  pourrait  réduire  ses  prix,  déjà  minimes,  vu 
la  qualité  solide  et  durable  de  ses  produits. 

Les  toiles  de  chanvre  décrites  ci-dessus  sont  épaisses,  quelque 
peu  rugueuses,  ce  qui  en  rend  l'emploi  comme  draps  de  lit  ou 
linge  de  corps  forcément  restreint;  mais  on  peut  l'utiliser  autre- 
ment, par  exemple  pour  certains  travaux  d'art  soit  au  pinceau, 
soit  à  l'aiguille,  dont  la  condition  première  est  une  grande  soli- 
dité. On  vend  à  Paris,  au  prix  de  5  et  6  francs  le  mètre,  des 
toiles  russes  ou  norvégiennes,  tissus  de  fils  de  couleurs  rayés, 
dont  la  mode  s'est  fort  engouée  ces  derniers  temps.  Ne  pourrions- 
nous  demander  à  notre  industrie  nationale  ces  mêmes  rayures, 
ces  mêmes  tissus  ? 

Mais  les  toiles  de  chanvre  ne  sont  pas.  les  seules  que  nous 
donne  le  tissage  au  métier.  Il  y  a  de  vieux  tissus  de  fil  et  de 
laine  dont  la  solidité  défie  les  siècles  et  dont  l'aspect  trahit  le 
sillage  de  la  navette  :  ces  produits  d'un  coloris  si  original  pour- 
raient servir  à  l'ameublement,  c'est-à-dire  au  recouvrage  des 
divans  et  des  fauteuils,  on  pourrait  en  faire  des  tentures,  des 
rideaux;  les  prix  ne  dépasseraient  aucunement  ceux  de  l'impor- 
tation étrangère.  Indépendamment  de  ces  prix,  nous  pourrions 
parler  de  ceux  des  tissus  de  laine  comprenant  les  serges  et  les 
draps  foulés.  En  favoriser  la  fabrication,  c'est  en  même  temps 
encourager  l'élevage  du  mouton. 

Il  y  a  généralement  entre  le  prix  d'achat  de  la  laine  blanche 
et  celui  de  la  laine  grise,  noire  ou  brune,  un  écart  de  13  à 
20  centimes  par  livre  en  faveur  de  cette  dernière.  N'ayant  pas 
à  passer  par  les  mains  du  teinturier,  elle  sera  plus  avantageuse 

(1)  Enquête  du  Musée  social. 


182 


BEVUE    DES    DEUX   MONDES. 


comme  prix  et  comme  solidité.  Le  prix  de  la  laine  blanche 
brute,  c'est-à-dire  telle  qu'elle  tombe  de  la  toison,  varie  entre 
50  et  60  centimes  la  livre  suivant  sa  longueur  et  sa  finesse; 
mais  comme,  au  lavage  et  au  carpinage,  elle  perd  générale- 
ment la  moitié  de  son  poids,  deux  livres  n'en  donnent  qu'une, 
ce  qui  porte  à  1  fr.  20  son  prix  lorsqu'elle  est  nette  et  prête  à 
carder. 

A  la  rigueur,  on  pourrait  la  filer  sans  lui  faire  subir  la  ma- 
cération du  cardage;  mais,  étant  donné  le  perfectionnement  des 
carderies  actuelles  qui  donnent  à  la  fileuse  une  laine  soigneu- 
sement divisée  en  petits  tubes  minces  et  réguliers  qu'il  ne  s'agit 
plus  que  de  tordre  à  l'aide  du  fuseau,  il  y  a  évidemment  avantage 
pour  les  fileuses  à  payer  le  prix  mfnime  de  45  centimes  par 
livre,  exigé  pour  cette  opération  préparatoire.  Ces  15  centimes 
ajoutés  à  la  somme  de  1  franc  ou  1  fr.  20  représentant  le  prix 
d'achat,  donnent  une  moyenne  de  1  fr.  23  la  livre,  à  laquelle  il 
faut  ajouter  la  main-d'œuvre  de  l'ouvrière.  Bien  que  le  filage  de 
la  laine  soit  plus  difficile  que  celui  du  chanvre,  son  prix  de 
façon  est  généralement  le  même,  soit  60  ou  75  centimes,  selon  la 
grosseur  du  fil.  Le  prix  de  2  francs  sera  donc  le  prix  moyen  de 
la  laine  blanche;  celui  de  la  laine  de  couleur  est  plus  élevé  de 
30  ou  40  centimes,  parce  qu'elle  passe  entre  les  mains  du  tein- 
turier, majorant  de  70  centimes  la  livre  de  laines  teintes  en 
bleu,  rouge  ou  vert.  Remarquons,  en  passant,  que  la  laine 
ayant  passé  par  les  machines  modernes  perd  une  quantité 
considérable  de  son  épaisseur,  par  conséquent  de  son  calo- 
rique (1). 

Si  l'on  veut  se  rendre  compte,  dans  l'une  ou  l'autre  région, 
de  l'importance  de  la  clientèle  du  teinturier,  ainsi  que  de  la 
quantité  d'ouvrage  qu'il  reçoit  du  tisserand  ou  des  ménagères,' 
il  suffit  de  se  rendre  chez  lui  un  jour  do  foire,  c'est-à-dire  le 
jour  oîi  s'opère  l'échange  du  travail  à  faire  contre  celui  qui  est 
déjà  exécuté.  Il  y  a  là,  en  même  temps  qu'une  sorte  d'étiage, 
un  contrôle  et  une  documentation  vivante,  car  le  teinturier 
cumule,  en  général,  des  industries  diverses.  A  côté  de  ses  cuves 
en  ébuUition,  il  fait  mouvoir  les  cylindres  perfectionnés  de  sa 
Garderie,  en  attendant  l'adjonction  de  la  fileuse  mécanique  qu'il 
convoite  déjà. 

(1)  Enquête  du  Musée  social. 


LE    RELÈVEMENT    DE    l'iNDUSTRIE    RURALE.  183 

Cette  constatation  est  d'une  extrême  importance,  car  elle 
démontre  qu'à  côté  des  symptômes  de  mort  germent  des  espoirs 
de  vie  qui  peuvent  encore  être  ranimés  et  utilisés.  Tandis  qu'on 
peut  prévoir  à  brève  échéance  la  disparition  totale  du  métier 
de  tisserand,  faute  d'ouvriers  nouveaux  pour  le  continuer,  on 
voit  se  perfectionner  et  se  multiplier  des  moyens  susceptibles 
de  l'alimenter.  C'est  ainsi  qu'en  face  des  vieux  rouleaux  car- 
deurs,  vermoulus  et  branlans,  mais  néanmoins  toujours  en 
activité,  on  peut  en  certains  endroits  voir  s'installer  des  cy- 
lindres perfectionnés,  près  desquels  se  dresse  une  mécanique  à 
filer  la  laine. 

Les  femmes  de  la  campagne  seules  bénéficient,  pour  l'ins- 
tant, de  ce  tissage  et  leur  clientèle  ne  suffit  pas  à  empêcher  la 
disparition  de  l'ouvrier  du  métier,  du  tisserand.  D'ailleurs,  de 
plus  en  plus  pénétrées  des  idées  modernes  de  vie  facile  et  du 
goût  du  faux  luxe,  les  nouvelles  générations  paysannes,  elles- 
mêmes,  dédaignent  les  solides  étoffes  tissées  au  village  pour 
l'étoffe  de  pacotille  qu'elles  trouvent  à  bon  compte  dans  les 
foires,  les  marchés  et  les  boutiques. 

Ce  n'est  guère  qu'en  Vendée  et  en  Bretagne,  où  se  conservent 
encore  les  anciennes  traditions,  que  Ton  prend  la  peine  de  filer 
soi-même  ses  vètemens.  Il  y  a  quelque  trente  ou  quarante  ans, 
—  on  filait  beaucoup  en  ce  temps-là,  —  les  présens  de  noce  de 
la  jeune  épousée  consistaient  en  fil  de  chanvre.  Elle  en  rece^ 
vait  de  ses  parens,  de  ses  amis.  On  roulait  le  chanvre  autour 
d'une  quenouille  monstre  qui  en  contenait  parfois  plus  de 
200  livres.  Lu  veille  du  grand  jour,  la  quenouillée  attachée  de 
rubans  de  toutes  les  couleurs,  ornée  de  fleurs,  était  montée  en 
grande  pompe  sur  un  char  attelé  de  plusieurs  chevaux  égale- 
ment décorés  de  fleurs  et  de  rubans  :  jeunes  filles,  jeunes  gars, 
processionnellement  et  en  chantant,  accompagnaient  le  présent 
que  l'on  conduisait  dans  la  maison  de  la  nouvelle  mariée.  Inu- 
tile d'ajouter  que  la  soirée  se  terminait  par  des  danses  et  des 
festins.  Maintenant,  en  Bretagne  comme  ailleurs,  la  femme 
s'est  laissé  tenter  par  des  étoffes  d'aspect  plus  brillant,  mais  de 
qualité  très  inférieure  ;  cependant  elle  n'ignore  pas  que  pour 
avoir  des  draps  de  lit  ou  des  jupons  de  longue  durée,  des 
culottes  ou  des  vestes  résistantes  pour  ses  hommes,  elle  devra 
en  fabriquer  elle-même  Ip  tissu. 

Autrefois,  chaque  village  possédait  son   tisserand,  aujour- 


184  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

d'hiii  un  seul  suffit  pour  plusieurs  hameaux.  Encore  a-t-il  de 
grands  loisirs,  car  il  laisse  dormir  son  métier,  tomber  sa  navette 
et  ne  fait  absolument  rien  pour  attirer  ou  provoquer  la  clien- 
tèle. A  part  quelque  rare  paysanne  venant  de  la  partie  la  plus 
reculée  de  la  montagne  lui  apporter  son  fil  ou  sa  laine  à  tisser, 
il  ne  voit  personne  dans  son  échoppe  et  passe  son  temps  dans 
une  stoïque  immobilité.  Comme  il  ne  forme  ni  apprentis,  ni 
élèves,  ni  continuateurs,  le  tissage  à  la  main  risque  de  mourir 
avec  lui. 

Devons-nous  laisser  périr  cette  industrie? 

En  Irlande,  il  y  a  peu  d'années,  une  crise  pareille  à  celle 
de  l'Auvergne  s'était  fait  sentir  avec  plus  d'acuité  encore;  les 
femmes  devinrent  les  propagandistes  de  la  rénovation  du  tissage. 
Elles  procurèrent  les  matières  premières,  firent  carder,  peigner, 
tisser,  teindre  la  laine,  fournirent  les  indications  nécessaires 
à  la  production  des  molletons,  des  tweeds,  des  serges,  homes- 
pun  et  de  ces  divers  tissus  souples,  d'aspect  rugueux  et  chaud, 
aux  dispositions  variées  que  les  tailleurs  de  Londres  et  de  Paris 
transforment  en  costumes  de  style  impeccable  et  en  vêtemens 
de  sport  pratiques  et  commodes.  La  mode  étant  d'essence 
féminine,  il  serait  facile  aux  Françaises  de  bonne  volonté,  non 
pas  d'imposer,  mais  de  propager  parmi  les  femmes  du  monde 
de  faire  adopter  par  les  couturiers  en  renom,  l'emploi  de  ces 
draps  foulés,  de  ces  droguets,  de  ces  limousines  modernisées 
selon  le  goût  du  jour,  car  les  serges,  les  homespun  se  peuvent 
fabriquer  chez  nous  tout  aussi  bien  qu'ailleurs.  Leur  influence 
toute-puissante  ranimerait  comme  avec  une  baguette  magique 
les  métiers  immobiles  qui,  dirigés  avec  goût  et  intelligence, 
dispenseraient  autour  d'eux  la  prospérité. 

Dans  les  contrées  montagneuses  et  forestières,  l'industrie  du 
bois,  plus  ou  moins  travaillé,  devrait  être  sérieusement  déve- 
loppée. Qu'il  s'agisse  de  bois  sculptés,  tournés  ou  plus  simple- 
ment travaillés,  d'objets  destinés  à  être  recouverts  par  des 
ctains  ou  décorés  par  la  pyrogravure,  cette  industrie,  plus  ou 
moins  florissante,  périclite  faute  d'initiative. 

L'Italie  nous  envoie  des  étagères,  des  tabourets,  des  armoires 
légères  et  pliantes,  objets  dont  nous  pourrions  nous  inspirer 
pour  favoriser  le  travail  du  bois  dans  les  régions  où  les  ma- 
tières premières  existent  en  abondance,  telles  les  Vosges,  le 
Jura,  la  Savoie  et  bien  d'autres  encore. 


LE    RELÈVEMENT    DE    l'iNDUSTRIE    RURALE.  185 

La  Russie,  la  Suède,  TAllemagne  nous  inondent  d'objets 
multiples  moins  volumineux,  boîtes,  sébiles,  poupées,  jouets, 
coupe-papier,  etc.,  etc.,  qui  coûtent  excessivement  bon  marcbé 
et  une  loi  de  protectionnisme,  récemment  votée  par  la  Chambre, 
nous  a  appris  que  des  meubles  nous  sont  fournis  par  la  Belgique 
et  que  leur  chiffre  d'importation  atteint  annuellement  plusieurs 
centaines  de  mille  francs.  Mais  cela,  c'est  de  la  grande  industrie 
et  nous  ne  nous  occupons  ici  que  de  la  petite. 

Jadis,  en  Anjou,  les  jouets  d'enfans,  au  lieu  d'être  achetés  à 
bon  marché  dans  les  bazars,  étaient  l'œuvre  des  parens  ou  des 
enfans  eux-mêmes.  Il  est  probable  que  cette  industrie  familiale 
et  traditionnelle  subsiste  encore  dans  certaines  campagnes  de 
Maine-et-Loire  comme  dans  plusieurs  communes  d'Ille-et- 
Vilaine,  car  on  est  arrivé  à  réunir  dans  cette  région,  pour  le 
Musée  du  Trocadéro,  une  centaine  d'instrumens  de  musique,  de 
joujoux,  de  personnages  en  bois.  Il  serait  facile  d'orienter  la 
fabrication  ou  plutôt  le  travail  du  bois,  dans  un  sens  moderne. 
Le  concours  des  jouets,  organisé  par  M.  Lépine,  a  donné  de 
fort  beaux  résultats;  il  devrait  stimuler  le  zèle  de  nos  petits 
fabricans  et  les  engager  à  persévérer  dans  cette  lutte  contre  la 
concurrence  étrangère,  dont  nous  pouvons  sortir  vainqueurs. 
Si  nous  n'arrivons  pas  à  faire  bon  marché,  nous  devons  fournir 
des  objets  bien  faits,  ayant  un  caractère  artistique  très  marqué; 
c'est  là  notre  supériorité. 

Arrivons  maintenant  aux  industries  féminines  qui  atteignent, 
en  France,  un  chiffre  considérable.  Toute  femme  sait  plus  ou 
moins  bien  coudre.  Le  jour  où  elle  a  besoin  de  gagner  sa  vie 
ou  même  de  chercher  un  salaire  d'appoint,  elle  songe  aussitôt 
à  utiliser  son  aiguille  et  se  met  à  faire  de  la  lingerie;  aussi 
cette  industrie  est-elle  plus  qu'aucune  autre  encombrée  :  les 
demandes  de  travail  dépassent  considérablement  les  offres,  ce 
qui  amène  une  surproduction  et  par  suite  une  baisse  de  prix 
qualifiée,  non  sans  raison,  de  «  salaires  de  famine,  w 

D'après  l'enquête  de  l'Office  du  Travail,  la  lingerie,  à  elle 
seule,  occupe  60  000  femmes,  mais,  il  faut  bien  le  dire,  la  loi 
sur  les  Congrégations  lui  a  porté  un  coup  terrible  dont  elle 
aura  peine  à  se  relever.  La  fermeture  des  couvens  a  eu  pour 
résultat  de  détruire  un  certain  nombre  des  meilleurs  centres  de 
travaux  à  la  main.  Les  congrégations  dispersées  se  sont  établies 
à  l'étranger  et  développent  dans  les  pays  voisins  et  même  dans 


186 


REVUE  DES   DEUX   MONDES. 


le  Nouveau-Monde,  —  autrefois  nos  cliens,  —  le  travail  de  la 
lingerie  fine  dont  nous  avions  jusqu'ici  le  monopole;  du  même 
coup  nos  débouchés  sont  diminués  et  aussi  nos  chances  d'expor* 
tâtion.  ' 

La  lingerie  a  encore  subi,  dans  une  large  mesure,  les  consé- 
quences et  le  contre-coup  du  protectionnisme  :  l'exportation  en 
Belgique  est  réduite  de  trois  quarts  ;  le  marché  espagnol  est 
fermé;  celui  d'Angleterre  encore  ouvert,  mais  menacé.  L'Alle- 
tnagne  et  l'Amérique  importent  des  articles  élégans,  mais  fabri- 
qués mécaniquement;  l'Amérique  du  Sud  se  ferme  de  plus  eii 
plus.  D'autre  part,  sur  les  marchés  ouverts,  on  commence  à 
sentir  la  concurrence  de  l'Autriche  pour  les  blouses  et  le  linge 
brodé. 

La  dentelle  et  la  passementerie  ont  toujours  été  les  travaux 
préférés  des  femmes,  qui  leur  sacrifient  volontiers  le  tricot.  En 
1900,  la  dentelle  seule  occupait  environ  93  000  ouvrières,  répar- 
ties dans  divers  départemens.  Environ  13  000  se  concentrent  aux 
environs  de  Nancy,  12  000  dans  la  Haute-Saône  et  aux  environs 
de  Luxeuil.  On  en  retrouve  encore  en  Normandie,  en  Bretagne, 
dans  les  Alpes,  la  Lozère,  alors  que  la  passementerie  se  cen- 
tralise en  autant  de  foyers  distincts  difficiles  à  dénombrer  autour 
de  Lyon,  de  Paris  et  dans  l'Oise. 

Ces  dernières  années,  de  grandes  commandes  venues  d'Amé- 
rique alimentaient  la  plupart  des  centres  dentelliers;  mais,  par 
suite  du  krach,  puis  de  l'émigration  de  dentellières  dans  le  Nou- 
veau-Monde, les  commandes  données  à  l'Europe  tendent  à 
devenir  plus  rares,  l'écoulement  des  produits  devient  moins 
facile  et  il  est  à  craindre  que,  d'ici  peu,  cette  industrie  si  fran- 
çaise et  qui  mérite  le  nom  d'industrie  d'art,  ne  meure  épuisée 
par  sa  richesse  même. 

D'un  simple  concours  de  circonstances  peut  jaillir  une  idée, 
et  d'une  initiative  intelligemment  conduite  dépend  le  succès  d'une 
entreprise.  En  1857,  une  femme  du  monde,  ayant  subi  des  pertes 
de  fortune,  se  mit  à  tricoter  des  manteaux  et  des  pèlerines.  Grâce 
à  ses  relations,  elle  trouva  aisément  à  placer  ces  objets.  Elle  ren- 
contra des  imitatrices,  dont,  en  1870,  le  chiffre  atteignit  2  000; 
aujourd'hui,  la  région  où  elle  débuta  comprend  25  000  travail- 
leuses pour  60  entrepreneurs,  auxquelles,  malheureusement,  les 
usines  commencent  à  faire  une  redoutable  concurrence. 

Il  est  facile  d'établir  des  groupemens  de  tricot  dans  les  cam- 


LE    RELÈVEMENT   DE    l'iNDUSTRIE    RURALE.  187 

pagnes  les  plus  reculées;  les  ouvrières  peuvent  à  frais  com- 
mun acheter  la  machine  à  tricoter  et,  en  se  mettant  en  rapport 
avec  le  client,  c'est-à-dire  avec  le  marchand  en  gros  ou  les  ma- 
gasins, elles  supprimeront  l'intermédiaire  ou  l'entrepreneur  qui 
représente  une  dépense  parfaitement  superflue.  Les  sports  d'hi- 
ver, qui  ont  mis  en  vogue  les  vêtemens  de  laine,  donnent  un 
nouvel  essor  à  cette  industrie.  Cependant  si,  dans  la  suite,  les 
ouvrières  veulent  continuer  à  tricoter  à  la  main  ou  à  la  ma- 
chine les  manteaux,  collets,  écharpes  qui  sont  du  ressort  de  la 
mode,  c'est-à-dire  dont  la  durée  est  éphémère,  elles  feront  bien 
de  s'assurer  à  l'avance  de  débouchés  pour  leurs  produits;  si, 
au  contraire,  elles  se  bornent  à  la  fabrication  de  la  bonneterie 
simple  et  d'un  usage  courant,  il  sera  inutile  de  l'envoyer  à  Paris 
pour  être  réexpédiée  en  province  :  son  placement  est  facile  dans 
n'importe  quelle  ville  ou  village,  partout  enfin  où  l'on  porte 
bas,  gilets,  caleçons,  etc. 

C'est  encore  à  une  femme  qu'est  due  l'initiative  du  tressage  à 
la  main  des  chapeaux  de  paille.  Elle  en  conçut  l'idée  pendant  les 
loisirs  que  lui  laissait  la  garde  de  son  bétail  et  il  faut  supposer  que 
son  entreprise  ne  réussit  pas  trop  mal,  puisque  cette  industrie 
féconde  s'est  établie  dans  la  contrée,  surtout  dans  la  Lorraine 
annexée  où  se  tresse  le  panama.  Il  se  tresse,  en  vérité,  aussi 
dans  la  Lorraine  française,  aux  environs  de  Nancy;  mais  comme 
les  matières  premières  sont  importées,  il  ne  nous  est  pas  pos- 
sible de  lutter  de  prix,  et  notre  production  se  trouve  forcément 
restreinte,  alors  qu'en  cultivant  quelques  champs  de  riz  nous 
pourrions  mieux  asseoir  cette  industrie,  l'étendre  et  nous  mettre 
au  niveau  de  la  concurrence  étrangère.  La  vannerie  fine  offri- 
rait aussi  des  ressources  aux  ouvrières  disposées  à  exécuter  ces 
petits  paniers  d'osier  tressé  de  différentes  couleurs,  de  formes 
variées,  parfois  même  très  tourmentées  dont  on  ne  voit  plus 
que  de  rares  modèles,  —  et  encore  nous  viennent-ils,  je  crois, 
de  l'Allemagne,  —  datant  de  plus  de  soixante  ans  et  qui,  remis  à 
la  mode,  deviendraient  d'un  écoulement  facile. 

Dans  le  Nord,  l'activité  est  considérable  ;  mais  elle  s'exerce 
en  grande  partie  hors  de  la  maison,  puisque  les  filatures  de  lin 
et  de  coton  occupent  le  plus  grand  nombre  de  femmes,  depuis 
les  fillettes  de  douze  ans  qui  rouissent  le  lin  jusqu'aux  vieilles 
femmes  qui  confectionnent  des  sacs,  la  tabatière  en  main,  pour 
rapporter  0  fr.  50  à  la  fm  de  la  journée.  La  fabrique  les  attire, 


188  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

les  absorbe  et  c'est  un  grand  mal  :  la  morale  souffre  de  cette 
promiscuité  des  sexes,  la  femme  perd  totalement  le  goût  du 
ménage  et  de  son  intérieur,  le  mari  négligé  s'en  va  au  cabaret 
et  les  enfans,  dont  personne  ne  s'occupe,  courent  la  rue  qui 
devient  pour  eux  une  école  du  vice. 

Dans  le  Pas-de-Calais,  les  femmes  raccommodent  les  filets 
de  pêche  et  soignent  leurs  enfans  en  attendant  le  retour  du 
mari  qui  rapporte  sa  part  du  poisson  généreusement  octroyé 
par  la  mer.  Les  plus  jeunes,  chez  les  mareyeurs  et  les  sa- 
leurs,  encaissent  le  poisson,  l'ouvrent,  le  nettoient,  et  mettent 
dans  les  tonneaux  remplis  de  sel  et  dans  les  grandes  corrèzes 
fumantes  les  harengs,  qui,  en  devenant  saurs,  sont  une  source 
de  richesse  pour  les  Boulonnais.  L'habileté  professionnelle 
apporte  à  d'autres  leur  gagne-pain  sous  la  forme  de  fabri- 
cation du  tulle  et  d'imitation  de  vraies  dentelles.  Les  mères  de 
famille  reçoivent  à  domicile  le  tulle  brodé  mécaniquement 
qu'elles  découpent  et  effilent. 

La  fabrication  des  chaises  de  paille  est  encore  lucrative  et 
les  ourlets  à  faire  à  des  douzaines  de  mouchoirs  retiennent  la 
jeune  fille  des  environs  de  Cambrai  au  foyer  familial.  Les 
femmes  sont  occupées  à  la  fabrication  des  brosses,  qui  rapporte 
environ  2  fr.  50  par  jour  et  permet  le  travail  à  domicile.  Ail- 
leurs, dans  les  Vosges,  la  femme,  d'une  habileté  merveilleuse, 
brode  sur  toile,  sur  mousseline,  fait  de  la  broderie  perlée,  des 
boutons  au  crochet,  de  la  passementerie. 

En  Vendée,  elle  n'abandonne  pas  sa  quenouille  :  elle  file,  à 
la  veillée,  le  lin  récolté  en  été;  elle  brode  les  jolies  coiffes  qui 
forment  sa  parure. 

Les  Normandes  sont  femmes  de  pêcheurs  et  de  cultivateurs. 
Autrefois,  elles  cousaient  des  gants  et  gagnaient  en  faisant  de 
la  dentelle  de  jolis  salaires  d'appoint  qui  les  retenaient  au  foyer. 
Par  suite  de  la  crise  dentellière,  le  pays  se  dépeupla;  il  y  eut 
une  terrible  émigration  vers  la  grande  ville.  Les  jeunes-filles  et 
les  jeunes  gens  désertant  la  campagne,  il  n'y  eut  plus  de  ma- 
riages, par  conséquent  plus  de  naissances  et,  comme  contre-coup, 
une  sensible  diminution  de  la  population  :  certain  village  du 
Calvados  où,  en  1885,  la  population  était  de  5  800  habitans  en 
cinq  ans  descendit  à  1700;  aujourd'hui,  il  en  compte  700  à 
peine.  La  résurrection  des  vieux  points  dont  le  secret  s'était 
perdu,  l'ouverture  d'importantes  écoles  professionnelles  où  se 


LE    RELÈVEMENT   DE    l'iNDUSTRIE    RURALE.  189 

formèrent  de  nouvelles  dentellières,  enfin  l'impulsion  redonnée 
à  cette  industrie  lui  ont  actuellement  rendu  une  partie  de  sa 
prospérité  d'antan  et  contribuent  à  ramener  le  bien-être  dans  la 
contrée. 

En  1800,  il  n'existait  pas  en  Europe  une  seule  ville  attei- 
gnant un  million  d'âmes  :  on  en  compte  aujourd'hui  six  qui 
dépassent  ce  chiffre  (Paris  avec  3  millions,  Londres  avec  5 
millions).  A  cette  date,  il  n'y  avait  en  France  que  trois  villes 
au-dessus  de  100000  âmes;  il  en  existe  à  présent  quinze  dont 
la  popujation  totale  est  de  cinq  millions  et  demi  et  forme  à 
peu  près  un  septième  de  la  population  française.  L'exode  rural 
vers  les  villes  augmente  toujours,  aussi  faut-il  chercher  à  l'ar- 
rêter par  tous  les  moyens  possibles  et  cet  exode  s'aggrave  encore 
du  fait  que  les  paysans,  une  fois  partis  de  chez  eux,  sont  aussi- 
tôt remplacés  par  une  légion  d'étrangers  à  l'affût  d'occupations. 
C'est  ainsi  qu'à  l'heure  actuelle,  dans  le  Puy-de-Dôme  seule- 
ment, 12  000  Polonais  et  5  000  Suisses  sont  occupés  aux  travaux 
agricoles.  » 

Quand  on  demande  à  des  paysans  désabusés,  qui  s'étiolent 
et  deviennent  phtisiques  dans  les  villes,  la  cause  de  leur  déser- 
tion, la  plupart  répondent  que  l'on  est  plus  soutenu  à  la  ville 
qu'à  la  campagne,  u  Ici,  disent-ils,  nous  pouvons  avoir  les  se- 
cours, tandis  que  là-bas  personne  ne  s'occupe  de  nous.  »  Cette 
réponse  contient  un  regret  et  prouve  suffisamment  que,  rému- 
nérés, ils  y  seraient  volontiers  restés.  C'est  là  qu'intervient 
l'action  vraiment  moralisatrice  du  travail  rural  agricole  ou  in- 
dustriel. Le  machinisme  moderne,  les  usines  immenses  ont  ar- 
raché à  la  terre  quantité  de  bras  qui  la  faisaient  fructifier  .jadis  : 
il  s'agit  actuellement  de  rendre  cette  main-d'œuvre  à  la  culture 
sans  diminuer  la  production  industrielle.  Pour  cela,  il  faudra 
forcément  recourir  aux  industries  rurales  et  à  la  distribution 
de  la  force  motrice  électrique  à  domicile. 

Encourageons  autant  que  possible,  et  développons  le  travail 
familial  pour  empêcher  la  femme,  la  mère  d'aller  à  l'usine.  «  Si 
nous  n'avons  plus  nos  paysans  et  nos  artisans,  écrivait  le  doc- 
teur Hitze,  il  y  a  vingt  ans  déjà,  si  toute  l'humanité  est  menée 
par  la  cloche  de  la  fabrique,  alors  nous  pourrons  porter  le  deuil 
de  nos  pays.  »  C'est  là  que  nous  en  sommes,  hélas!  et  ce  n'est 
plus  à  la  travailleuse  moderne,  à  la  femme  de  nos  jours  qu'on 
pourrait  appliquer  intégralement  la  formule  latine  dans  laquelle 


190  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

les  Romains  résumaient  la  vie  et  concentraient  l'éloge  de 
l'épouse  laborieuse  et  diligente  :  domum  mansit,  lanam  fecit. 
Elle  aussi,  l'ouvrière  du  xx^  siècle,  file  la  laine  ou  le  coton,  — 
le  coton  surtout,  —  et,  grâce  aux  perfectionnemens  du  machi- 
nisme, elle  en  file  en  un  jour  plus  que  cent  matrones  romaines 
n'auraient  su  en  filer,  mais...  elle  ne  garde  plus  la  maison. 

Si,  actuellement,  il  ne  suffit  plus  de  retenir  dans  les  cam- 
pagnes ceux  qui  ne  les  ont  pas  désertées  encore,  s'il  faut  faire 
renaître  le  goût  de  la  terre,  ne  trouvera-t-on  pas  un  auxiliaire 
dans  ces  colonies  de  vacances  qui  confient  leurs  pupilles  à 
des  familles  de  cultivateurs,  autant  que  possible  toujours  les 
mêmes?  Jusqu'à  présent,  il  faut  l'avouer,  les  résultats  sani- 
taires ont  été  plus  appréciables  que  les  autres.  Cependant, 
quand  l'enfant  étiolé  de  l'ouvrier  des  villes  se  trouve,  pour  la 
première  fois,  transporté  dans  la  campagne,  tout  son  être  est 
en  proie  au  ravissement.  Un  monde  nouveau  se  révèle  à  lui 
dans  la  contemplation  de  la  l)asse-cour,  de  la  vacherie;  le 
grand  air  qui  remplit  ses  pauvres  petits  poumons  fait  battre  son 
cœur  plus  vite;  l'espace,  la  forêt,  les  champs  en  fleurs,  tout 
l'enchante  et  le  grise.  Il  lui  reste  de  ce  contact  avec  la  nature 
une  impression  inefTaçable,  parfois  assez  forte  et  assez  profonde 
pour  déterminer  une  vocation. 

Et  puisque  nous  parlons  ici  d'industries  rurales,  disons  que 
ces  œuvres  de  colonies  de  vacances  pourraient  en  quelque 
sorte  et  dans  certaines  régions  leur  être  assimilées,  puisqu'elles 
apportent  un  appoint  pécuniaire  parfois  assez  considérable. 

Dans  le  département  du  Loiret,  où  la  seule  industrie  des 
femmes  consiste  à  coudre  sur  des  cartes  les  boutons  de  porce- 
laine fabriqués  à  Briare,  l'OEuvre  des  Colonies  de  vacances 
de  la  Chaussée  du  Maine  a  envoyé,  en  1909,  le  nombre  respec- 
table de  2  853  enfans,  placés  tous  chez  des  cultivateurs,  et  de 
ce  fait,  il  a  été  versé  auxhabitans  du  département  107  071  fr.  53 
de  pensions.  C'est,  on  le  voit,  une  source  de  revenu  appré- 
ciable qui  mérite  d'être  signalée. 

S'inspirant  des  mômes  idées,  l'OEuvre  antituberculeuse  de 
Dijon  vient  de  fonder  une  branche  analogue,  la  Clé  des  Champs, 
dont  le  dessein  plus  ou  moins  direct  est  de  décongestionner  la 
ville  et  de  faire  faire  à  l'enfant  une  sorte  d'apprentissage  de  la 
vie  rurale,  dont  il  pourra  bénéficier  plus  tard.  Depuis  le  commen- 
cement de   1910,  elle  a   pu  placer  à  la  campagne,  pour  aider 


LE    RELÈVEMENT   DE    l'iNDUSTRIE    RURALE.  191 

aux  travaux  des  champs,  près  de  soixante  enfans  âgés  de  treize 
ans  et  demi  et  au-dessus.  La  plus  grande  majorité  étaient  d'an- 
ciens pupilles  de  la  colonie  qui,  leurs  51  jours  de  vacances 
terminés,  prolongèrent  volontairement  le  temps  de  leur  séjour. 
Quelques-uns  même  se  fixèrent  définitivement  à  la  campagne, 
et  ce  fait  mérite  d'être  enregistré  à  une  époque  où  l'agriculture 
française  est  en  souffrance  par  suite  de  la  désertion  systéma- 
tique et  toujours  croissante  des  campagnes. 

Toutes  les  œuvres  sont  bonnes,  qui  convergent  au  même  but  : 
enrayer  le  dépeuplement  des  campagnes.  Mais,  pour  obtenir 
les  résultats  désirés,  elles  doivent  être  comprises  et  trouver  un 
écho  dans  les  campagnes  elles-mêmes.  C'est  toute  une  éducation 
à  faire,  dans  laquelle  la  part  de  la  femme  est  grande,  mais  com- 
bien belle  !  A  la  femme,  il  appartient  d'orienter  la  mode  pour 
faire  mieux  apprécier  les  productions  ingénieuses  et  même  artis- 
tiques de  certaines  industries  rurales  et  nationales,  à  elle  de 
faire  l'éducation  de  la  femme  du  peuple,  de  lui  faire  connaître 
la  nécessité  d'un  apprentissage  solide  pour  posséder  à  fond  son 
métier,  de  former  son  goût. 

C'est  ce  que   comprirent  les  femmes  des  pays  voisins  qui, 
par  leur  activité,  leur  zèle  intelligent,  contribuèrent  au  relève- 
ment  de    certaines   industries   nationales  complètement  aban 
données,  et  leurs  tentatives  furent  presque  toujours  couronnées 
de  succès. 

Vers  1870,  l'industrie  dentellière  avait  complètement  disparu 
en  Italie  et,  dans  l'île  de  Palestrino,  on  n'aurait  pas  trouvé  cent 
femmes  capables  de  faire  la  dentelle  au  fuseau  :  une  seule 
connaissait  encore  le  point  de  Venise.  L'hiver  rigoureux  de 
1872  gela  les  lagunes  de  l'île  et,  comme  l'unique  ressource  des 
habitans  consistait  dans  la  pêche,  la  misère  devint  extrême  ; 
quelques  familles  faillirent  mourir  de  faim.  Des  fonds  furent 
recueillis  rapidement,  des  secours  organisés  ;  une  moitié  de  la 
somme  que  rapportèrent  les  diverses  souscriptions  servit  à 
l'achat  de  denrées  alimentaires  et  le  reste  fut  réservé  aux  frais 
d'enseignement  d'un  métier  à  la  population  féminine,  afin  de 
conjurer  autant  que  possible  pareille  catastrophe  dans  l'avenir. 
Après  quelques  tâtonnemens,  celui  de  la  dentelle  fut  adopté.  On 
choisit  une  ouvrière  habile  à  laquelle,  sous  une  direction  intel- 
ligente, on  fit  copier  des  dentelles  modernes  françaises  et  belges, 
puis  d'autres  points.  Son  apprentissage  technique  jugé  suffisant, 


192  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

une  école  fut  ouverte,  dont  elle  devint  le  professeur.  Une  ving- 
taine de  femmes  et  de  jeunes  filles  y  tirent  leurs  études,  puis 
retournèrent  dans  leurs  villages  respectifs  pour  former,  à  leur 
tour,  des  élèves.  On  compte  aujourd'hui  3  000  dentellières  dans 
la.  contrée.  La  reine  d'Italie  s'intéressa  à  cette  création,  prit  la 
direction  du  mouvement  et  remit  à  la  mode  les  belles  dentelles 
dont  elle  acheta  une  quantité  considérable  pour  son  usage  per- 
sonnel et  aussi  avec  l'intention  d'en  faire  des  cadeaux.  Les  dames 
de  la  Cour  en  firent  autant.  L'action  de  la  souveraine  s'étendit 
aux  ambassadrices  étrangères  qui  en  achetèrent  pour  se  rendre 
agréables  à  la  souveraine  et,  depuis  ce  moment,  la  vente  des 
dentelles  n'a  cessé  d'être  active  et  la  condition  des  ouvrières  est 
des  plus  enviables  (1). 

Il  en  fut  de  même  en  Angleterre  pour  la  résurrection  du 
point  de  Honiton.  La  reine  Victoria  prit  cette  dentelle  tout 
■particulièrement  sous  sa  protection;  elle  chargea  sa  dentellière 
favorite  de  la  création  d'une  école  professionnelle,  qu'elle 
subventionna  de  sa  cassette  et  plaça  sous  le  patronage  d'un 
Comité,  présidé  par  la  duchesse  d'York.  Cette  princesse  seconda 
la  généreuse  initiative  dans  tout  le  royaume  et  prit  l'engage- 
ment de  donner  chaque  année  une  commande  de  dentelles  en 
guise  de  cotisation. 

En  Autriche,  à  la  même  époque,  crise  dentellière.  Dans 
l'Erz  et  le  Riesengebirge,  20000  femmes  se  virent  dépossédées 
de  leur  métier  par  des  mineurs  sans  travail  qui  l'adoptèrent.  On 
conçoit  la  baisse  de  salaire  et  de  niveau  artistique.  Grâce  à 
une  action  énergique  de  la  Chambre  des  Communes  de  Prague, 
combinée  avec  celle  do  l'aristocratie,  on  parvint  au  relèvement 
de  cette  industrie.  Un  Comité  de  patronage  fut  créé,  qui,  à  son 
tour,  constitua  trente  autres  comités  régionaux,  afin  d'encou- 
rager la  vente  de  la  dentelle  et  de  fonder  des  écoles  d'appren- 
tissage. De  leur  côté,  les  dames  de  la  noblesse  se  groupèrent 
en   Ligue  qui,  dès   la    première    année,    c'est-à-dire    en  1876, 

(1)  Les  jeunes  dentellières  sont,  dit-on,  particulièrement  recherchées  en 
mariage  par  les  jeunes  gens  de  Burano,  car  elles  apportent  presque  toujours  en 
'  dot  une  petite  maison  très  convenable,  acquise  avec  les  économies  sur  leur 
salaire  quotidien. 

Depuis  que  cette  industrie  a  été  relevée,  le  nombre  des  mariages  a  doublé  et 
celui  des  naissances  illégitimes,  qui  était  autrefois  de  vingt  à  vingt-quatre,  est 
réduit,  en  moyenne,  à  quatre  par  an.  On  voit  par  là  combien  le  travail  à  domi- 
cile est  moral  au  point  de  vue  de  la  famille,  de  l'aisance  et  des  mœurs. 


LE    RELÈVEMENT    DE    l'iNDUSTRIE    RURALE.  193 

acheta  et  revendit  pour  33  000  florins  de  dentelles.  L'Impéra- 
trice donna  le  bon  exemple  en  faisant  d'importantes  commandes; 
la  Cour  et  Paristocratie  suivirent  ce  bel  élan.  Des  écoles  profes- 
sionnelles s'ouvrirent  un  peu  de  tous  côtés.  Le  gouvernement, 
pour  ne  pas  rester  en  arrière,  institua  à  l'Ecole  d'art  industriel 
{Ku/istgewerbeschiile)  un  cours  de  dessin  pour  la  dentelle  et  un 
atelier  modèle  destiné  au  perfectionnement  de  la  technique  de 
l'aiguille  et  du  fuseau. 

En  Suède,  vers  1874,  quelques  artistes  en  renom,  auxquels 
se  joignirent  des  femmes  du  monde,  sous  la  présidence  de  la 
femme  du  prince  héritier,  fondèrent  la  Société  des  amis  du 
travail  manuel  [Handarbetets  Vanner)  dont  le  but  est  d'encou- 
rager et  de  pousser  dans  une  voie  artistique  le  trav^ail  de  la 
femme.  Cette  société  couvrit  le  royaume  d'écoles  d'apprentis- 
sage et  de  perfectionnement  ainsi  que  d'ateliers  ruraux.  Elle 
organise  des  expositions  de  ses  produits  et  de  ses  modèles,  fait 
faire  à  l'étranger,  sur  les  diverses  industries  féminines,  des 
enquêtes  de  manière  à  se  tenir  au  courant  des  idées  nouvelles. 
Cette  même  société  possède  à  Stockholm  un  comptoir  d'achat, 
de  ventes  et  de  commissions  où  le  client  s'adresse.  Il  choisit  là 
son  modèle  que  le  Comité  fait  aussitôt  exécuter  dans  l'un  de 
ses  ateliers  ruraux.  Grâce  à  cette  impulsion  donnée  à  l'industrie 
féminine,  les  dentelles  de  Scanie  et  de  Dalécarlie,  qui  servaient 
autrefois  exclusivement  à  l'ornementation  des  costumes  natio- 
naux, se  vendent  et  s'exportent  très  bien. 

En  Russie,  l'Etat  protège  efficacement  les  petites  industries 
du  bois,  du  cuir,  de  la  laine,  du  fer  même,  organisant  l'ensei- 
gnement professionnel,  faisant  des  commandes  aux  syndicats 
villageois,  surtout  pour  les  harnachemens  militaires.  On  conçoit 
de  quelle  ressourcL.  sont  ces  travaux  au  foyer  sous  d'aussi  rudes 
climats.  C'est,  non  seulement  la  misère  conjurée,  mais  la  démo- 
ralisation aussi  qui  résulterait  de  l'oisiveté  forcée  pendant  de 
longs  mois  de  morne  et  rigoureux  hiver. 

Une  société,  sous  le  patronage  de  l'archiduchesse  Isabelle, 
fait,  en  Hongrie,  exécuter  aux  paysannes  les  somptueuses 
broderies  d'or  et  d'argent  qui  ornent  les  costumes  de  gala  des 
magnats. 

Les  broderies  artistiques  en  laine  et  soie  que  nous  avons 
admirées,  il  y  a  quelques  années,  au  concours  des  Arts  de  la 
femme,  étaient  dues  à  l'habileté  des  paysannes  de  la  Roumanie. 

TOME  II.  —  19H.  13 


194  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

Malheureusement,  en  France,  sauf  en  ce  qui  concerne  le 
relèvement  de  la  dentelle  à  la  main,  nous  ne  pouvons  pas 
enregistrer  d'aussi  brillans  résultats  et  il  est  regrettable  qu'on 
n'ait  pas  réussi  encore  à  grouper,  du  moins  de  façon  efficace, 
toutes  les  activités  et  toutes  les  bonnes  volontés  qui  ne  deman- 
dent qu'à  s'employer.  Cependant,  nombreuses  sont  les  industries 
qui  pourraient  et  devraient  être  encouragées.  Tout  ou  presque 
tout  est  encore  à  faire  dans  cet  ordre  d'idées. 

Une  des  grandes  difficultés  que  rencontre  l'écoulement  de 
nos  produits,  nous  objectera-t-on,  c'est  leur  prix  élevé,  par  suite 
de  la  cherté  de  la  main-d'œuvre.  Comment  lutter  contre 
l'envahissement  de  la  camelote  étrangère  quand,  par  suite  de 
l'infériorité  des  salaires  dans  d'autres  pays,  elle  est  fabriquée 
à  des  prix  dérisoires? 

Chercher  les  remèdes  serait  nous  attarder  à  des  considé- 
rations économiques  qui  sortent  de  notre  cadre;  il  en  est  un, 
cependant,  à  notre  portée,  que  nous  pouvons  préconiser  et  qui 
consiste  à  perfectionner  l'apprentissage  des  jeunes  gens  et  des 
jeunes  filles.  C'est  le  goût,  la  bonne  facture,  qui  de  tout  temps 
ont  caractérisé  les  produits  français  et  leur  ont  valu  leur  haute 
réputation  qu'il  s'agit  de  faire  revivre. 

Les  Anglaises,  les  Danoises  et  les  Italiennes  ont  compris  la 
nécessité  de  collaborer,  dans  leur  pays,  au  relèvement  de  cer- 
taines industries  nationales  complètement  abandonnées,  et  leur 
tentative  a  été  couronnée  de  succès.  Il  faut  qu'en  cela  nos 
femmes  de  France,  toujours  à  l'avant-garde  quand  il  s'agit 
d'exécuter  un  généreux  projet,  suivent  l'exemple  donné.  Et  le 
jour  où  le  rural  aussi  aura  compris  ces  choses,  quand  il  saura 
que  son  intérêt  est  étroitement  lié  à  celui  du  commerce  fran- 
çais et  qu'il  s'agit  de  défendre  la  prospérité  du  pays,  la  question 
du  dépeuplement  des  campagnes  et  de  nos  industries  réalisera 
un  progrès  décisif. 

LouisE-L.  Zeys. 


LA   MORT 


DE 


GUY  DE  MAUPASSANT 


^(<) 


Juillet  1891 .  —  Nous  voici  à  Divonne-les-Bains.  Mon  maître 
désire  être  un  peu  éloigné  du  centre  du  bourg;  aussi  c'est  dans 
la  campagne,  chez  la  veuve  d'un  médecin,  dans  une  sorte  de 
ferme,  que  nous  prenons  un  pied-à-terre.  Les  jours  suivans,  je 
partis  faire  Jes  provisions  au  village,  et  je  revins  par  des  sentiers 
qui  traversa«à».^t  des  champs  d'avoines  et  de  blés  dorés  ;  ils 
étaient  séparés  par  endroits  de  grandes  parties  de  trèfle  vert,  sur 
lequel  semblait  étendu  un  léger  tapis  incarnat  au  fond  violet 
très  doux.  Sur  les  bords  de  ce  sentier,  je  trouve  des  trèfles  à 
quatre,  six  et  huit  feuilles,  toujours  en  nombre  pair,  ce  qui 
porte  chance,  au  dire  des  gens  des  champs... 

M.  de  Mau passant,  lui,  va  par  la  route  prendre  sa  douche, 
deux  fois  par  jour.  Mais  ce  chemin  lui  paraît  long  par  sa  mono- 
tonie ;  seuls,  quelques  rares  noyers  coupent  un  peu  l'horizon  et 
jettent  une  note  pittoresque  dans  le  ciel  d'un  bleu  foncé.  Il  y  a 
bien  le  Mont-Blanc  là-bas,  mais  il  est  loin,  puis  on  le  laisse  à 
gauche  pour  aller  à  Divonne. 

(1)  Ces  pages  sur  les  derniers  mois  de  1  existence  de  Guy  de  Maupassant  sont 
extraites  des  Souvenirs  écrits  par  son  fidèle  valet  de  chambre,  M.  François 
Tassart,  de  1883  à  1893.  Le  volume  paraîtra  prochainement  à  la  librairie  Pion. 


196  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Le  quatrième  jour,  à  sept  heures  du  matin,  mon  maître  est 
déjà  prêt;  il  part  prendre  sa  douche,  je  sais  qu'il  a  peu  dormi 
depuis  quatre  jours  que  nous  sommes  ici.  Il  me  dit  qu'il  entend 
des  choses  anormales  la  nuit,  et  je  suis  tout  disposé  à  le  croire, 
puisque,  tout  éveillé,  assis  sur  une  mauvaise  chaise  qui  me  fait  mal 
à  moi  aussi,  j'entends  des  bruits  que  je  ne  peuxm'expliquer.  J'ai 
sûrement  le  système  nerveux  un  peu  tendu,  mais  cela  ne  m'em- 
pêche pas  d'avoir  tout  mon  esprit,  et  nous  ignorons  l'un  comme 
l'autre  ce  qu'on  appelle  ordinairement  la  peur.  Que  cette  maison 
soit  hantée  ou  pas,  cela  nous  laisse  indifférens,  mais  tout  de 
même,  nous  voudrions  bien  prendre  un  peu  de  repos.  Enfin,  la 
nuit  dernière,  puisque  nous  ne  pouvions  pas  dormir  et  que  des 
souris  passaient  sous  nos  yeux  en  groupes,  comme  des  patrouilles 
en  reconnaissance,  la  lumière  ne  les  gênant  nullement,  nous 
avons  organisé  un  jeu  d'embûches  pour  ces  imprudentes. 

Avec  le  filet  à  provisions  et  quelques  autres  engins  inventés 
pour  la  circonstance  par  mon  maître,  nous  avons  capturé 
trente-deux  de  ces  bestioles,  qui  subirent  sur-le-champ  le  soit 
du  martyr  saint  Laurent.  Seulement,  au  lieu  du  gril,  elles 
eurent  l'honneur  d'un  brillant  feu  de  joie.  Mon  maître  n'est 
qu'à  moitié  satisfait  du  résultat,  car  on  n'a  pas  pu  prendre  un 
seul  rat,  et  ce  sont  les  rats,  paraît-il,  qui  font  ce  bruit  qu'on  ne 
peut  s'expliquer. 

L'après-midi  qui  suivit  ce  sacrifice,  j'allai  avec  mon  maître 
à  Divonne;  nous  avions  pris  mon  sentier  préféré.  Il  accéléra  le 
pas,  au  point  que  j'eus  peine  à  le  suivre.  Après  quelques  mi- 
nutes de  cette  allure,  il  ralentit  tout  à  coup  son  train  et,  de  la 
main,  il  désigna  un  grand  Christ  qui  domine  l'entrée  du  cime- 
tière :  «  C'est  sûrement  l'homme  le  plus  intelligent,  le  mieux 
organisé  qui  soit  venu  sur  la  terre.  Quand  on  pense  à  tout 
ce  qu'il  a  fait  !  Et  il  n'avait  que  trente-trois  ans  quand  ils 
l'ont  crucifié!...  Napoléon  P'",  que  j'admire,  dans  son  génie 
seulement,  disait  :  «  Dans  tout  ce  qu'a  fait  cet  homme,  —  Dieu 
ou  non,  —  il  y  a  quelque  chose  de  mystérieux,  d'insaisissable, 

aux...  » 

Ici,  mon  maître  s'arrêta,  nous  avions  dû  nous  garer  sur  le 
côté  de  la  route  pour  laisser  passer  un  troupeau  de  belles  vaches 
rousses  qui  allaient  au  pâturage. 

Nous  sommes  arrivés  au  bourg  :  mon  maître  y  loue  une 
moitié  de  chalet  avec  une  cuisine.  Le  soir  même,  nous  y  sommes 


LA  MORT  DE  GUY  DE  MAUPASSANT.  197 

installés,  la  chambre  de  mon  maître  est  au  Midi,  la  salle  à 
manger  à  l'Ouest  ;  c'est  très  bien  et,  dès  la  première  nuit, 
Monsieur  a  eu  un  meilleur  repos. 


Après  quinze  jours  d'un  calme  parfait  dans  cette  proprette 
demeure,  mon  maître  paraît  avoir  recouvré  sa  belle  humeur  et 
sa  santé  d'autrefois. 

Un  matin  son  médecin  est  venu  déjeuner  avec  lui  ;  ils  ont 
eu  une  conversation  très  animée  et  très  gaie.  Je  dois  dire  que 
ce  docteur,  à  ses  qualités  professionnelles,  joignait  un  bel  esprit 
et  une  philosophie  d'à-propos  parfaite  qui  plaisait  beaucoup  à 
mon  maître.  Il  avait  sur  lui  l'autorité  de  l'homme  de  science  ; 
à  côté  de  cela,  on  voyait  le  bien  que  faisait  son  traitement.  Les 
bonnes  douches  de  cette  eau  glacée,  qui  descend  des  monts  de 
France  ;  cette  retraite  sur  ce  coin  de  terre  isolé,  comme  perdu 
dans  cette  chaîne  immense  de  montagnes,  au  bord  du  lac 
Léman;  le  bon  air  qui  arrive  de  tous  côtés  des  sommets;  des 
alimens  de  premier  choix,  tout  semble  réuni  à  souhait  pour 
refaire  le  fameux  canotier  de  Sartrouville.En  effet,  il  engraisse, 
son  teint  est  superbe,  il  dort  ses  nuits  presque  entières  ;  c'est  à 
peine  s'il  m'appelle  une  fois  ou  deux. 

Mon  maître  fait  de  temps  à  autre  une  promenade  à  tricycle. 
Avant-hier,  il  est  allé  au  château  de  Voltaire  à  Ferney;  aujour- 
d'hui, il  va  à  Prégny  chez  la  baronne  de  R...,  et  il  me  donne 
ia  liberté  de  l'après-midi  en  me  disant  que  si  cette  dame  le 
retient,  il  restera  à  dîner. 

Je  m'en  allai  me  promener  sur  la  route  de  Gex.  Mais,  mal- 
gré la  chance  qui  semblait  nous  sourire,  puisque  M.  de  Mau- 
passant  regagnait  sa  belle  santé,  et  tout  le  bonheur  que  m'avaient 
promis  les  trèfles  symboliques,  j'avais  une  appréhension,  je  ne 
m'éloignais  pas  trop.  Je  rentrai  à  la  maison  vers  quatre  heures 
€t  demie  ;  mon  maître  y  arrivait  en  même  temps  que  moi,  la 
figure  toute  congestionnée.  La  baronne  était  absente  et  il  avait 
fait  ce  trajet  de  Divonne  aux  portes  de  Genève  sous  un  soleil 
brûlant,  torride  dans  cette  vallée.  Il  avait  voulu  rentrer  sans 
s'arrêter,  sans  prendre  de  repos,  et,  au  retour,  accablé  par  la 
chaleur,  il  fut  pris  d'un  étourdissement,  tomba  de  machine  et 
se  luxa  deux  côtes.  Après  un  repos  pris  sous  un  hangar  de 
ferme,  il  eut  le  courage  de  remonter  ;  et  le  voilà,  tout  désolé. 


198  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

non  du  mal  que  lui  fait  son  côté,  mais  de  la  secousse  que  cette 
chute  (qui  semble  une  atteinte  dïnsolalion)  peut  avoir  d'in- 
fluence sur  son  cerveau,  si  bien  équilibré  tous  ces  temps  der- 
niers qu'il  avait  pu  travailler  avec  une  extrême  facilité  à  son 
Angélus. 

Le  docteur  est  là,  il  reconnaît  la  luxation  des  côtes,  ordonne 
d'enfermer  le  thorax  dans  une  série  de  bandes  bien  maintenues. 
Mon  maître  semble  tout  réconforté  après  la  visite  de  ce  bon 
docteur.  La  nuit  est  cependant  mauvaise;  à  plusieurs  reprises,  il 
défait  ses  bandes,  et  toujours  à  nouveau  je  dois  recommencer 
ce  travail  pas  très  facile.  Enfin,  à  cinq  heures  du  matin,  il 
s'endort. 

Le  23  août,  une  détente  se  produit  dans  l'état  général  de 
mon  maître  ;  le  docteur  est  venu  déjeuner  ce  matin,  il  a  trouvé 
une  amélioration  sensible  des  côtes.  C'est  un  point  dont  on  n'aura 
plus  à  s'occuper  d'ici  quelques  jours,  et  fort  heureusement,  car 
un  autre  ennui  a  surgi. 

Deux  personnes  ont  loué  les  chambres  attenantes  aux  nôtres. 
Elles  n'y  sont  pas  depuis  trois  jours,  que,  la  nuit,  elles  font  un 
tapage  insupportable.  Ce  sont  des  orgies  sans  fin,  indescriptibles. 
M.  de  Maupassant  part  de  là  pour  me  raconter  qu'il  lui  est 
arrivé  souvent  de  sortir  la  nuit  au  grand  air  pour  se  désinfecter 
des  odeurs  dont  sont  imprégnées  ces  chambres  d'hôtel  :  «  Ces 
grandes  casernes  où  l'on  dort  le  plus  souvent  séparés  par  une 
simple  porte,  dit-il,  sont  quelquefois  très  instructives;  et  je  me 
propose  d'écrire  bientôt  une  nouvelle  mïxVvXét:  La  première  nuit ^ 
qui  sera  une  sorte  de  mémento  comique,  pour  les  mariés  de  l'a 
matinée.  J'ai  recueilli  des  documens  extraordinaires  à  l'hôtol 
Noailles  à  Marseille...  » 


Aujourd'hui  nous  avons  bien  travaillé  ;  j'ai  transporté  le  lit 
de  mon  maître  de  l'autre  côté  de  la  chambre.  Des  couvertures, 
des  plaids  et  des  tentures,  que  la  propriétaire  a  bien  voulu  nous 
donner,  sont  tendus  le  long  de  la  cloison  de  séparation  ;  et,  ma 
foi,  ce  capitonnage  un  peu  épais  forme  un  assez  bon  isolateur. 
Le  même  bruit  continua  les  nuits  suivantes,  mais  assez  atténué 
pour  permettre  de  se  reposer. 

En  exécutant  ce  travail  de  nouvelle  installation  dans  sa 
chambre,  Monsieur  me  raconte  comment  il  a  découvert  M"*  X...  : 


LA   MORT   DE    GUY   DE    MAUPASSA^'T.  199 

«  C'était,  me  dit-il,  au  printemps  de  1883,  je  passais  ù  Andrésy, 
en  yole  bien  entendu.  Après  avoir  contourné  l'île  et  donné  un 
coup  d'œil  au  barrage  de  Fin-d'Oise,  je  fis  demi-tour  et  j'eus  le 
désir  d'aller,  sur  cette  bande  de  verdure  entourée  d'eau,  prendre 
un  peu  le  frais  et  me  reposer.  J'accroclie  ma  yole,  je  marche 
dans  un  fouillis  de  ronces.  A  cette  époque,  ce  coin  était  encore 
un  peu  sauvage,  aujourd'hui  c'est  aussi  visité  que  la  Jatte.  Je 
me  dirige  vers  un  orme  que  je  voyais  garni  très  bas  de  petites 
branches  me  promettant  un  peu  d'ombre.  En  approchant,  je 
m'aperçois  que  la  place  est  occupée.  Jhésite...  Est-ce  un 
homme,  est-ce  une  femme?  En  passant  à  une  petite  distance,  je 
reconnais  que  c'est  une  femme  qui  a  un  chapeau  de  canotier  et 
un  maillot. 

«  Juste  à  ce  moment,  elle  relève  un  fichu  sur  ses  épaules, 
probablement  parce  qu'elle  sentait  la  fraîcheur.  Je  suis  fixé, 
cette  dame  lit  un  livre,  là,  toute  seule.  Gela  me  sembla  drôle. 
Est-elle  bien  seule?  Là  est  la  question.  En  me  rapprochant  un 
peu,  je  reconnais  qu'elle  lit  Une  vie  avec  une  attention  dévo- 
rante. Alors  je  me  dis  que  cette  particularité  va  faciliter  les 
présentations.  Je  vais  me  promener  sous  la  belle  allée  des  til- 
leuls d'Andrésy.  Vers  six  heures,  un  quidam  va,  avec  une 
barque,  prendre  la  liseuse  de  l'île.  Je  suis  le  mouvement  de 
près;  avec  ce  monsieur,  d'autres  couples  prennent  place  à  une 
table  du  restaurant  Chantry.  Je  me  fais  servir  à  une  table  assez 
rapprochée  pour  bien  la  voir. 

«  Le  restaurateur  me  dit  qu'elle  est  mariée  au  monsieur 
brun.  Sur  le  moment,  je  suis  un  peu  dépité;  puis  le  tavernier 
revient  m'apprendre  qu'il  croyait  avoir  entendu  dire  qu'ils 
devaient  se  séparer. 

'<  L'inconnue  me  parut  jolie,  de  caractère  espiègle,  genre 
gamin  de  Paris.  Alors  je  ne  puis  me  défendre  de  réflexions  mé- 
lancoliques à  son  sujet.  Voilà  deux  êtres  jeunes  et  beaux,  ils 
sont  déjà  fatigués  lun  de  l'autre  et  vont  être  malheureux  pour  le 
feste  de  leurs  jours.  Quelle  comédie  que  le  mariage,  tel  que 
nous  l'ont  fait  les  conventions!  Ne  serait-il  pas  plus  simple  et 
plus  équitable  de  laisser  deux  êtres  suivre  la  bonne  nature  et 
suivre  la  pente  de  l'instinct? 

«  Quelques  semaines  plus  tard,  j'étais  lié  avec  cette  société, 
qui  adorait  le  bord  de  l'eau...  » 


200  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

Les  premiers  jours  de  septembre  sont  passés  et  le  soleil  nous 
quitte  tût  derrière  les  montagnes;  pour  nous  dédommager  un 
peu,  nous  sommes,  un  matin,  de  très  bonne  heure  sur  les 
hauteurs  ;  nous  attendons  le  lever  de  l'astre  en  suivant  une 
mignonne  rivière  (la  Versoix),  dont  Teau  limpide  et  froide 
coule  vite  vers  la  vallée,  emportant  parfois  des  pierres  assez 
fortes  qui  laissent  à  découvert  de  jolies  truites  aux  reflets 
argentés.  Des  pêcheurs  sont  dans  l'eau,  tout  retroussés;  ils 
prennent  à  la  main  ces  petites  bêtes  qui  leur  échappent  quel- 
quefois pour  reprendre  leur  course  au  fil  de  l'eau,  et  vite  se 
cachent  sous  le  premier  caillou  propice.  Ce  jeu  amuse  mon 
maître,  qui  avait  longtemps  désiré  voir  cette  pêche  et  aussi  la 
façon  dont  on  prenait  ces  poissons  à  la  chair  si  délicate  :  «  Cette 
pêche,  me  dit-il,  avec  ce  soleil  sur  ces  monts  et  sur  cette  plaine, 
vue  d'ici,  me  donne  des  inspirations  dont  je  vais  faire  une 
chronique  pour  le  Gaulois.  » 


Nous  nous  disposons   à  quitter  Divonne  ;  mon  maître  me 
dit  qu'il  a  trouvé  le  sonnet  qu'il  voulait  faire  pour  M.   Gounod. 


18  septembre  1891 .  —  C'est  avec  un  véritable  plaisir  que 
nous  retrouvons  le  confortable  appartement  de  la  rue  Boccador. 
M.  de  Maupassant  exprime  le  regret  de  ne  pouvoir  emporter 
en  voyage  toutes  ces  choses  familières  qu'il  aime,  qu'il  a  l'habi- 
tude de  voir  et  de  toucher  chaque  jour,  «  et  surtout  mon  lit,  » 
ajoute-t-il,  car  je  ne  puis  trouver  le  pareil  nulle  part. 

Le  19,  il  rentre  pour  dîner  et  paraît  tout  heureux.  Il  a, 
paraît-il,  rendu  visite  à  un  éminent  professeur  de  la  Faculté 
de  médecine  qui  suit  ses  malaises  depuis  plusieurs  années  : 
«M.  le  docteur  G...,  me  dit-il,  m'a  trouvé  absolument  bien  ;  je 
lui  ai  confié  ce  que  je  pensais  de  Divonne  et  nous  sommes 
tombés  d'accord  pour  reconnaître  que  c'était  bien  le  traitement 
qui  me  convenait.  Du  reste,  le  résultat  le  prouve  assez.  » 

Ce  professeur,  qui  est  un  homme  de  beaucoup  de  cœur, 
avait,  il  y  a  quelques  années,  pris  mon  maître  en  amitié  ;  il  le 
traitait  avec  une  affection  toute  paternelle  et  semblait  toujours 
le  regarder  comme  un  adolescent  sans  expérience.  C'est  ainsi 
que  Monsieur  s'en  étant  allé  à  Cannes  sans  moi,  il  y  a  un  an. 


LA  MORT  DE  GUY  DE  MAUPASSANT.  201 

me  dit  à  son  retour:  «  Je  rentrais  le  soir  avec  M.  le  docteur  G... 
à  ce  triste  hôtel  sis  dans  un  bas-fond,  entre  la  route  de  Grasse 
et  le  boulevard  du  Cannet.  La  nuit  était  sombre  et  quelque 
chose  de  douloureux  flottait  dans  l'air  de  cette  vallée,  qui  sent 
le  marais.  Pourquoi  nous  étions-nous  logés  là?  Je  ne  sais; 
toujours  est-il  que,  chemin  faisant,  la  conversation  nous  amena 
à  parler  de  ma  santé.  J'expliquai  à  ce  bon  docteur  ce  qu'avait 
été  dans  sa  jeunesse  l'auteur  de  Bel-Ami,  jo  lui  dépeignis  le 
canotier  intrépide  que  j'étais  autrefois.  Enfin  je  détaillai  ce  que 
je  ressentais  maintenant.  Alors,  comme  un  père  à  son  enfant,  il 
me  dit  les  choses  les  plus  douces  qu'on  puisse  entendre,  enve- 
loppées de  recommandations  d'une  telle  fermeté,  capables  de 
faire  tressaillir  le  cœur  le  plus  indifi"érent.  Quand  nos  mains  se 
touchèrent  pour  nous  séparer,  je  remarquai  que  de  grosses 
larmes  coulaient  sur  les  joues  maigres  de  celui  qui  venait  de 
me  remuer  si  profondément  avec  ses  bonnes  paroles.  Sur  le 
moment,  je  fus  pris  d'une  envie  spontanée  de  tremper  mes 
lèvres  à  cette  douce  source  de  larmes  qui  m'apparurent  comme 
les  plus  nobles  que  mes  yeux,  mouillés  eux  aussi,  eussent 
jamais  vues...  » 

Monsieur  ajouta  un  moment  après:  «  C'est  la  seule  fois  de 
ma  vie  que  j'ai  eu  le  désir  d'embrasser  un  homme.  » 


Le  17  octobre,  à  onze  heures  du  soir,  l'ami  de  mon  maître, 
l'éminent  professeur,  vient  de  lui  envoyer  le  docteur  D...,  car 
il  est  en  proie  à  un  malaise  indicible.  Après  un  temps  de  con- 
versation cordiale,  le  médecin  se  retire  et  je  continue  mon 
rôle  de  garde-malade jjusqu'à  quatre  heures  du  matin.  Mon 
maître  s'endort  d'un  profond  sommeil;  alors  je  me  retire  pour 
prendre  un  peu  de  repos. 


Le  19  octobre,  il  est  moins  bien;  je  pourrais  presque  dire 
qu'il  a  reperdu  toute  l'avance  que  lui  avait  procurée  sa  cure  de 
Divonne.  Le  docteur  D...estvenu  le  voir,  puis  le  professeur  G..., 
qui  a  provoqué  une  consultation  pour  après-demain. 

En  entrant  dans  la  chambre  à  coucher,  je  vois  sur  le  chef- 
d'œuvre  de  Rodin  qui  orne  la  cheminée,  sur  cette  chimère  au 
visage  méchant,  aux  yeux  de  fauve,  qui  emporte  un   malheu- 


202 


REVUE    DES    DEUX   MONDES. 


reux  dans  une  allure  folle,  la  feuille  d'analyse  des  urines  de 
mon  maître,  où  les  docteurs  vont  lire  et  résumer  son  état  de 
santé... 

Il  est  trois  heures  de  l'après-midi;  les  médecins  sont  là.  Du 
salon  où  je  les  ai  introduits,  ils  passent  dans  la  bibliothèque 
avec  mon  maître.  Quelques  minutes  après,  ils  reviennent  au 
salon;  le  tout  n'a  pas  duré  une  demi-heure.  Je  scrute  avec 
anxiété  la  physionomie  de  M.  de  Maupassant;  le  diagnostic  ne 
semble  pas  l'avoir  effrayé,  mais  il  paraît  ennuyé,  il  a  son  teint 
des  mauvais  jours.  Je  me  permets  de  lui  demander  ce  qui  s'est 
passé,  mais  il  est  préoccupé  et  me  répond  à  peine.  Il  marche 
sans  répit  d'un  bout  à  l'autre  de  l'appartement,  je  le  laisse  se 
ressaisir... 

Une  demi-heure  après,  je  lui  apporte  un  lait  de  poule  au 
thé,  qu'il  prend  avec  plaisir;  il  me  dit  d'enlever  une  série  de 
flacons  à  parfums  qu'il  a  retirés  de  son  cabinet  de  toilette. 
«  Toutes  ces  odeurs,  me  dit-il,  m'ont  fait  beaucoup  de  mal.  » 

Pendant  son  dîner,  il  m'avoue  que  de  la  réunion  de  ces  mes- 
sieurs il  n'augure  rien  de  bon  pour  sa  santé  dans  l'avenir,  que 
Paris  du  reste  lui  est  néfaste  et  que  nous  allons  partir  pour 
Cannes.  Il  me  fait  ensuite  un  exposé  de  ses  forces  physiques, 
me  laissant  bien  entendre  qu'il  compte  sur  elles  pour  se 
remonter,  et  il  ajoute  qu'il  aurait  besoin  d'un  long  repos... 


Voici  que  mon  pauvre  maître  se  livre  à  moi  entièrement.  Il 
me  fait  une  courte  confession...  Sur  le  moment,  il  m'inspire 
tant  de  pitié,  j'éprouve  une  si  grande  peine,  que  le  courage 
me  manque  pour  lui  faire  la  moindre  remontrance.  Je  dois 
cependant  avouer  que  pendant  le  mois  qui  venait  de  s'écouler, 
j'étais  souvent  sorti  de  mon  rôle  de  domestique  en  me  permet- 
tant de  donner  des  conseils,  aussi  souvent  que  l'occasion  se 
présentait  et  selon  les  circonstances.  Il  arrivait  bien  quelquefois 
que  mes  allusions  allaient  un  peu  loin  ;  mon  maître,  qui  en  avait 
très  bien  compris  le  sens,  ne  répondait  pas. 

.  Ce  soir-là,  sans  doute,  son  cœur  était  trop  plein,  il  avait 
laissé  échapper  des  paroles,  qui  étaient  un  aveu,  dans  une 
réponse  qui  semblait  donner  raison  aux  recommandations  nom- 
breuses que  je  lui  faisais  discrètement  depuis  si  longtemps.  La 
simple   sagesse  me  suggéra  de  lui  rapneler  que  la   meilleure 


LA    MORT    DE  GUY    DE    MAUPASSANT. 


203 


science  pour  vivre  est  de  savoir  écarter  de  sa  route  tout  ce  qui 
peut  faire  trébucher  et  de  veiller  sur  sa  santé,  le  premier  de  tous 
les  biens. 


Le  21,  mon  maître  écrit  à  sa  mère;  le  22,  il  règle  ses 
comptes  chez  ses  éditeurs. 

Je  suis  occupé  aux  emballages.  M.  de  Maupassant  me  donne 
différens  objets  qui  voyageront  en  petite  vitesse,  un  ou  deux 
dictionnaires  en  double  (il  en  a  déjà  à  Cannes),  quelques  œuvres 
rares  d'auteurs  anciens,  qu'il  veut  relire  avant  de  les  rendre  à  sa 
mère  à  qui  ils  appartiennent... 

Un  sac  spécial  que  nous  prendrons  avec  nous  contient  des 
manuscrits  et  quelques  lettres...  Le  28,  tout  est  prêt;  le  29, 
vers  sept  heures,  nous  descendons,  la  voiture  nous  attend  à  la 
porte.  La  concierge,  bonne  et  simple  femme,  s'attendrit  sur 
notre  départ  et  verse  des  larmes  sincères. 

Mon  maître  lui  a  donné  ses  étrennes  ce  matin,  en  lui  disant 
qu'il  serait  absent  au  Jour  de  l'An... 


Chalet  de  risère,  ^  novembre.  — De  la  fenêtre  de  sa  chambre, 
mon  maître  voit  la  pleine  mer,  la  pointe  de  l'Estérel  qui  avance 
dans  la  nappe  bleue  et  aussi  le  phare.  Il  est  ravi  de  cet  horizon 
et  de  son  logis,  qui  répond  bien  à  ce  qu'il  désirait  pour  se 
reposer.  Il  est  seul  dans  sa  petite  maison,  pas  de  piano  ni  en 
dessous,  ni  au-dessus,  pas  de  proches  voisins,  une  vue  étendue  et 
son  petit  jardin  au  centre  duquel  il  fait  planter  une  corbeille 
d'œillels.  Du  premier  étage,  ce  bout  de  jardin  paraît  quelque 
chose;  il  se  trouve  agrandi  par  la  continuation  de  celui  de 
M""*  Littré,  la  veuve  du  savant. 

Nous  jouissons  d'une  arrière-saison  superbe  ;  aussi  Monsieur 
en  profite  pour  faire  des  promenades  en  mer  ;  son  bateau  semble 
lui  tenir  au  cœur  plus  que  jamais...  Malgré  la  douceur  du 
climat,  mon  maître  me  dit  que  la  nuit,  la  température  de  sa 
chambre  change  très  vite  et  tombe  bas  au  matin.  Cela  tient  à  ce 
qu'au-dessus  de  cette  chambre  il  n'y  a  qu'un  grenier.  Ce  même 
jour,  je  me  rends  à  une  scierie  mécanique  en  suivant  la  berge 
d'une  rivière  qui  vient  du  Cannet.  Dès  le  lendemain  je  fais 
répandre  sur  le  plafond  une  couche  de  sciure  de  cinquante  cen- 


204 


REVUE    DES    DEUX   MONDES. 


timètres.  Cette  précaution  suffit  pour  maintenir  dans  sa  chambre, 
grâce  à  un  peu  de  feu,  une  température  régulière. 

Des  amis  de  Paris  sont  ici  pour  quelques  jours  seulement;  ils 
ont  l'intention  d'acheter  ou  de  louer  une  villa  pour  l'hiver.  Mon 
maître  les  promène  en  voiture  et  en  bateau  ;  il  fait  son  possible 
pour  leur  être  utile,  car  ils  sont  âgés.  Quanta  lui,  il  a  repris  son 
Angélus,  auquel  il  travaille  avec  une  lenteur  obstinée. 

Nous  voici  fin  novembre.  Monsieur  se  plaint,  il  dit  qu'il 
ressent  des  douleurs  partout.  Comme  c'est  étrange  !  Il  a  main- 
tenant une  bonne  mine,  bien  reposée,  il  a  même  acquis  de 
l'embonpoint.  Souvent  il  prend  des  bains  à  la  maison  et  tous 
les  jours  sa  douche  à  l'établissement.  Son  appétit  est  satisfaisant 
et  régulier.  Il  m'a  bien  dit  deux  ou  trois  fois  que  j'avais  salé  un 
peu  trop  fort;  mais  il  ne  boudait  pas  le  plat  pour  cela.  Il  voit 
maintenant  le  docteur  Gimbert,  son  médecin  habituel  de  Cannes. 
Son  ami  le  docteur  Georges  Daremberg  étant  installé  déjà  ici 
pour  la  saison,  c'est  à  lui  qu'il  va  conter  ses  misères.  Dans 
l'ensemble,  la  situation  me  paraît  bonne,  à  part  les  nuits.  Jamais 
mon  pauvre  maître  ne  peut  goûter  un  sommeil  régulier  avant 
trois  heures  du  matin.  S'il  lui  arrive  de  s'endormir  avant,  je 
suis  toujours  sûr  qu'à  deux  heures,  il  m'appellera. 


6  décembre.  —  Cet  après-midi  il  va  en  mer  avec  le  docteur 
Daremberg,  qui  est  venu  aujourd'hui  déjeuner  chez  lui.  Ils  ont 
ri  en  se  rappelant  des  épisodes  de  leur  jeunesse.  Je  remarquai 
que  le  docteur  se  faisait  un  plaisir  de  rappeler  subitement  à 
M.  de  Maupassant  certains  détails,  pour  voir  s'il  y  répondrait 
tout  de  suite  et  directement.  Mais  il  en  fut  pour  ses  frais,  car  il 
ne  put  prendre  une  seule  fois  mon  maître  au  dépourvu. 


16  décembre.  —  Vers  le  soir,  il  se  promène  dans  son  bout  de 
jardin  et  revient  toujours  tourner  autour  de  sa  corbeille 
d'oeillets.  Parfois  il  se  baisse  pour  les  admirer  de  plus  près;  il 
y  en  a  déjà  de  fleuris  et  des  milliers  de  boutons  sont  près 
d'éclore...  Je  suis  dans  un  coin  avec  Bernard,  en  train  de  net- 
toyer le  tricycle.  Mon  maître  me  dit  que  je  peux  en  disposer, 
car  c'est  un  instrument  trop  dangereux  dans  ces  pays  de  mon- 
tagnes... 


LA  MORT  DE  GUY  DE  MAUPASSANT.  205 

Le  joiir  de  Noël,  je  vais  à  bord  avec  mon  maître,  pour  faire 
une  sorlie,  mais  le  vent  est  tombé  ;  puis  c'est  fête  pour  les 
matelots.  Quand  je  reviens  à  la  maison,  il  est  déjà  rentré,  et  il 
me  demande  s'il  n'est  pas  trop  tard  pour  que  je  lui  prépare  un 
bain.  Je  me  hâte,  le  bain  est  bientôt  prêt.  Il  dîne  très  bien 
après  ce  bain. 

Le  soir,  Bernard  accompagne  Raymond  qui  venait  coucher 
au  chalet.  Mon  maître  les  entend  et  vient  leur  dire  bonsoir  à  la 
cuisine.  On  en  arrive  à  parler  fête  et  religion.  M.  de  Maupassant 
nous  dit  alors  que  la  première  nouvelle  qu'il  écrirait  serait 
le  Moine  de  Fécamp  et,  en  quelques  mots,  il  nous  expose  son 
sujet.  Il  avait  vu  dans  un  grenier  de  Fécamp  un  moine  qui 
vivait  retiré  depuis  des  années,  u  Par  la  femme  qui  lui  portait 
sa  nourriture,  j'ai  su,  dit-il,  bien  des  choses  curieuses.  Ce 
moine,  je  l'ai  vu  à  deux  reprises;  je  suis  sûr  qu'il  est  loin  de 
se  douter  comme  je  vais  l'assaisonner.  Je  veux  le  présenter  sous 
des  formes  inattendues,  et  l'Ermite  de  l'Estérel  ne  comptera 
plus  après  ce  type  fameux.  » 

Et  nous  tous  de  rire  avec  lui  de  ces  êtres  étranges  qui  se 
toquent  de  solitude  et  quittent  les  sentiers  battus  pour  se  jeter 
au  désert  comme  les  saints  de  la  Thébaïde.  «  Vous  vous  rap- 
pelez, me  dit  à  ce  sujet  M.  de  Maupassant,  les  cérémonies 
nocturnes  de  nos  voisins  à  Divonne  ;  en  voilà  encore  qui  m'ont 
servi  des  documens  qui  ne  seront  pas  perdus.  » 


Le  26,  dans  le  courant  de  l'après-midi,  mon  maître  me  dit 
qu'il  va  faire  une  promenade  sur  la  route  de  Grasse.  Dix  mi- 
nutes plus  tard,  il  était  de  retour;  j'étais  occupé  à  ma  toilette. 
11  m'appelait  très  fort,  voulait  me  voir  à  toute  force  et  tout  de 
suite,  pour  me  dire  ce  qu'il  avait  vu  sur  la  route  du  cimetière. 
Une  ombre,  un  fantôme!  En  tout  cas,  il  avait  été  victime  d'une 
hallucination  quelconque.  Je  compris  qu'il  avait  eu  peur,  mais 
il  ne  voulut  pas  l'avouer,  ' 

Le  27,  en  déjeunant,  il  tousse  un  peu;  il  me  dit  très  sérieu 
sèment  que  sûrement  une  partie  du  filet  de  sole  qu'il  vient  de 
manger  est  passée  dans  ses  poumons  et  qu'il  peut  en  mourir. 
Ma  courte  science  ne  me  permet  pas  de  prendre  au  sérieux  cette 
affirmation.  Je  me  borne  à  lui  conseiller  de  boire  du  thé  très 
chaud.  Le  résultat  fut  bon;  une  heure  après,  il  descendait  le 


206  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

chemin  qui  conduit  au  port  et  faisait  une  jolie  promenade  sur 
son  Bel-Ami.  J'étais  assurément  bien  loin  de  penser  que  ce 
serait  sa  dernière  !  Il  rentra  vers  cinq  heures  assez  content,  mais 
las.  Une  bonne  friction  le  remit;  il  se  reposa  en  attendant  le 
dîner  et  prit  son  repas  comme  d'habitude. 

Le  soir,  Raymond  me  dit  que  Monsieur  avait  eu  de  la  peine 
à  monter  dans  le  canot  et  à  débarquer;  que  visiblement  ses 
jambes  ne  lui  obéissaient  plus.  Par  moment,  il  les  levait  trop 
haut  ou  les  posait  trop  vite.  11  s'était  plaint  à  moi  déjà  de  cette 
difficulté  à  se  mouvoir. 


5P  décembre,  cinq  heures  du  soir.  —  Mon  maître  se  met 
dans  son  bain.  Au  même  moment  arrive  son  ami  le  docteur 
Daremberg.  Je  l'avertis  que  M.  de  Maupassant  vient  d'entrer 
dans  sa  baignoire  ;  il  me  répond  sur  un  ton  très  gai  :  «  Gela 
me  laisse  froid,  j'ai  autant  de  plaisir  à  voir  Maupassant  dans 
l'eau  que  dans  son  salon.  »  En  entrant  dans  la  salle  de  bain,  il 
lui  crie  :  «  Ne  sors  pas  tes  mains  de  l'eau,  mon  vieux;  le 
cœur  y  est,  pas  de  protocole  entre  nous  !  Comment  vas-tu?  » 
Deux  rires  sonores  se  croisent  dans  le  vide  de  cette  salle  sans 
meubles. 

Quand  ce  joyeux  compagnon  partit,  je  l'accompagnai  jusqu'à 
la  porte  du  jardin  et  voici  à  peu  de  chose  près  le  langage  qu'il 
me  tint  :  «  Votre  maître  est  d'une  complexion  très  forte,  mais  il 
est  atteint  d'une  maladie  qui  ne  ménage  pas  le  cerveau.  Eh  bien  ! 
il  vient  de  me  faire  le  récit  de  son  voyage  en  Tunisie  avec  une 
facilité  incroyable,  citant  les  dates,  les  noms  des  personnes  vues 
sans  chercher,  sans  une  hésitation.  Tout  cela  lui  vient  sponta- 
nément, sans  peine  ;  il  ma  parlé  comme  quelqu'un  qui  n"a  rien 
à  craindre  d'ici  longtemps.  Donc,  patience  et  courage,  mon  bon 
François.  » 


Le  30  décembre,  nous  avons  au-dessus  des  montagnes  de 
l'Estérel  et  sur  toute  la  partie  Ouest  du  ciel  une  aurore  boréale 
des  plus  imposantes.  Mon  maître  m'emmène  par  le  chemin  qui 
contourne  le  jardin  de  M"'*  Littré.  De  là,  on  voit  le  phénomène 
dans  toute  son  étendue,  rien  ne  gène  le  regard.  M.  de  Maupas- 
sant semble  heureux  de  vivre.   «  Jamais,  dit-il,  je  n'ai  vu  pa- 


LA  MORT  DE  GUY  DE  MAUPASSANT.  207 

reille  féerie  dans  le  ciel,  cela  ne  ressemble  en  rien  aux  aurores 
boréales  d'an  rose  orangé  que  j'ai  contemplées  ailleurs.  Voyez 
donc,  c'est  rouge  sang!  »  Et  c'était  vrai,  le  ciel  était  si  rouge 
qu'on  avait  peine  à  le  fixer  pendant  quelques  minutes.  Monsieur 
essaya  de  me  faire  comprendre  comment  se  produisent  ces  mé- 
téores lumineux  composés  d'une  forte  partie  d'électricité  et  de 
tluide  magnétique  qui  se  trouve  aux  environs  des  pôles. 


Le  dernier  jour  de  décembre,  il  me  dit  avoir  mieux  dormi 
que  d'habitude.  Quand  il  eut  pris  ses  œufs  et  son  thé,  il  me  pré- 
vint qu'il  avait  un  ami,  M.  Muterse,  à  déjeuner,  et  qu'il  ferait 
sa  toilette  de  bonne  heure,  pour  aller  prendre  sa  douche  et  être 
revenu  avant  Tarrivée  de  son  invité.  A  midi  et  demi,  on 
se  met  à  table,  mais  Monsieur  a  mal  à  la  tête  et  demande  bientôt 
la  permission  de  se  retirer  dans  sa  chambre,  la  conversation 
lui  étant  pénible. 

Vers  trois  heures,  mon  maître  se  trouve  mieux;  nous  allons 
ensemble  du  côté  de  la  villa  Bellevue.  Nous  passons  chez  Rose, 
la  femme  qui  vient  en  journée  à  la  maison,  puis  à  la  villa  Conti- 
nentale. Nous  faisons  une  enquête  sur  un  sujet  qui  touche  à 
notre  repos,  nous  recherchons  quelle  raison  éloigne  ou  attire 
les  moustiques.  Ainsi,  à  la  villa  Continentale,  nous  étions  lit- 
téralement dévorés  par  ces  cousins  peu  aimables,  et,  ici,  dans 
ce  petit  chalet  que  nous  habitons,  et  qui  fait  partie  du  même 
quartier,  pas  un  moustique. 

Pourtant,  nous  avons  un  fossé  avec  des  cailloux  dans  le  fond 
comme  à  la  villa,  nous  avons  même,  en  plus,  un  lavoir  et  une 
citerne  non  couverte  dans  le  jardin,  et  jamais  nous  n'avons  vu 
un  de  ces  insectes  redoutables. 


/"  janvier  189^.  —  Dès  sept  heures,  mon  maître  est  levé,  je 
lui  monte  son  eau  chaude  pour  sa  toilette,  car  nous  devons 
prendre  le  train  de  neuf  heures  pour  aller  chez  Madame,  mère 
de  M.  de  Maupassant,  mais  il  éprouve  de  la  difficulté  pour  se 
raser.  Il  me  dit  qu'il  a  un  brouillard  devant  les  yeux,  et  que 
pour  le  moment  il  ne  se  sent  pas  en  état  pour  se  rendre  chez  sa 
mère.  Je  lui  viens  en  aide  du  mieux  que  je  peux.  Il  prend  deux 
œufs  et  son  thé;  cela  le  remet,  il  se  sent  mieux.  J'ouvre  alors 


208  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

la  fenêtre  toute  grande,  l'air  et  le  soleil  pénètrent  à  flots  dans 
la  chambre. 

Le  courrier  arrive;  il  lit  quelques  lettres,  de  bous  souhaits, 
toujours  les  mêmes,  me  dit-il.  Puis  les  matelots  arrivent  et 
Monsieur  descend  pour  les  recevoir.  J'entends  ces  hommes  pro- 
noncer les  formules  banales  qu'on  répète  chaque  année.  Mais 
ici  au  moins,  s'il  y  a  redite,  les  souhaits  de  ces  braves  gens 
avaient  un  accent  d'inimitable  sincérité,  on  sentait  qu'ils 
s'adressaient  à  l'homme,  au  bon  maître,  qu'ils  aimaient,  sans 
arrière-pensée  d'intérêt.  Je  vins  à  mon  tour  serrer  la  main  à 
mes  compagnons  de  terre  et  de  mer. 

Il  est  dix  heures,  Monsieur  me  demande  si  je  suis  prêt  à 
partir,  «  car,  ajoute-t-il,  si  nous  n'y  allons  pas,  ma  mère  va 
croire  que  je  suis  malade.  »  Nous  prenons  le  train.  Pendant  le 
parcours,  M.  de  Mau passant  regarde  la  mer  par  la  fenêtre;  elle 
est  belle  et  bleue  sous  un  ciel  très  pur,  avec  un  bon  vent  d'Est. 
11  me  fait  remarquer  que  ce  temps  ensoleillé  serait  admirable 
pour  tirer  une  bordée.  Puis,  tout  au  spectacle,  il  me  demande 
de  parcourir  les  journaux  et  de  lui  dire  si  je  vois  quelque  chose 
qui  puisse  l'intéresser. 


Une  fois  chez  Madame,  je  fais  et  je  sers  le  déjeuner;  mon 
maître  a  paru  manger  de  bon  appétit.  Il  y  avait  à  table  sa  mère, 
sa  belle-sœur,  sa  nièce  et  sa  tante,  M™*  d'Harnois,  qu'il  aimait 
beaucoup.  Il  lui  est  arrivé  plus  d'une  fois,  quand  son  cœur  était 
trop  plein,  d'aller  le  vider  près  d'elle;  elle  avait  des  dons  na- 
turels et  particuliers  pour  compatir  à  ses  peines  et  le  soulager. 

A  quatre  heures,  la  voiture  vient  nous  prendre  ;  en  allant  à 
la  gare,  nous  achetons  une  grande  caisse  de  raisin  blanc  pour 
continuer  la  cure  habituelle.  Au  chalet,  M.  de  Maupassaut 
change  de  vôtemens,  met  une  chemise  de  soie  pour  être  plus  à 
l'aise,  puis  il  dîne,  comme  à  l'ordinaire,  d'une  aile  de  poulet, 
de  chicorée  à  la  crème  et  d'un  soufflé  crème  de  riz  vanillé,  le 
tout  arrosé  d'un  verre  et  demi  d'eau  minérale.  Jusqu'à  près  de 
dix  heures,  il  marche  d'un  bout  à  lautre  du  salon  et  de  la  salle 
à  manger;  de  temps  à  autre,  il  pousse  jusqu'à  la  cuisine,  dont 
la  porte  de  communication  est  restée  ouverte.  Il  nous  jette  à 
peine  une  parole,  à  Raymond  et  à  moi. 

Quand  je  lui  montai  une  tasse  de  camomille  dans  sa  chambre. 


LA  MORT  DE  GUY  DE  MAUPASSANT.  209 

il  me  suivit  aussitôt  et  se  plaignit  de  douleurs  dans  le  dos. 
«  Cela  le  tenait  jusque  dans  la  région  lombaire,  »  disait-il  ;  je 
lui  posai  une  série  de  ventouses  et,  au  bout  d'une  heure,  la 
soufï'rance  se  calma.  A  onze  heures  et  demie,  il  se  mit  au  lit. 
Assis  sur  ma  chaise  basse,  dans  la  chambre  voisine,  j'attendais 
qu'il  s'endormît.  Après  avoir  pris  sa  tasse  de  tisane,  il  mangea 
du  raisin  et  ferma  les  yeux;  il  était  minuit  et  demi. 

Je  me  retirai  dans  ma  chambre  en  laissant  ma  porte  ouverte. 
Un  moment  après,  la  sonnette  de  la  porte  du  jardin  tinta  : 
c'était  un  porteur  de  dépêches.  Je  rentrai  et  donnai  un  coup 
d'oeil  dans  la  chambre  de  mon  maître  pour  voir  s'il  dormait,  et 
s'il  était  possible  de  lui  remettre  ce  pli,  qui  venait  d'un  pays 
d'Orient,  m'avait  dit  le  facteur.  Mais  Monsieur  reposait  profon- 
dément, la  bouche  légèrement  entr'ouverte  ;  je  retournai  me 
coucher. 

Il  était  environ  deux  heures  moins  un  quart  quand  j'entendis 
du  bruit  ;  je  cours  dans  la  petite  chambre  qui  touche  l'escalier, 
je  trouve  M.  de  Maupassant  debout,  la  gorge  ouverte.  Tout  de 
suite  il  me  dit  :  «  Voyez,  François,  ce  que  j'ai  fait.  Je  me  suis 
coupé  la  gorge,  c'est  un  cas  absolu  de  folie  [sic)...  » 

J'appelle  aussitôt  Raymond.  Nous  plaçons  mon  maître  sur 
le  litde  la  chambre  voisine,  je  fais  un  pansement  sommaire  de 
la  plaie.  Le  docteur  Valcourt  mandé  d'urgence  veut  bien  venir 
à  notre  aide  en  cette  triste  circonstance.  Il  était  déjà  un  peu 
âgé;  même  avec  plusieurs  lampes,  il  ne  voyait  pas  assez  clair 
pour  faire  les  sutures  nécessaires.  Alors  le  courageux  Raymond 
entreprend  de  les  faire  lui-même,  au  point  de  voile,  comme  il 
disait,  et,  ma  foi,  il  s'en  tire  à  son  honneur. 

Mon  pauvre  maître  était  absolument  calme,  il  ne  prononça 
pas  une  parole  en  présence  du  docteur.  Quand  le  médecin  fut 
parti,  il  nous  dit  tous  ses  regrets  d'avoir  fait  une  «  pareille 
chose  »  et  de  nous  causer  tant  d'ennui.  Il  nous  donna  la  main, 
à  Raymond  et  à  moi  ;  il  voulait  nous  demander  pardon  de  ce 
qu'il  avait  fait,  il  mesurait  toute  l'étendue  de  son  malheur  ;  ses 
yeux  grands  ouverts  se  fixaient  sur  nous  comme  pour  nous 
demander  quelques  paroles  de  consolation,  d'espoir,  si  c'était 
possible. 

D'où  nous  vient,  en  de  pareils  momens  (momens  si  pénibles 
qu'il  semble  que  nous  ne  pourrions  les  revivre  à  nouveau  sans 
que  notre  raison  y  sombre),  la  force  inconnue  qui  nous  commande 

TOME    II.    —    1911.  14 


210  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

de  lutter  contre  l'évidence  même?  Je  continuai  de  mon  mieux 
à  consoler  le  blessé  avec  tout  ce  que  je  pouvais  trouver  de  pa- 
roles apaisantes.  Vingt  fois  je  les  répétais  et  elles  faisaient  quand 
même  du  bien  à  mon  pauvre  maître  qui  se  raccrochait  éper- 
dument  à  un  espoir  insensé.  Enfin  sa  tète  s'inclina,  ses  paupières 
se  fermèrent, il  s'endormit... 

Raymond,  appuyé  sur  le  pied  du  lit,  était  anéanti,  à  bout 
de  force  :  il  avait  donné  tout  ce  dont  il  était  capable  ;  il  était 
d'une  pâleur  effrayante.  Je  lui  conseillai  de  prendre  un  peu  de 
rhum,  ce  qu'il  fit,  et  alors  de  sa  poitrine  de  colosse  sortent  des 
sanglots  à  croire  qu'elle  allait  éclater;  ses  yeux  restaient  secs. 
Tous  deux,  nous  avons  veillé  notre  bon  maître  ;  je  ne  bougeais 
pas,  car  il  avait  une  main  posée  sur  un  de  mes  bras;  je  crai- 
gnais tant  de  le  réveiller  que  nous  ne  parlions  même  plus,  La 
lumière  des  lampes  avait  été  baissée  et,  dans  l'obscurité,  nous 
pensions  à  l'irréparable  malheur. 

Que  de  choses  me  sont  passées  par  la  tête  dans  cette  fin  de 
nuit  !  Parfois,  je  souhaitais  que  tout  s'arrêtât  et  que  ma  vie  fût 
suspendue,  tant  elle  était  pénible  à  supporter.  Puis,  je  voulais 
reprendre  espoir,  je  me  disais  que  puisque  mon  maître  raison- 
nait, quil  reconnaissait  l'absurdité  de  ce  qu'il  avait  fait,  c'est 
que  son  esprit  n'était  pas  mort;  donc,  je  pouvais  encore  espérer, 
A  force  de  raisonnement,  j'arrivais  à  me  persuader  que  je  sau- 
rais bien  le  guérir  et  que  cet  accident  disparaîtrait  avec  le 
temps.  Je  me  représentai  qu'il  était  impossible  qu'il  nous  quittât 
ainsi,  quand,  la  veille  encore,  il  nous  parlait  en  termes  si  lucides 
de  ses  travaux,  de  son  Moine  de  Fécamp  et  de  son  Angélus.  En 
tout  cas,  je  me  promettais  de  faire  tout  ce  qui  dépendrait  de 
moi  pour  combattre  le  mal,  qui  n'était  pas,  me  disais-je,  invin- 
cible, en  considérant  surtout  la  robuste  constitution  de  M.  de 
Maupassant. 

Quand  il  se  réveilla,  à  huit  heures,  j'étais  convaincu  que 
cela  irait  mieux,,.  Bernard  arriva  :  il  fut  saisi  à  la  vue  de  notre 
malade;  c'est  que  maintenant  il  avait  pâli  d'une  manière 
effrayante.  Je  tàtai  sa  main  pour  voir  s'il  avait  de  la  fièvre  ; 
iTiais  non,  elle  était  fraîche.  Je  lui  demandai  s'il  voulait  prendre 
du  thé,  puisqu'il  était  l'heure.  Il  me  répondit  à  peine  ;  je  lui 
présentai  un  lait  de  poule  qu'il  accepta..,  A  midi,  il  était  tou- 
jours dans  un  état  de  prostration  complète,  indifférent  à  tout; 
son  calme  me  faisait  peur... 


LA  MORT  DE  GUY  DE  MAUPASSANT.  211 

Toute  cette  journée  et  aussi  celle  qui  suivit,  mon  maître 
resta  accablé. 

A  huit  heures  du  soir,  il  se  souleva  pour  me  dire  subitement, 
avec  une  animation  fiévreuse  :  «  François,  vous  êtes  prêt? Nous 
partons,  la  guerre  est  déclarée.  »  Je  lui  répondis  que  nous  ne 
devrions  partir  que  le  lendemain  matin.  «  Comment!  s'écria-t-il, 
stupéfait  de  ma  résistance,  c'est  vous  qui  voulez  retarder  notre 
départ,  quand  il  est  de  la  plus  grande  urgence  d'agir  au  plus 
vite?  Enfin,  il  a  toujours  été  convenu  entre  nous  que,  pour  la 
revanche,  nous  marcherions  ensemble.  Vous  savez  bien  qu'il 
nous  la  faut,  à  tout  prix,  et  nous  l'aurons.  » 

En  effet,  il  m'avait  fait  jurer  de  le  suivre  en  cas  de  guerre 
avec  l'Allemagne  ;  nous  devions  aller  ensemble  défendre  la  fron- 
tière de  l'Est.  Pendant  nos  déplacemens,  il  me  confiait  son 
livret  militaire,  de  crainte  qu'il  ne  s'égarât  dans  la  grande  quan- 
tité de  papiers  qu'il  possédait. 

La  soirée  s'avançait,  mon  pauvre  maître  persistait  dans  ses 
idées  et  s'irritait  de  ma  lenteur.  La  situation  devenait  critique, 
car  il  ne  pouvait  comprendre  que  ce  fût  moi  qui  mît  obstacle 
à  notre  départ...  Heureusement,  Rose,  la  femme  de  journée,  se 
montra.  Elle  avait  sur  lui  une  autorité,  une  influence  vraiment 
surprenantes  ;  c'était  une  grande  femme  aux  traits  accusés  comme 
ceux  d'une  Napolitaine,  aux  cheveux  bouclés  poivre  et  sel.  Tout 
ce  qu'elle  disait  l'impressionnait,  il  était  docile  à  ses  conseils 
et  ne  les  discutait  pas. 

Le  jour  suivant,  l'infirmier  envoyé  par  la  maison  de  santé 
du  docteur  Blanche  arriva,  et  je  pus  aller  jusqu'à  Cannes.  Je 
passai  chez  notre  boucher  pour  lui  annoncer  mon  prochain 
départ,  et  la  triste  nouvelle...  Il  était  en  train  de  dépecer  un 
mouton,  il  prit  la  note  que  je  devais  régler,  la  posa  sur  l'étal 
et  resta  absolument  interdit  pendant  quelques  minutes.  Sa  femme 
essaya  de  le  rappeler  à  la  réalité  en  lui  demandant  ce  qu'il 
avait.  Il  répondit  :  «  Rien,  rien,  mais  je  ne  puis  croire  ce  que 
l'on  vient  de  m'apprendre.  Comment!  ce  monsieur  que  je  voyais 
passer  plusieurs  fois  par  jour  par  ici  et  aller  au  port,  serait 
devenu?...  Pourtant,  sa  démarche  gaillarde  était  d'un  homme 
plein  de  vie  et  de  santé,  il  faisait  plaisir  à  voir.  J'avais  lu 
quelques-uns  de  ses  contes,  et  je  l'aimais  beaucoup  ;  c'était  un 
grand  écrivain.  Ah!  quel  malheur!...  »  Le  cœur  de  ce  brave 
homme   éclata,   il  porta  à  ses  yeux  un  mouchoir   et   ne  put 


212  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

retenir  ses  larmes.  Sa  femme  me  dit  alors  :  «  Il  y  a  quinze  ans 
que  nous  sommes  mariés,  c'est  la  première  fois  que  je  le  vois 
pleurer!  » 


Je  crois  que  nous  sommes  le  G  janvier.  Rose  et  le  gardien 
sont  près  de  mon  maître  qui  est  calme.  Pour  moi,  j'en  arrive  à 
être  inconscient,  je  me  meus  comme  une  machine,  mais,  aussi- 
tôt que  mes  regards  tombent  sur  le  malade,  je  reviens  à  la 
réalité.  Je  crains  toujours  qu'il  ne  revienne  sur  notre  différend 
à  propos  du  départ  pour  la  guerre...  Étrange  hallucination  ! 

Nous  sommes  maintenant  dans  un  wagon-lit,  attelé  au  rapide 
de  Paris;  nous  allons  à  la  maison  du  docteur  Blanche,  à  Passy, 
où  mon  maître  va  être  interné,  guérir  peut-être.  Il  est  là,  cou- 
ché sur  le  lit  du  milieu,  il  ne  manifeste  aucune  agitation,  il  est 
doux  comme  un  enfant...  Le  train  file  à  toute  vapeur,  nous  tra- 
versons  les  montagnes  de  l'Estérel.  Je  suis  debout,  j'appuie  ma 
main  sur  la  portière  ;  elle  s'ouvre  toute  grande.  Encore  un  peu, 
j'étais  lancé  dans  le  vide.  Comment  je  me  suis  maintenu?  je 
ne  saurais  le  dire.  Quand  j'eus  refermé  la  portière  et  repris  pos- 
session de  moi-même,  le  gardien  me  dit  :  «  Vous  l'avez  échappé 
belle  !  Il  était  écrit  que  vous  ne  deviez  pas  mourir,  sans  doute 
parce  que  votre  maître  a  besoin  de  vous  pour  se  remettre.  » 
Cette  parole  me  frappa,  je  sentis  mon  courage  me  revenir... 

Passy,  7  janvier.  —  Toute  cette  première  journée,  mon 
maître  se  repose  ;  il  me  paraît  bien  fatigué,  il  a  cependant  dormi 
pendant  la  plus  grande  partie  du  voyage... 

Trois  jours  après  notre  arrivée  dans  cette  maison  de  santé, 
M.  le  docteur  Blanche  se  présenta  à  onze  heures  du  matin.  M.  de 
Maupassant  commençait  à  déjeuner.  Après  lui  avoir  dit  bonjour 
et  serré  la  main,  le  célèbre  aliéniste  s'assit  et  assista  au  repas. 
11  parla  de  ditïérentes  choses,  lui  posa  des  questions  à  l'impro- 
viste.  Mon  maître  répondit  à  tout  avec  à-propos.  Il  faut  dire 
qu'il  connaissait  déjà  M.  Blanche  et  qu'il  l'estimait  beaucoup. 
En  sortant,  le  docteur  me  dit:  «  Votre  maître  fait  tout  ce  que 
vous  lui  demandez,  c'est  une  bonne  chose.  Il  a  répondu  juste  à 
mes  questions,  tout  espoir  n'est  pas  perdu!...  Attendons...  » 
Ces  paroles  d'espoir  me  mirent  du  baume  au  cœur  et  je  bénis 
ce  brave  homme,  aux  cheveux  blancs,  à  la  figure  digne,  qui 


LA  MORT  DE  GUY  DE  MAUPASSANT.  213 

inspirait  à  première  vue  confiance.  Mon  maître  pouvait  guérir! 
L'illustre  spécialiste  l'avait  dit  et  je  crus  en  lui. 

Jusque  vers  le  20  avril,  je  soignai  donc  M.  de  Maupassant, 
secondé  par  les  infirmiers,  avec  la  ferme  pensée  d'arriver  à  un 
bon  résultat.  Sa  santé  physique  était  bonne,  son  moral  me 
paraissait  aussi  très  amélioré.  A  peine  quelques  hallucinations 
venaient-elles  traverser  son  repos  d'esprit.  Parfois  il  se  plaisait 
à  nous  raconter  des  plaisanteries  très  drôles,  avec  cette  verve 
inimitable  que  je  lui  connaissais  et  il  était  heureux  de  nous  voir 
rire,  son  gardien  et  moi. 

Un  soir  d'avril,  j'étais  occupé  à  écrire  à  M"*  de  Maupassant. 
Tout  à  coup  il  me  reprocha  de  m'être  substitué  à  lui,  au  journal 
le  Figaro,  et  d'avoir  médit  de  lui  dans  le  ciel  [sic).  Il  ajouta: 
«  Je  vous  prie  de  vous  retirer,  je  ne  veux  plus  vous  voir.  »  Je 
restai  stupéfait,  mon  cœur  se  contracta,  mais,  sur  les  conseils 
de  Baron,  le  gardien,  qui  savait  mieux  que  moi  qu'il  ne  fallait 
pas  contrarier  ce  genre  de  malades,  je  me  retirai. 

Le  lendemain,  mon  pauvre  maître  me  reçut  aussi  bien  que 
d'habitude  et  me  demanda  si  nous  irions  bientôt  chez  lui,  rue 
Boccador. 

Dans  la  journée,  je  signalai  au  docteur  Blanche  la  scène 
inquiétante  qui  avait  eu  lieu  en  lui  répétant  textuellement  ce 
qu'il  m'avait  dit.  A  ce  récit,  les  traits  de  l'aliéniste  se  contrac- 
tèrent, devinrent  durs  ;  les  sourcils  froncés,  il  prononça:  «  Tant 
pis!  c'est  ce  que  je  craignais.  »  Il  descendit  très  vite  l'escalier, 
et  il  me  sembla  qu'il  serrait  bien  plus  fort  que  d'habitude  la 
rampe  en  bois  sur  laquelle  il  s'appuyait  toujours.  Je  restai  per- 
plexe. Quand  je  pus  rassembler  mes  impressions,  je  conclus 
que  le  savant  désespérait  décidément  de  la  santé  morale  de  son 
illustre  client.  Alors  je  pensai  :  S'il  va  moins  bien,  s'il  n'y  a 
plus  espoir  de  guérison,  pourquoi  le  laisser  ici?  Nous  serions 
bien  mieux  à  la  campagne,  un  homme  et  moi  suffirions  à  gar- 
der le  malade,  puisqu'il  est  halluciné,  et  qu'il  n'a  jamais  la 
moindre  velléité  de  révolte.  L'autre  jour,  il  m'a  bien  dit  de  me 
retirer,  mais  le  lendemain  il  n'y  pensait  plus. 


16  juin  1892.  —  M"^  de  Maupassant  est  absolument  de  mon 
avis  ;  elle  désirerait  une  autre  organisation  d'existence  pour  son 
fils... 


214 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


io  juUlel.  — Tout  a  été  fait  dans  ce  sens  de  la  part  de  la 
mère  de  Monsieur  et  de  celle  de  sa  tante,  M""*  d'Harnois,  qui  a 
toujours  été  pleine  de  sollicitude  pour  lui.  Mais,  à  notre  grand 
regret,  l'on  s'est  heurté  à  l'impossible;  le  malheureux  doit  rester 
enfermé,  réduit  à  I "état  de  mort  vivant  ! 

Le  jour  où  j'appris  cette  décision,  mon  maître  me  reçut  par 
ces  paroles  :  «  François,  quand  irons-nous  enfin  rue  Boccador, 
où  j'ai  tout  ce  qu'il  me  faut  pour  ma  toilette?  Puis  enfin,  mes 
manuscrits  sont  là,  ainsi  que  mes  livres.  La  nourriture  que  vous 
savez  si  bien  me  préparer  me  remonterait,  tandis  qu'ici  je  ne 
guérirai  jamais  !  »  J'étais  obligé  d'entendre  cela,  sans  trouver 
un  mot  à  répondre.  Était-ce  assez  déchirant?  Gomme  d'habitude, 
je  lui  promis  que  notre  retour  rue  Boccador  ne  tarderait  pas.  Je 
dois  dire  que  les  médecins  me  traitèrent  toujours  avec  la  même 
amabilité.  Un  jour,  l'un  d'eux  me  questionna  sur  le  temps  que 
j'avais  passé  au  service  de  M.  de  Maupassant.  Après  un  moment 
de  conversation,  il  me  dit  :  «  Oui,  je  vous  comprends,  mon 
pauvre  garçon,  mais  que  voulez- vous?...   » 


Sepkniôre.  —  Mon  maître  ne  parle  plus  maintenant  de 
retourner  chez  lui...  Un  jour,  il  me  demande  son  ivoire  ancien 
qu'il  avait  donné  en  grand  mystère  et  il  sourit;  malgré  cela,  il 
m'affirme  ne  pas  savoir  ce  que  le  triptyque  est  devenu.  Puis  il 
se  tourne  vers  Baron  pour  le  prendre  à  témoin  que  ce  qu'il 
avançait  était  vrai.  Ce  gardien,  aimable,  souple  et  parfait  dans 
son  métier,  avait  conquis  les  bonnes  grâces  du  malade  ;  il  répond  : 
«  Mais  certainement,  François,  M.  de  Maupassant  a  bonne  mé- 
moire, il  se  rappelle  exactement  ce  détail  et  bien  d'autres  choses, 
comme  vous  avez  pu  le  constater.  » 


Octobre.  —  Nous  allons  dans  le  jardin  toutes  les  fois  que  le 
temps  le  permet.  Les  jours  deviennent  courts  et  sombres;  il  y  a 
déjà  des  brouillards  sur  les  bords  de  la  Seine.  Aujourd'hui,  il 
fait  mauvais,  M.  de  Maupassant  passe  son  temps  au  salon  et 
joue  au  billard. 

Rentré  à  la  maison,  seul,  le  soir,  je  prends  à  l'improviste 
un  volume  dans  l'œuvre  du  maître.  11  m'arrive  de  m'arréter  dans 
la  lecture,  il  me  semble  le  senlir  près  de  moi...  Ses  ouvrages 


LA  MORT  DE  GUY  DE  MAUPASSANT.  215 

sont  tellement  lui-même,  que  je  crois  l'entendre,  je  me  figure 
qu'il  est  là  et  qu'il  va  prononcer  mon  nom,  je  vois  ses  gestes 
souligner  ses  récits,  je  le  retrouve  tout  entier,  avec  le  rire  si 
franc  qu'il  avait  quand  il  me  parlait  de  ses  lecteurs. 

Hélas  !  oui,  je  revis  les  jours  anciens  ;  distinctement  j'entendis 
mon  maître  me  donner  un  ordre  connu  :  «  François,  cet  après- 
midi,  vous  porterez  ma  chronique  au  Gil  Blas.  J'espère  qu'ils 
seront  contens,  puisqu'ils  en  veulent  de  bonnes  !  » 

Son  rire  sonnait  alors,  éclatant  et  plein,  pareil  à  celui  d'un 
enfant  satisfait  d'avoir  achevé  sa  tâche. 


Le  lundi  de  Pâques  3  avril  1893,  je  suis  dans  le  jardin  avec 
mon  maître  et  son  infirmier.  Il  a  beaucoup  maigri  pendant  ce 
long  hiver,  et  sa  marche  est  moins  sûre.  Nous  nous  asseyons 
sur  un  banc,  sous  un  marronnier,  dont  les  jeunes  feuilles  laissent 
filtrer  des  ravons  de  soleil. 

Malgré  tout,  le  malade  éprouve  encore  de  la  satisfaction  à 
voir  la  renaissance  de  la  nature;  il  admire  cette  jolie  pelouse 
au  vert  tendre  qui  s'étend  devant  nous  et  repose  nos  yeux.  Je 
lui  fais  remarquer  la  beauté  d'un  petit  arbuste  qui  a  déjà  sa 
couronne  de  feuilles  panachées,  presque  blanches.  Il  me  répond  : 
«  Oui,  ce  petit  arbre  fait  bien,  mais  ce  n'est  pas  comparable  ù 
mes  peupliers  blancs  d'Etretat,  surtout  sous  un  coup  de  vent 
d'Ouest.  » 

Dans  ce  jardin,  clos  de  murs  sévères,  je  pense  aux  nom- 
breuses promenades  que  nous  avons  faites  ensemble  sur  les 
montagnes,  au  grand  air  libre  et  pur,  je  nous  revois  sur  le 
haut  du  mont  Revard,  quand  mon  maître,  du  bout  de  sa  canne, 
me  montrait  les  montagnes  de  Suisse,  m'indiquait  où  se  trou- 
vaient Chamonix,  Zermatt  et  le  Mont-Rose. 

Je  me  souviens  aussi  que  c'est  là  qu'il  me  dit,  avec  un 
accent  embarrassé  qui  trahissait  un  regret  inavoué,  que  ce 
voyage  de  Suisse  avait  contribué  à  rompre  un  mariage  projeté. 
Tout  de  même,  s'il  s'était  marié,  il  aurait  eu  une  tout  autre 
destinée!...  Un  jour  je  faisais  part  de  cette  impression  à  M.  le 
docteur  Rlanche.  Il  'me  répondit  :  «  Guy  de  Maupassant  était 
trop  artiste  pour  se  marier!  »  Sur  le  moment,  je  pensai:  Le 
docteur  a  peut-être  raison.  Mais  après  avoir  réfléchi,  quand  je 
me  rappelai  combien  mon  maître  était  bon,  sensible  aux  sugges- 


216  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

lions  du  cœur,  je  conclus  que  la  femme  qui  l'aurait  pris  par  la 
délicalesse,  par  la  noblesse  des  sentimens,  aurait  fait  de  lui  ce 
qu'elle  aurait  voulu... 

A  quoi  bon  ce  retour  en  arrière?  On  n'échappe  pas  à  sa 
destinée.  Celle  de  M.  de  Maupassant  fut  fixée  par  une  simple 
rencontre  où  se  décida  son  avenir  au  moment  où  il  allait  suivre 
la  voie  commune. 


En  rentrant  de  notre  promenade,  nous  passons  devant  les 
volières,  qui  renferment  toutes  sortes  d'oiseaux.  Ici,  c'est  Baron 
qui  s'entretient  avec  mon  maître  de  tous  ces  animaux  qui  l'in- 
téressent. Il  s'entend  très  bien  à  ces  choses  de  basse-cour  ;  M.  de 
Maupassant  le  reconnaît  et  écoute  avec  plaisir  ses  explications. 

Le  soir,  quand  je  quittai  mon  maître,  il  me  donna  la  main, 
et  il  me  sembla  encore  plus  triste.  Comme  il  m'était  arrivé  tant 
de  fois  déjà,  je  m'éloignai  de  cette  demeure  le  cœur  serré  ;  jamais 
l'horreur  du  tombeau  vivant  où  le  grand  romancier  était  em- 
muré ne  m'apparut  plus  sinistre... 


...  C'est  la  fm. 

Le  3  juillet  1893,   M.   de  Maupassant    s'éteignait   dans  ce 
sombre  asile,  loin  de  moi,  hélas  !... 


REVUE  DRAMATIQUE 


Comédie-Française  :  Après  moi,  pièce  en  trois  actes  par  M.  Henry  Bern- 
stein.  —  Gymnase  :  Papa,  comédie  en  trois  actes  par  MM.  R.  de  Fiers 
et  G.  A.  de  Caillavet. 

Si  nous  pouvions  douter  que  le  théâtre  \iolent  fût  le  contraire  du 
théâtre  vigoureux,  et  le  théâtre  brutal  le  contraire  du  théâtre  vrai,  la 
démonstration  vient  de  nous  en  être  fournie  de  façon  magistrale  par 
M.  Henry  Bernstein.  Non  que  sa  nouvelle  pièce  soit  sensiblement  in- 
férieure aux  précédentes.  Tout  juste  pourrait-on  dire  que  les  ficelles 
y  sont  un  peu  plus  grosses  et  manœuvrées  avec  moins  de  sûreté.  Mais 
le  cadre  est  différent.  La  Comédie-Française  n'appartient  pas  à  un 
genre  exclusivement  ;  drame  ou  comédie  y  peuvent  être  également  à 
leur  place,  à  condition  toutefois  de  contenir  un  minimum  de  littéra- 
ture. C'est  ce  minimum  de  littérature  que  je  regrette  de  ne  pas 
trouver  dans  les  pièces  de  l'école  du  coup  de  poing.  Ce  que  j'entends 
par  littérature,  ce  ne  sont  pas  d'aUleurs  de  vains  agrémens  de  style  ou 
le  luxe  facile  des  mots  d'auteur.  Non,  mais  c'est  un  peu  d'observation, 
quelque  étude  des  âmes,  un  certain  souci  du  réel.  Les  pièces  de 
M.  Bernstein  en  sont  fâcheusement  dépourvues,  et  celle-ci  comme 
les  autres.  C'est,  au  jugement  de  la  critique  littéraire,  la  tare  essen- 
tielle de  ce  théâtre.  Tout  le  monde  en  a  signalé  la  grossièreté,  et  je 
serai  bien  obligé  de  l'indiquer  à  mon  tour.  Tout  le  monde  a  noté 
l'odieux  des  personnages,  et  il  me  sera  bien  impossible  d'avoir  l'air 
de  ne  pas  m'en  être  aperçu.  Mais  ces  traits  ne  sont  pas  particuliers 
au  théâtre  de  M,  Bernstein,  et  on  pourrait  presque  dire  qu'à  des  degrés 
divers.  Us  sont  caractéristiques  du  théâtre  d'aujourd'hui.  La  marque 
des  productions  de  M.  Bernstein,  c'est  que  tout  y  soit  sacrifié  à  la  situa- 
tion. Il  faut  que  cette  situation  soit  non  seulement  frappante,  saisis- 


âl8  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

santé,  angoissante,  mais  rare,  exceptionnelle,  inouïe.  Il  l'aut  et  il 
suffit...  Pour  établir  cette  situation,  il  n'y  a  ni  invraisemblances  qui 
coûtent  à  l'auteur,  ni  impossibilités  dont  il  ne  fasse  bon  marché.  Il  ne 
tient  nul  compte  ni  de  la  nature,  ni  de  la  logique,  ni  de  l'expérience. 
Ce  sont  les  figures  grimaçantes  créées  par  le  cauchemar  et  qu'un  cri, 
le  son  d'une  voix  humaine  ferait  évanouir.  On  n'imagine  rien  de 
plus  conventionnel,  de  plus  factice,  de  plus  parfaitement  en  dehors 
de  l'humanité  et  de  la  vie.  Par  là  même  ce  théâtre  manque  son  effet. 
Nous  n'arrivons  à  prendre  ni  au  tragique,  ni  même  au  sérieux  cette 
gesticulation  et  ces  rodomontades.  De  loin,  nous  admirons  les  lutteurs 
forains  et  l'énormité  des  poids  qu'ils  enlèvent  dans  l'effort  puissant 
de  leurs  «  doubles  muscles;  »  de  près,  nous  apercevons  le  truquage, 
nous  devinons  que  ces  poids  sonnent  le  creux  et  qu'ils  sont  ^ides; 
nous  laissons  ce  spectacle  aux  badauds  et  nous  passons. 

Les  trois  actes  de  Ajjrès  moi  s'encadrent  dans  la  somptueuse  villa 
qu'un  opulent  financier,  M.  Bourgade,  s'est  fait  bâtir  à  quelques  kilo- 
mètres de  Dieppe.  C'est  l'époque  des  villégiatures.  Il  y  a  dans  la  mai- 
son des  tas  d'invités,  dix-neuf  exactement,  parmi  lesquels  plusieurs 
invitées,  ce  qui  permet  de  varier  le  plaisir  du  bridge  par  d'autres  dis- 
tractions. On  se  fait  d'une  chambre  à  l'autre  de  petites  visites,  qui  ne 
tirent  pas  à  conséquence.  Société  brilla,nte,  mais  un  peu  mêlée.  Nous 
surprenons  entre  une  duchesse  et  un  compositeur  de  musique  un 
bout  de  dialogue  qui  nous  donne  une  haute  idée  de  la  moralité  des 
duchesses  qui  couchent  sous  le  toit  des  financiers.  La  soirée  tire  à  sa 
fin  :  on  échange,  avant  d'aller  dormir,  quelques  propos  ailés.  Ce  genre 
de  conversation  mondaine,  spirituelle,  perverse  et  légère  n'est  pas 
celui  où  excelle  M.  Bernstein.  Mais  il  n'attache  à  ces  premières  scènes 
que  peu  d'importance.  Elles  servent  uniquement  à  occuper  le  tapis, 
je  veux  dii'e  à  permettre  aux  spectateurs  retardataires  de  gagner  leur 
place.  Voici  le  drame  qui  va  commencer. 

Il  débute  par  une  grande  conversation  entre  M.  Bourgade,  M"""  Aloy 
et  James.  A  mesure  que  se  poursuit  l'entretien  qui  réunit  ces  trois 
persoimages,  nous  voyons  leur  figure  se  dessiner  devant  nos  yeux,  ou 
du  moins,  d'après  les  indications  qui  nous  sont  fournies,  nous  nous 
en  formons  une  certaine  image.  M.  Bourgade  est  un  grand  honnête 
homme.  Il  jouit  d'une  réputation  solidement  étabhe  :  il|  est  de  ceux  à 
qui  va  l'estime  universelle,  dont  le  nom  est  synonyme  d'honorabihté 
Iiroverbialo.  De  sa  probité  en  affaires,  ne  parlons  même  pas  :  cela  est 
superflu  et  tout  éloge  que  nous  en  ferions  paraîtrait  injurieux.  Il  manie 
d'énormes  capitaux;  il  est  un  des  rois  du  marché;  jamais  un  soup- 


• 


REVUE    DRAMATIQUE.  219 

çon  ne  l'a  effleuré.  Dans  la  lutte  quotidienne,  il  a  pris  l'habitude  de 
la  décision  prompte,  du  commandement  sans  réplique.  Nous  le  devi- 
nons à  son  geste,  au  son  de  sa  voix,  autoritaire,  impérieux.  Gett* 
rudesse  est  celle  du  bourru  bienfaisant.  Bienfaiteur,  il  l'est  de  ces 
Aloy  avec  lesquels  nous  l'entendons  causer.  M.  Aloy  était  son  ami;  il 
est  mort  laissant  des  affaires  embarrassées;  M.  Bourgade  les  a  prise? 
en  mains,  rétablies,  amplifiées;  il  est  venu  au  secours  de  la  veuve 
et  de  l'orpheUn,  de  la  façon  la  plus  noble,  la  plus  désintéressée. 
M""^  Aloy,  qui  est  maintenant  une  dame  à  cheveux  gris,  James,  qui  est 
un  grand  gaillard  d'une  trentaine  d'années,  ont  pour  lui  une  recon- 
naissance et  un  respect  sans  bornes.  Cela  permet  à  M.  Bourgade 
d'élever  la  voix,  de  parler,  sinon  en  maître,  du  moins  en  chef  de 
famille.  Et  nous  nous  apercevons  en  effet  qu'il  y  a  de  l'irritation, 
je  ne  sais  quoi  de  fébrile  dans  le  ton  dont  il  s'adresse  à  James. 

Il  somme  celui-ci  de  se  décider  sur-le-champ  à  épouser  Henriette 
Fleurion.  Henriette  est  une  jeune  fille  charmante,  cela  va  sans  dire,  et 
en  outre  très  riche,  qui  habite  en  ce  moment  dans  la  villa.  11  n'y 
aurait  qu'un  étage  à  monter  pour  lui  porter  la  bonne  nouvelle  qu'elle 
souhaite  et  qu'elle  attend.  Bourgade  voudrait  que  James  montât  cet 
étage.  Pourquoi  ces  hésitations  et  ces  retards  ?  Il  y  a  des  mois  et  des 
mois  déjà  que  le  jeune  homme  a  été  fiancé  à  Henriette.  Brusquement 
il  est  parti,  prétextant  la  nécessité  d'un  voyage,  prolongeant  au  delà 
de  toutes  hmites  la  durée  de  ce  voyage.  Et  maintenant  qu'il  est  de 
retour,  H  s'obstine  à  une  attitude  bizarre,  incompréhensible.  Qu'il 
s'exécute  enfin  ou  qu'il  s'expUque!  Avec  autant  de  violence  que 
Bourgade  ordonne,  James  refuse.  C'est  le  diapason,  adopté  une  fois 
pour  toutes,  par  les  personnages  de  M.  Bernstein.  Ici  personne  ne 
parle,  et  tout  le  monde  crie.  James  ne  veut  pas  se  marier  et  il  ne 
veut  pas  s'expliquer.  Il  exige  qu'on  le  laisse  tranquille  et  finalement 
quitte  la  partie.  Sur  le  cas  de  James,  nous  n'avons  aucun  doute, 
aucune  incertitude.  Pour  que  ce  garçon  refuse  catégoriquement,  avec 
tant  d'obstination  et  tant  d'âpreté,  la  main  d'une  jeune  fille  si  char- 
mante et  si  riche,  il  y  a  une  raison,  et  il  ne  peut  y  en  avoir  qu'une  : 
il  aime  ailleurs.  Cela  crève  les  yeux.  Nous  nous  étonnons  seule- 
ment qu'une  mère  et  un  intime  ami  de  la  famille  puissent  s'y  trom- 
per. Comment  se  peut-il  que  ni  l'une  ni  l'autre  ne  connaisse  ou  ne 
soupçonne  le  secret  de  James?  Ce  secret,  nous  le  pénétrerons,  avant 
qu'il  soit  longtemps  ;  nous  sommes  là-dessus  bien  tranquilles.  Nous 
attendrons  sans  fièvre.  Mais  pourquoi  M.  Bourgade  tient-il  si  fort 
à  la  conclusion  immédiate  d'un  mariage  avec  Henriette?  Cela  reste 


220  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

plus  obscur.  Il  ne  dit  pas  un  mot  qui  puisse  nous  mettre  sur  la 
voie.  C'est  une  énigme.  Peut-être  la  clef  nous  sera-t-elle  livrée  à 
l'acte  suivant,  où  il  est  convenu  que  M.  Bourgade  et  M™*  Aloy 
auront,  dans  une  pièce  du  premier  étage,  une  importante  conversa- 
tion d'affaires. 

Cependant,  la  scène  étant  restée  vide,  nous  y  voyons  revenir 
James.  Il  a  feint  d'aller  rejoindre  son  yacht  où  il  est  domicilié  ;  en 
réalité,  il  s'est  caché  dans  le  parc,  et  le  voici  de  retour  dans  le  hall  de 
la  villa  où  U  a  un  rendez- vous  avec  qui?  avec  la  femme  de  M.  Bour- 
gade, Irène.  Cette  Irène  n'a  fait  encore  que  passer;  nous  ne  serons 
pas  fâchés  d'apprendre  un  peu  à  la  connaître.  Elle  est  mariée  depuis^ 
dix-sept  ans  ;  elle  est,  depuis  dix-sept  ans,  une  épouse  irréprochable. 
Aime-t-elle  son  mari?  elle  a  du  moins  pour  lui  un  profond  attachement 
fait  d'admiration,  de  respect  et  de  gratitude  pour  cet  homme  si 
exceptionnellement  honnête  et  si  parfaitement  bon.  Le  tromper, . 
commettre  ce  crime  et  cette  \41enie,  elle  ne  s'y  résoudra  jamais.  Voilà 
ce  qu'elle  est  venue  dire  à  James,  et  pourquoi  elle  a  donné  un  rendez-  ' 
vous,  cette  nuit,  à  ce  jeune  homme  ardent  dans  cette  salle  sohtaire. 
Car  nous  savons  maintenant  quel  est  le  secret  de  James  :  il  s'appelle 
Irène.  Cela  date  d'un  soir  où  il  a  vu  Irène  au  bal,  très  décolletée, 
ainsi  que  le  veut  la  mode.  C'a  été  comme  un  paquet  de  cailloux  qu'il 
aurait  reçu  dans  la  poitrine.  Ainsi  s'exprime  ce  jeune  homme  en  un 
langage  ligure  qui  est  apparemment  le  langage  bien  moderne  et 
«  dernier  cri  »  de  la  passion.  Les  poètes  de  jadis,  ceux  de  la  tragédie 
comme  ceux  du  madrigal,  ont  fait  la  consommation  que  l'on  sait  des 
feux  et  des  chaînes,  des  flammes  et  des  fleurs.  Le  paquet  de  cailloux 
est  la  dernière  nouveauté  et  notre  plus  galante  invention.  De  ce  choc 
James  ne  s'est  pas  remis.  Il  s'est  sauvé;  U  a  fui  jusque  dans  l'Orient, 
qui,  de  nos  jours,  n'est  plus  désert;  il  a  emporté  dans  son  cœur  meurtri 
le  tourment  plus  fort  que  l'absence.  Le  voici  maintenant  revenu  tout 
exprès  pour  faire  de  la  femme  de  son  bienfaiteur  sa  maîtresse.  C'est 
très  mal.  Et  nous  qui,  n'ayant  ni  contemplé  le  décolleté  d'Irène,  ni 
reçu  le  fameux  coup,  avons  gardé  toute  notre  Uberté  d'appréciation, 
nous  en  jugeons  sans  indulgence.  S'il  y  avait  ime  femme  au  monde 
qui  dût  être  sacrée  à  James,  c'était  Irène,  de  beaucoup  plus  âgée  que 
lui  et  mariée  à  un  homme  qui  est  pour  lui  un  second  père.  Avoir  reçu 
d'un  homme  conseils,  appui,  assistance,  soins  quasi  paternels,  et  bii 
prendre  sa  femme,  c'est  une  abomination  que  toute  la  phraséologie 
et  la  passion  n'excusent  pas.  Ce  James  est  un  drôle.  Nous  savons  infi- 
niment de  gré  à  Irène  de  le  renvoyer  à  son  romantisme  de  héros  fatal. 


REVUE    DRAMATIQUE.  221 

Honnête  femme,  incapable  de  faillir,  elle  ne  connaît  que  son  devoir... 
Soudain  elle  tombe  dans  les  bras  du  jeune  homme.  C'est  brusque, 
inattendu,  inexpliqué,  comme  tout  sera  brusque,  inattendu,  inexpliqué 
dans  cette  pièce  où  la  malice  semble  être  de  dérouter  le  spectateur  et 
de  l'égarer  pour  ensuite  tomber  sur  lui  à  l'improviste  et  le  prendre  à 
la  gorge.  C'est  l'art  des  préparations  remplacé  par  le  théâtre  guet- 
apens. 

Un  premier  acte  doit  être  un  acte  d'exposition  et  contenir  tous  les 
élémens  d'où  le  drame  par  la  suite  va  se  dégager.  Nous  devons  sup- 
poser qu'il  se  jouera  entre  les  personnages  qui  nous  ont  été  pré- 
sentés et  tels  qu'ils  nous  ont  été  présentés,  que  les  développemens 
découleront  de  la  situation  initiale  telle  qu'elle  a  été  posée.  Qu'avons- 
nous  vu  jusqu'ici  ?  Un  honnête  vieillard  indignement  outragé  par  un 
méchant  gamin.  Cet  ingrat  de  James  apporte  le  déshonneur  et  la  déso- 
lation dans  l'intérieur  du  pauvre  homme.  É\ddemment,  la  pièce  est 
là.  Comment  sera-t-elle  conduite,  et  quels  incidens  imaginera  [l'au- 
teur? Quel  rôle  donnera-t-il  à  Henriette,  la  fiancée  trahie?  Quel  rôle  à 
M"®  Aloy,  la  mère,  qui  va  sans  doute  se  tenir  pour  en  partie  respon- 
sable de  l'ingratitude  de  son  fils?  Nous  n'en  préjugeons  rien  ;  mais  ce 
dont  nous  ne  pouvons  douter,  c'est  que  le  sujet  même  de  la  pièce  ne 
soit  la  souffrance  d'un  homme  de  devoir  et  d'honneur  trahi  par  deux 
misérables...  Or  en  suivant  cette  piste,  sur  laquelle  nous  a  engagés 
l'auteur,  nous  tournons  le  dos  aux  événemens  qui  vont  se  dérouler  au 
second  acte.  Un  élément  nouveau  de  l'action  va  nous  y  être  découvert, 
qiii  sera  l'élément  essentiel,  et  qpie  rien  ne  pouvait  nous  faire  soup- 
çonner. 

Car  Après  moi  est  le  drame  du  spéculateur.  Cet  honnête  homme  de 
M.  Bourgade  est  un  escroc.  Tel  est  le  changement  à  vue  auquel  nous 
assistons  dès  les  premières  minutes  du  second  acte.  Cette  stupéfiante 
nouvelle  nous  est  apportée  par  M.  Bourgade  lui-même,  dans  la  conver- 
sation qu'il  a  voulu  avoir  tout  de  siùte  avec  W^"  Aloy,  conversation 
d'affaires,  qui  se  poursuit  dans  le  salon  du  premier  étage  pendant 
que  se  continue  dans  le  hall  du  rez-de-chaussée  la  conversation  amou- 
reuse d'Irène  et  de  James.  Bourgade  a  spéculé  sur  les  huiles.  En  quoi 
consiste  l'opération,  on  nous  l'explique  longuement,  minutieusement; 
mais  je  craindrais  de  me  noyer  dans  tous  ces  chiffres  et  dans  toute 
cette  huile.  Ce  qui  est  certain,  c'est  qu'il  a  joué  avec  les  fonds  qui  lui 
étaient  confiés,  et  englouti  dans  cette  désastreuse  affaire  toute  la  for- 
tune de  M""'  Aloy  et  de  James.  Il  a  tout  perdu  jusqu'au  dernier  sou. 
Il  les  a  ruinés  jusqu'au  dernier  centime.  Et  voilà  bien  pourquoi  il 


222  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

voulait  faire  épouser  à  James  les  millions  d'Henriette.  Ce  conseil  de 
père  de  famille  était  une  canaillerie  de  plus.  Il  y  a  des  années  et  des 
années  que  Bourgade  mène  cette  vie  de  fourberie  et  de  brigandage, 
au  milieu  de  l'estime  générale.  Que  personne  n'en  ait  rien  su,  ni  Irène, 
ni  M"'*  Aloy,  ni  James,  que  rien  n'en  ait  transpiré,  ni  dans  le  monde 
des  affaires,  ni  dans  le  monde,  c'est  une  des  anomalies  qui  abondent 
dans  ce  théâtre.  Depuis  des  années,  Bourgade  accumule  les  abus  de 
confiance,  manœuvres  frauduleuses  et  tout  ce  qui  concerne  son  état 
de  financier  véreux.  Vraisemblablement,  il  continuerait  avec  la  même 
assurance  imperturbable  et  la  même  intrépidité  de  bonne  conscience. 
Mais  l'heure  a  sonné  de  l'iné^dtable  culbute.  C'est  ce  qui  le  décide  à 
parler.  M""^  Aloy,  la  première  minute  de  stupeur  passée,  dissimule  mal 
un  vif  mécontentement.  Il  nous  est  impossible  de  ne  pas  trouver 
qu'elle  y  a  tous  les  droits. 

Bourgade  a  pris  le  parti  de  se  tuer.  Le  suicide  n'arrange  rien  ;  il 
n'est  pas  une  réparation,  mais  il  est  une  fin  ;  c'est  quelque  chose. 
Avant  de  disparaître,  il  tient  à  régler  ce  qui  arrivera  «  après  lui.  »  Il 
fait  venir  son  vieux  camarade  Friediger  et  le  charge  d'un  certain 
nombre  de  commissions.  Il  a  mis  de  côté  un  peu  d'argent,  pour 
assurer  quelques  petites  rentes  à  Irène  :  ce  n'est  pas  d'un  homme 
d'affaires  très  correct,  mais  c'est  d'un  bon  mari.  Friediger  se  lamente 
et  pleurniche.  Ce  qui  permet  à  l'escroc  de  prendre  des  attitudes  et  de 
faire  des  mots.  <*  Je  suis  peut-être  un  vilain  monsieur,  mais  je  suis 
un  monsieur.  »  Il  est,  comme  vous  voyez,  assez  content  de  lui.  C'est 
un  phraseur  :  il  ne  lui  manquait  que  cela  !  Il  se  plaît  à  étonner  cette 
bonne  bête  de  Friediger.  Il  est  emphatique,  il  est  verbeux,  et  un 
soupçon  nous  Aient.  Les  gens  qui  sont  bien  déterminés  à  se  tuer, 
n'en  disent  rien.  C'est  même  à  cela  qu'on  reconnaît  l'homme  qui  va 
se  suicider  :  son  silence  le  trahit.  Ce  verbiage  nous  inquiète.  Bour- 
gade se  tuera,  puisqu'il  le  dit;  mais  il  le  dit  trop;  éAidemment  il 
n'en  a  pas  du  tout  d'envie;  il  préférerait  attendre.  Resté  seul,  il 
procède  aux  derniers  préparatifs;  il  y  procède  lentement.  Un  tel 
spectacle  est  toujours  pénible,  et  le  plus  court,  en  ce  cas.  est  le 
meilleur.  Celui-ci  se  prolonge.  Bourgade  se  tuera-t-il  ou  ne  se  tuera- 
t-il  pas?  Notez  que  cela  nous  est  bien  indifférent.  Qu'il  se  supprime, 
nous  ne  le  pleurerons  pas  et  nous  ne  nous  en  réjouirons  pas  davan- 
tage. Car  cela  fera  une  canaille  de  moins  par  le  monde,  mais  il  en 
restera  tant  d'autres  !  Enfin  il  appuie  sur  sa  tempe  le  canon  de  son 
revolver... 

A  ce  moment,  la  porte  s'ouvre.  Une  femme  paraît.  C'est  Irène,  mais 


REVUE    DRAMATIQUE.  223 

Irène,  les  cheveux  en  désordre,  le  peignoir  en  déroute,  dans  le  simple 
appareil  d'une  beauté  qui  s'arrache  aux  bras  d'un  amant.  Ce  dépoi- 
traillement,  le  trouble  d'Irène,  l'embarras  de  ses  explications  valent 
tous  les  aveux  :  le  mari  ne  s'y  trompe  pas  :  sa  femme  le  trompe.  Nous 
voilà  enfin  au  centre  même  du  drame.  Nous  tenons  la  situation  pour 
laquelle  toute  la  pièce  a  été  faite.  Tout  ce  quia  précédé  ne  tendait  qu'à 
l'amener;  tout  ce  qui  suivra  n'en  sera  que  le  développement  et  la  con- 
séquence. Un  homme,  acculé  au  suicide  par  des  pertes  d'argent,  au 
moment  où  il  va  presser  la  gâchette  de  son  pistolet,  découvre  que  sa 
femme  le  trompe.  Telle  est  la  situation.  Elle  est  violente,  mais  surtout 
violemment  artificielle.  Faites  le  compte  des  coïncidences  qu'elle 
suppose.  Il  faut  admettre  qu'une  épouse,  jusque-là  fidèle,  renonce  à 
ses  dix-sept  années  de  fidéhté  juste  à  la  minute  oh  son  mari,  jusque-là 
réputé  honnête  homme,  est  mis  par  l'imminence  de  la  banqueroute 
dans  la  nécessité  de  se  supprimer.  Entre  ces  deux  drames,  le  drame 
d"amour  et  le  drame  d'argent,  complètement  indépendans  l'un  de 
l'autre,  il  faut  admettre  que  la  rencontre  s'est  produite  précisément  à 
la  minute  où  l'un  allait  pouvoir  influer  sur  l'autre.  Il  est  trop  clair 
qu'il  en  est  ainsi  parce  que  l'auteur  l'a  voulu  ainsi.  C'est  la  ficelle,  et 
elle  a  l'épaisseur  d'un  câble. 

Vous  me  direz:  «  Cette  rencontre  est  toute  fortuite,  je  l'accorde.  Il 
y  avait  des  milhers  et  des  milliers  de  chances  pour  qu'elle  ne  se  pro- 
duisît pas,  et  une  seule  chance  pour  qu'elle  se  produisît.  Cette  chance 
unique,  le  calcul  des  probabihtés  la  détermine,  et  le  langage  courant 
l'appelle  le  hasard.  Nierez-vous  l'existence  du  hasard?  et,  puisqu'il 
inter\àent  dans  la  vie,  de  quel  droit  prétendez-vous  l'éhminer  du 
théâtre?  »  Je  ne  nie  pas  le  hasard.  Partant  en  voyage,  vous  prenez 
justement  le  train  et  vous  montez  justement  dans  le  wagon  qu'une 
collision  va  mettre  en  miettes.  Vous  promenant  à.  petits  pas  dans 
votre  rue,  vous  passez  précisément  sous  la  cheminée  que  toutes  les 
forces  combinées  de  la  nature  devaient  faire  tomber  à  cette  minute  et 
tomber  sur  votre  tête.  Vous  rentrez  chez  vous  à  l'instant  où  vous 
dérangez  des  cambrioleurs,  à  qui  vous  ne  laissez  d'autre  ressource  que 
de  vous  assassiner.  Autant  de  hasards  que  les  journaux  s'empressent 
d'enregistrer  et  dont  la  curiosité  pubhque  se  régale  sous  la  rubrique 
des  faits  divers.  Certes,  le  théâtre  admet  le  fait  divers;  il  y  a  même  un 
genre,  et  des  plus  \ivans,  qui  ne  vit  pas  d'autre  chose  :  c'est  le  mélo- 
drame. Si  la  situation  d'Ap7'ês  moi  m'était  contée  à  l'Ambigu,  je  me 
garderais  bien  d'élever  aucune  objection.  Je  la  trouverais  johment 
bien  inventée  et  tout  à  fait  amusante.  Mais  nous  sommes  à  la  Comé- 


224  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

die-Française  ;  nous  ne  pouvons  accepter  que  ce  qui  se  passe  sur  notre 
première  scène  littéraire  se  passe  en  dehors  de  la  littérature;  et 
puisque  l'œuvre  nous  est  présentée  dans  ce  cadre,  nous  sommes  bien 
forcés  de  la  discuter  comme  nous  ferions  une  œuvre  littéraire. 

Il  y  a  une  manière,  et,  à  vrai  dire,  il  n'y  en  a  qu'une  seule,  de 
donner  au  hasard  un  rôle  en  httérature  :  c'est  de  le  montrer  secondant 
ou  contrariant  le  travail  de  la  passion.  Il  y  aurait  eu  pour  M.  Bernstein 
une  manière,  au  heu  de  nous  Uvrer  le  fait  divers  tout  cru,  de  le  chan- 
ger en  élément  d'une  action  dramatique.  Et  il  n'est  pas  très  difficile  de 
l'imaginer.  Prenons  les  personnages  de  la  pièce  et  esquissons  leur 
physionomie  en  la  modifiant  dans  le  sens  qui  eût  convenu.  Supposons 
que  Bourgade  est  le  mari  éperdviment  épris  de  sa  femme,  d'ailleurs 
beaucoup  plus  âgé  qu'elle,  de  race  et  d'éducation  inférieures,  Othello 
d'une  autre  Desdémone.  Pour  se  faire  aimer  de  cette  femme  plus 
jeune,  plus  affinée,  dont  il  se  sent  méprisé,  il  ne  conçoit  dans  sa  cer- 
velle de  rustre  et  de  manieur  d'argent  qu'un  moyen  :  c'est  de  la  faire 
follement  riche,  d'acheter  son  amour  au  prix  de  tout  cet  argent  qu'il 
va  lui  gagner.  C'est  pour  elle  qu'il  s'est  lancé  dans  de  dangereuses 
entreprises  ;  l'amour  de  cette  femme  était  l'enjeu  de  la  partie  insensée 
qu'il  a  engagée  et  où  il  va  succomber;  c'est  sa  passion  exagérée  qui 
l'a  rendu  criminel  :  bandit,  mais  bandit  par  amour.  Et  au  moment 
où.  il  va  sombrer  dans  la  tempête  financière  qu'il  n'u  afï'rontée  que 
pour  gagner  le  cœur  d'une  femme,  il  apprend  que  cette  femme  le 
trompe  ! . . .  Autant  qu'il  m'en  souvient,  le  dernier  forban  que  nous  avait 
présenté  M.  Bernstein  appartenait  à  cette  catégorie  des  forbans  amou- 
reux... Mais  pour  ce  qui  est  de  Bourgade,  rien  ne  nous  donne  à 
croire  que  le  souci  de  sa  femme  soit  jamais  entré  dans  ses  combinai- 
sons de  joueur  et  ses  audaces  de  spéculateur.  Lui-même  n'essaie  pas 
sur  ce  point  de  nous  donner  le  change.  Il  prétend  qu'il  a  agi  dans 
l'intérêt  de  M""^  Aloy  et  de  James.  En  réaUté,  il  n'a  eu  d'autre  but  que 
son  propre  intérêt.  Il  a  souhaité  par  amour-propre,  vanité,  foUe  des 
grandeurs,  une  de  ces  royautés  que  confèrent  les  milhons  dans  l'ère 
des  trusts.  Comme  il  y  a  le  roi  du  fer,  celui  du  cuivre,  et  celui  des 
blés,  U  aurait  été  le  roi  des  huiles.  Il  n'y  a  aucun  rapport  entre  cette 
ambition  toute  personnelle  et  l'amour  qu'il  pourrait  avoir  pour  sa 
femme.  Cet  amour,  il  n'en  a  pas  même  été  question.  Et  nous  sommes 
plutôt  portés  à  croire  que  Bourgade  n'a  pour  sa  femme  qu'une  affec- 
tion tiède  et  distraite  d'homme  très  occupé  et  à  qui  il  reste  peu  de 
temps  pour  rêver  aux  étoiles. 

Tout  à  coup,  et  sur  le  bord  de  la  tombe,  Bourgade  se  découvre  un 


REVUE    DRAMATIQUE.  225 

tempérament  d'amoureux.  L'idée  quaprès  sa  mort  Irène  sera  à  un 
autre  et  à  un  autre  qui  est  déjà  son  amant,  lui  apparaît  brusquement 
et  opère  en  lui  une  révolution.  Du  coup,  il  renonce  à  ses  projets  de 
suicide.  Il  resserre  le  pistolet  dans  sa  boîte,  bien  sagement.  Le  joueur 
malheureux,  le  financier  à  bout  d'expédiens  n'existe  plus  :  il  ne  reste 
que  le  mari  jaloux.  Ah  !  que  cela  est  extraordinaire,  et  imprévu,  et  je 
dirais  invraisemblable,  si  nous  n'étions  ici  en  pleine  fantaisie  et  dans 
ce  domaine  de  l'hypothèse  où  les  opinions  sont  hbres.  L'auteur  aurait 
pu  se  plaire  à  nous  conter  l'aventure  d'un  financier  en  détresse  qui, 
n'étant  plus  retenu  à  la  vie  que  par  son  attachement  pour  sa  femme, 
découvre  que  celle-ci  le  trompe,  et,  de  désespoir,  se  tue.  Il  a  préféré 
que  Bourgade  ayant  résolu  de  se  tuer,  change  d'avis,  en  apprenant 
le  surcroît  de  son  infortune.  L'une  ou  l'autre  alternative  est  défen- 
dable; la  seconde  pourtant  un  peu  moins  que  la  première.  Ce  Bour- 
gade s'en  allait  mourir  ;  la  nouvelle  qu'il  est  ce  que  vous  savez  et  que 
Molière  eût  appelé  comme  vous  savez,  le  rattache  à  la  vie.  Allons! 
allons  !  on  ne  nous  ôtera  pas  de  l'esprit  que  ses  préparatifs  de  sui- 
cide étaient  une  frime  et  qu'il  a  sauté  sur  le  premier  prétexte. 

Maintenant,  nous  allons  assister  à  un  joli  déballage.  Ces  deux 
êtres  se  font  horreur  et  ils  ne  se  l'envoient  pas  dire.  Dans  le  dialogue 
qu'ils  échangent  à  travers  les  demi-ténèbres  de  cette  nuit  moins  noire 
que  leurs  âmes,  l'escroquerie  et  l'adultère  se  donnent  la  réplique. 
Oubliant  sur  l'heure  l'infamie  dont  il  est  saturé.  Bourgade  se  dresse 
en  justicier.  Irène  n'a  qu'un  regret,  celui  de  sa  longue  honnêteté. 
Quoi!  pour  rester  fidèle  à  ce  voleur,  elle  s'est  privée  des  joies  d'une 
mauvaise  conduite  !  Dix-sept  années  de  privations  !  On  demandait 
tout  à  l'heure  ce  que  c'est  que  l'irréparable.  Le  voilà,  l'irréparable  : 
ce  sont  toutes  ces  jouissances  perdues.  Par  ce  cri  du  cœur,  nous 
pouvons  juger  de  ce  que  vaut  le  cœur  de  celle  qui  le  pousse.  Ainsi 
s'entre-croisent  les  invectives,  et  s'entre-choquent  les  paquets  de 
sottises  remplaçant  les  paquets  de  caOloux...    • 

Tout  du  long  de  cet  acte  nous  n'avons  entendu  que  plaintes,  re- 
proches, gémissemens,  injures,  sanglots  de  colère  et  de  rage,  halè- 
tement de  bêtes  traquées.  Nous  avons  notre  compte.  Quant  à  Bour- 
gade, il  lui  reste  à  découvrir  qui  est  le  larron  de  son  honneur. 
Vainement  a-t-il,  pareil  aux  maris  croquemitaines  du  bon  Dumas  père, 
tordu  les  poignets  d'Irène  :  Son  nom,  madame  !  Une  lui  a  pas  arraché 
ce  nom.  Tout  de  suite,  au  début  du  troisième  acte,  James,  par 
quelques  paroles  imprudentes,  se  dénonce  lui-même.  Que  va-t-il  se 
passer?  Bourgade  va-t-il  tirer  sur  James  ou  sur  Irène  ce  coup  de  pis  • 

TOME    II.    —    1911.  l;j 


226  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

tolet  qu'il  §'est  épargné  à  lui-même,  il  y  a  quelques  heures?  Irène 
va-t-elle  se  sauver  avec  son  amant?  Ou  va-t-elle  accompagner  dans  sa 
retraite  le  financier  en  fuite  ?  L'auteur  peut  choisir  entre  ces  diverses 
solutions  celle  qui  lui  fera  le  plus  de  plaisir,  ou  le  plus  de  peur.  Elles 
nous  sont  à  nous  tout  à  fait  indifférentes.  Peu  nous  importe  ce  qui 
adviendj'ti  de  ces  personnages  dont  aucun  ne  nous  intéresse.  Nous 
n'avons  qu'un  désir,  c'est  que  l'énervant  déliât  ne  se  prolonge  pas. 
Nous  n'avons  qu'un  avis,  celui  qu'exprime  James  avec  un  à-propos 
que  le  public  a  souligné  :  «  11  faut  en  finir.  »  Avoir  choisi  une  situa- 
tion si  baroque,  et  pour  n'en  rien  tirer  qui  provoquât  l'émotion 
du  spectateur,  c'est  une  duperie,  et  c'est  la  formule  de  cet  art. 

J'ai  essayé  de'montrer  combien  ce  théâtre  dont  le  principe  consiste 
à  combiner  les  élémens  d'une  situation  mélodramatique  et  agencer 
un  jeu  de  circonstances  extraordinaires,  est  dépourvu  d'humanité. 
Aucune  psychologie.  Des  bonshommes  à  peine  dessinés  d'un  trait 
sommaire.  Il  me  faut  pourtant  dire  quelques  mots  de  l'atmosphère 
morale  qu'on  respire  dans  cette  pièce,  La  vieille  M"""  Aloy  qui  ne  dit 
rien,  et  la  jeune  Henriette  qui  reste  à  la  cantonade  sont  les  deux 
seuls  personnages  qui  échappent  à  l'universelle  abjection.  Les  autres 
sont,  chacun  à  sa  manière,  pareillement  méprisables.  Bourgade  qui 
dans  sa  débâcle  ne  trouve  qu'un  reproche  à  se  faire,  celui  de  n'avoir 
pas  réussi,  et  qui  finalement  se  sauve  et  se  cache  pour  échapper  à  la 
.prison,  est  un  pleutre  sinistre.  Irène,  la  femme  mûre,  qui  s'offre  les 
caresses  d'un  jeune  homme  et  regrette  seulement  de  n'avoir  pas 
commencé  plus  tôt;  James,  qui,  sous  le  toit  de  celui  qu'il  croit  son 
bienfaiteur,  séduit  la  femme  de  celui-ci,  tous  ces  gens  se  valent. 
Notez  qu'ils  ont  tous  fait  jusqu'ici  figure  d'honnêtes  ge-ns.  Mais  fiez- 
Aous  donc  aux  honnêtes  gens!  Rien  d'ailleurs  n'excuse  ou  ne  relève 
ici  leurs  défaillances.  On  n'aperçoit  pas  chez  Bourgade  cet  esprit 
d'aventure  et  ce  goût  du  risque  qui  prêtent  à  certains  désastres  de 
joueurs,  restés  beaux  joueurs,  une  sorte  de  grandeur.  Le  sentiment 
n'a  aucune  part  à  l'attrait  qui  porte  l'un  vers  l'autre  Irène  et  James 
et  qui  se  résout  dans  l'échange  de  deux  fantaisies  et  le  contact  de 
deux  épidermes.  Rien  dans  tout  cela  que  l'appât  de  l'argent,  la  séduc- 
tion de  la  chair,  les  deux  mobiles  les  plus  bas  auxquels  l'humanité 
puisse  céder.  Nous  sommes  fort  loin  de  ces  spectacles  qui,  suivant  le 
mot  de  La  Bruyère,  élèvent  l'esprit. 

Les  artistes  de  la  Comédie-Française  avaient  une  lâche  difficile.  Ils 
s'en  sont  tirés  tant  bien  que  mal.  M.  Le  Bargy  était  chargé  du  rôle 
écrasant  de  Bourgade.  Ce  n'est  pas  sa  faute  si  ce  rôle  est  dur,  sans 


REVUE    DRAMATIQUE.  227 

nuances,  monotone  et  monocorde,  et  à  peu  près  aussi  fatigant  pour 
le  public  que  pour  l'acteur.  M'""  Bartet,  qui  sait  mettre  partout  de  la 
mesure,  du  tact,  de  la  distinction,  n'était  pas  la  femme  qu'il  fallait 
pour  les  explosions  enragées  du  second  acte.  M.  Grand  a  été  quel- 
conque, et  M'""  Pierson  aussi  ;  et  ils  n'avaient  pas  mieux  à  faire. 

MM.  de  Fiers  et  de  Caillavet  sont  dans  le  plein  épanouissement  d'un 
talent  fertile,  facile,  merveilleusement  adapté  aux  conditions  actuelles 
du  succès  :  le  public  ne  se  lasse  pas  de  les  entendre  conter  les  his- 
toires qu'ils  content  si  agréablement.  Il  y  a,  semble-t-il,  dans  leur 
répertoire  deux  veines  principales  :  une  veine  de  comédie  légèrement 
satirique,  celle  du  Roi  et  du  Bois  Sacré;  une  veine  de  comédie  aimable 
et  sentimentale,  à  la  manière  de  l'ancien  «  théâtre  de  Madame,  »  et 
d'où  procédait  l'Amour  veille.  C'est  à  cette  seconde  catégorie  qu'ap- 
partient la  comédie  qu'ils  viennent  de  donner  au  Gymnase  :  Papa. 

Le  sujet  est  de  ceux  qui  ont  été  maintes  fois  remis  au  théâtre,  où 
tout  l'art  de  l'écrivain  ne  consiste  qu'à  renouveler  des  situations  an- 
ciennes. Il  y  a  longtemps  qu'Alexandre  Dumas  fils  a  donné  le  Père 
prodigue;  U.  n'y  a  pas  longtemps  que  M.  F.'Duquesnel  faisait  repré- 
senter Patachen;  et  il  est  probable  qu'entre  les  deux  un  érudit  du 
théâtre  trouverait  à  citer  plus  d'un  «  Patachon  »  et  plus  d'un  «  Père 
prodigue.  »  Il  nous  suffit  qu'au  vieux  thème  les  ingénieux  auteurs 
aient  mis  des  habits  neufs,  coupés  à  la  dernière  mode  et  d'un  chic 
bien  parisien. 

Dans  un  village  de  Languedoc  vit  en  gentilhomme  campagnard  le 
jeune  Jean  Bernard,  qui,  ne  se  connaissant  pas  de  parens,  mais  d'ail- 
leurs jouissant  de  suffisans  revenus,  s'accommode  aisément  de  sa 
situation  d'enfant  naturel.  Il  fréquente  peu  de  monde,  hors  le  curé 
son  voisin,  son  fermier  Aubrun,  et  Jeanne,  la  fille  de  son  fermier.  Et 
comme  il  est  à  l'âge  où  l'on  devient  amoureux,  son  isolement  ne  peut 
faire  qu'il  n'ait  découvert  dans  le  voisinage  une  jeune  Valaque,  Geor- 
gina  Coursan,  dont  il  rêve  et  qu'il  est  prêt  à  épouser.  Cette  Georgina 
n'est  pas  une  méchante  personne,  oh  !  non,  et  même  elle  n'est  pas 
une  fille  déshonnête,  quoiqu'il  y  ait  à  dire  ;  niais  elle  a  en  elle  un 
instinct  bohème,  un  goût  du  plaisir  et  du  luxe,  tout  ce  que  ce  bon 
rustre  de  Jean  ne  saura  jamais  satisfaire. 

Tout  à  coup  il  tombe  du  ciel,  à  ce  grand  garçon,  un  père.  Le  comte 
de  Larzac,  averti  par  certains  signes  (jue  le  moment  est  venu  de  faire 
une  fin,  s'est  souvenu  à  propos  qu'il  avait  un  fils,  tout  poussé,  dans  un 
coin  de  province,  ce  qui  est  une  excellente  condition  pour  un  viveur 


228  REVUE    DES    DEUX    MOINDES. 

sur  le  retour  qui  veut  s'installer  dans  un  nouveau  rôle  et  jouer  les 
pères.  11  fait  exprès  le  voyage  du  Languedoc,  en  automobile,  arrive 
tout  essoufflé  et  poussiéreux,  jette  mi  regard  sur  le  domaine,  cause 
un  quart  d'heure  avec  le  curé,  repari,  et  fait  venir  Jean  à  Paris. 

Le  second  acte  nous  montre  Jean  chez  son  père,  le  campagnard 
chez  le  Parisien  :  et  les  ahurissemens  de  ce  jeune  Huron  fournissent 
une  abondante  source  de  comique.  Le  comte  de  Larzac  a  complète- 
ment renoncé  aux  femmes  ;  mais  la  destinée  s'amuse  à  en  mettre  en- 
core et  quand  même  toute  une  théorie  sur  son  chemin;  pour  lui  aussi, 
c'est  la  Fatalité.  La  dernière  arrivée  est  Georgina  Coursan  qu'il  trouve 
charmante  et  tout  à  fait  digne  de  devenir  sa  belle-fille.  Et  c'est  pour- 
quoi il  repart  pour  le  Languedoc  à  l'effet  de  marier  les  deux  jeunes 
gens. 

Mais  ici  un  phénomène  se  produit  auquel  nous  étions  très  pré- 
parés, que  nous  attendions  et  qui  par  conséquent  nous  cause  une 
satisfaction  vive.  Placé  entre  ce  père  boute-en-train  et  ce  fils  rabat- 
joie,  c'est  avec  le  vieux  gentilhomme  que  la  jeune  aventurière  se  sent 
en  sympathie.  Jean  s'en  aperçoit  à  temps,  assez  à  temps  pour  épargner 
un  grave  malentendu,  et  il  marie  son  père  et  sa  fiancée,  ces  çleux 
bohémiens  de  la  vie.  Cela  fera  un  ménage  tel  quel.  Pour  lui,  il  vient 
de  s'apercevoir  que  la  fille  de  son  fermier  l'adore.  Sa  destinée  est  là; 
il  ne  s'y  soustraira  pas  :  Perdican  épouse  Rosette.  Tout  cela  est  plein 
de  jolis  détails  et  de  rôles  épisodiques  de  la  plus  heureuse  invention, 
celui  par  exemple  du  bon  curé  innocent  et  malicieux  qui  vient  en 
droite  ligne  de  l'Amour  veille  et  que  MM.  de  fiers  et  de  Caillavel  se 
sont  donc  emprunté  à  eux-mêmes.  11  y  a  de  la  verve,  de  l'attendris- 
sement et  beaucoup  de  mots  drôles  qui  partent  en  fusées. 

Papa  est  joué  à  ravir  par  M.  Iluguenet  qui  est,  dans  le  rôle  du 
comte  de  Larzac,  la  belle  humeur,  l'inconscience  et  la  bonhomie  elles- 
mêmes,  —  par  M.  Gaston  Dubosc,  un  excellent  abbé  Jocasso,  —  i)ar 
M.  Louis  Gauthier  très  naturel,  et  un  peu  sombre,  comme  U  convient, 
en  Jean  Bernard, —  et  par  M"^  Yvonne  de  Bray,  une  Georgina  très 
séduisante. 

René  Doumic. 


CHRONIQUE  DE  LA  QUINZAINE 


Une  inexorable  fatalité  s'aeliarne  contre  les  lignes  de  chemin  de 
fer  exploitées  par  l'État.  Les  accidens  succèdent  aux  accidens  avec 
une  cruelle  monotonie,  etl'Ouest-État  figure  dans  l'imagination  popu- 
laire comme  une  vaste  nécropole  qui  rappelle  le  monument  funèbre 
dont  M.  Bartholomé  a  orné  le  Père-Lachaise.  Sans  doute,  dans  une 
exploitation  de  voies  ferrées,  il  faut  faire  la  part  des  mauvaises 
chances  inévitables;  mais  pourquoi,  entre  les  lignes  exploitées,  y  en 
a-t-il  une,  une  seule,  où  les  accidens  sont  plus  nombreux  que  dans 
toutes  les  autres  réunies?  Un  pareil  effet  a  une  cause.  Nous  n'avons 
pas  cessé  de  croire  et  de  dire  que  l'État  était  un  très  médiocre,  et 
même  un  très  mauvais  industriel  ;  mais,  en  vérité,  nous  ne  savions 
pas  en  l'affirmant  à  quel  point  nous  avions  raison.  A  peine  le  réseau 
de  r(3uest  a-t-il  été  entre  les  mains  de  l'État  que  les  désastres  ont 
commencé,  ont  continué,  se  sont  multipliés,  et  M.  le  ministre  des 
Travaux  publics  en  a  qualifié  lui-même  la  répétition  de  déconcertante. 
Elle  l'est,  certes.  L'État  était  tout  prêt  à  s'admirer  et  à  se  faire  admi- 
rer; il  avait  annoncé  qu'il  allait  faire  un  chemin  de  fer  modèle,  sur 
lequel  les  Compagnies  n'auraient  plus  qu'à  se  régler,  et  aussitôt,  sur 
tout  le  réseau  qu'il  administre,  on  a  relevé  des  morts  et  des  blessés, 
au  milieu  d'une  grande  clameur  de  pitié. 

L'opinion  pubUque  s'en  est  naturellement  émue.  On  a  questionné 
le  gouvernement  à  la  Chambre  et  au  Sénat;  on  l'a  interpellé;  mais 
il  n'y  a  eu  à  ces  débats  aucune  sanction  effective,  et  il  ne  pouvait 
guère  y  en  avoir.  Les  Chambres  avaient  en  face  d'elles  un  minis- 
tère tout  neuf  qu'il  aurait  été  injuste  de  rendre  responsable  de  ce 
qui  arrivait.  Elles  sentaient  môme  chez  M.  le  ministre  des  Travaux 
publics  des  intentions  excellentes;  elles  étaient  frappées  de  l'accent 


2^  REVUE    DES    DEUX    MONDES, 

de  sincérité  qu'il  mettait  dans  ses  paroles;  elles  ne  pouvaient  le  juger 
qu'au  bout  de  quelque  temps.  M.  Puecli,  de  son  côté,  était  animé 
d'un  esprit  de  justice  que  nous  nous  plaisons  à  reconnaître.  Il  lui 
est  arrivé  un  jour,  à  la  Chambre,  de  repousser  quelques-unes  des 
attaques  que  des  orateurs  à  l'esprit  simple  dirigeaient  contre  l'an- 
cienne Compagnie  de  l'Ouest.  C'est  devenu  un  refrain,  dans  la 
bouche  des  orateurs  radicaux  socialistes,  d'attaquer  la  Compagnie 
de  l'Ouest  et  de  lui  imputer  tous  les  accidens  que  nous  avons  à 
déplorer.  Si  ces  accusations  étaient  fondées,  on  aurait  quelque  peine 
à  comprendre  que  les  accidens  aient  attendu  pour  se  produire  la 
minute  précise  où  la  dépossession  de  la  Compagnie  a  été  pro- 
noncée. 

Mais  enfin  il  y  a  des  responsabilités  :  où  sont-elles?  Il  a  fallu  les 
chercher,  les  trouver,  ou  du  moins  en  trouver.  L'accident  de  Cour- 
ville  a  été  la  goutte  d'eau,  ou  plutôt  la  goutte  de  sang  qui  a  fait 
déborder  le  vase  ;  l'indignation  a  été  générale  ;  on  s'est  préoccupé  de 
lui  donner  certaines  satisfactions.  Elles  ont  été  de  deux  sortes  :  satis- 
factions de  personnes,  satisfactions  de  choses.  Ces  dernières  sont 
les  plus  importantes  à  nos  yeux,  mais  elles  sont  très  insuffisantes. 
Pour  ce  qui  est  des  premières,  que  faut-il  en  dire?  Le  directeur  des 
chemins  de  fer  de  l'État  a  été  remplacé  ;  on  l'a  comparé  à  un  général 
constamment  malheureux  ;  que  ce  soit  lui  qui  ait  tort  ou  que  ce  soit 
la  fortune,  il  ne  saurait  plus  inspirer  confiance.  Ce  serait  toutefois 
une  illusion  de  croire  que  le  mal  tenait  à  un  seul  homme  et  qu'il 
disparaîtra  avec  lui,  La  réorganisation  des  ser^dces  est  chose  plus 
sérieuse.  M.  le  directeur  des  chemins  de  fer  de  l'État,  étant  tenu 
d'honneur  de  faire  mieux  que  les  Compagnies  privées,  avait  cru  qu'il 
devait  faire  autre  chose.  Les  services  des  Compagnies  sont  di^àsés 
en  trois  directions,  celles  de  l'exploitation,  de  la  voie  et  de  la 
traction,  division  logique,  rationnelle,  qui  s'inspire  de  la  nature  des 
choses  et  qu'une  longue  expérience  a  consacrée.  N'importe  :  ce  ne 
serait  pas  la  peine  d'être  l'État  pour  faire  comme  tout  le  monde. 
M.  le  directeur  des  chemins  de  fer  de  l'État  avait  donc  brisé  ces 
vieux  cadres  et  créé  une  douzaine  de  directions  différentes  dans 
l'espoir  que,  plus  une  action  serait  divisée  et  éparpillée,  plus  elle 
serait  attentive  et  efficace.  Il  a  dû  faire  un  beau  rapport  pour  jus- 
tifier cette  conception;  on  peut  tout  prouver  sur  le  papier,  mais 
l'épreuve  a  été  terrible  pour  le  nouveau  système.  On  l'a  qualifié  sans 
indulgence  d'«  incohérence  scientifique  organisée.  »  Il  a  donc  été 
abandonné  ;  un  nouveau  directeur  a  été  nommé  et  son  premier  acte 


REVUE.    CHRONIQUE.  231 

a  été  de  rétablir  l'ancienne  classification  en  trois  directions.  Après 
avoir  voulu  faire  mieux  que  les  Compagnies,  l'État  s'est  remis  à  faire 
comme  elles,  et  il  faut  le  féliciter  de  ne  s'être  pas  entêté  dans  son 
erreur.  Seulement,  il  est  triste  de  penser  que  les  écoles  qu'il  fait 
coûtent  tant  de  ruines  et  de  deuils. 

On  a  changé  quelques  hommes,  on  est  revenu  à  une  organisation 
ancienne  et  éprouvée  ;  c'est  fort  bien,  mais  cela  suffit-il,  et  les  chemins 
de  fer  de  l'État  vont-ils  désormais  présenter  la  même  sécurité  que 
les  autres?  Nous  n'en  sommes  pas  sûr.  Dans  les  dernières  explications 
qu'il  a  données  à  la  Commission  des  chemins  de  fer,  M.  le  ministre 
des  Travaux  publics  a  reconnu  loyalement  que  la  grande  majorité 
des  accidens  n'ont  pas  eu  pour  cause  le  mauvais  état  de  la  voie,  mais 
bien  des  négligences  du  personnel.  Des  signaux  n'ont  pas  été  faits, 
ou,  s'ils  ont  été  faits,  ils  n'ont  pas  été  observés,  compris,  obéis.  De 
là  vient  que  des  trains  se  sont  rencontrés  et  heurtés,  souvent  en 
pleine  gare,  et  que  des  cris  de  douleur  et  d'épouvante  se  sont  élevés 
au  milieu  des  décombres.  Où  est  donc  ici  la  cause  du  mal,  sinon 
dans  l'indiscipline  qui  s'est  répandue  chez  les  employés?  Quand  nous 
parlons  d'indiscipline,  nous  ne  voulons  pas  dire  qu'il  y  ait,  parmi  les 
employés,  une  mauvaise  volonté  déterminée  et  consciente;  mais  0 
y  a  un  laisser  aller  général,  une  humeur  distraite,  d'autres  préoccu- 
pations que  celles  du  service,  enfin  un  relâchement  des  liens  qui 
établissaient  autrefois  et  qui  maintiennent  ailleurs,  d'une  part  l'au- 
torité et  de  l'autre  la  subordination.  L'autorité  est  un  mot  qui  a  sin- 
gulièrement perdu  de  sa  signification  première  :  il  évoque  un  sou- 
venir plutôt  qu'une  réalité.  Le  nom  même  d'Ouest-État  ne  va  pas 
sans  soulever  quelque  ironie,  car  qu'est-ce  que  l'État  aujourd'hui  ? 
Où  est-il?  Où  en  retrouve-t-on  des  traces?  C'est  une  grande  idée  que 
celle  de  l'État;  elle  s'élève  au-dessus  des  intérêts  particuliers  pour  verr. 
présenter  avec  la  force  des  traditions  et  faire  prévaloir  l'intérêt  gé- 
néral; mais,  c'est  une  chose  bien  faible  que  l'État,  tel  que  nous  le 
voyons  se  comporter  autour  de  nous.  Il  n'est  plus  le  maître  de  rien-, 
il  est  devenu  le  domestique  de  tous,  et  voilà  pourquoi  tant  de  choses 
vont  mal,  même  en  dehors  des  chemins  de  fer.  Mais  nous  n'avons 
pour  le  moment  à  nous  occuper  que  d'eux. 

Le  syndicalisme,  dont  nous  sommes  partisan,  dont  nous  approu- 
vons le  principe,  mais  qu'on  a  si  déplorablement  faussé  dans  la  pra- 
tique, a  produit  là  ses  pires  conséquences.  Les  bons  ouvriers,  qui 
sont  l'immense  majorité,  ont  été  souvent  les  victimes  d'un  petit 
nombre    d'agitateurs,    organisateurs    de    grèves,    fomentateurs    de 


232  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

troubles,  dont  l'action,  néfaste  dans  le  passé,  menace  de  l'être  encore 
plus  dans  l'avenir.  La  dernière  grève,  qui  a  été  comme  l'esquisse  et 
un  premier  essai  de  grève  générale,  a  été  suivie  d'un  certain  nombre 
de  révocations  que  tout  le  monde  a  approuvées  au  premier  moment 
et  qu'on  a  déclarées  alors  définitives.  On  sait  malheureusement  ce 
que  veut  dire  définitif  en  pareille  matière.  Dès  le  lendemain  de  la 
grève,  une  campagne  ardente  a  été  entamée  pour  amener  l'État  et  les 
Compagnies  à  réintégrer  les  révoqués.  L'État  a  capitulé  tout  de  suite, 
et  c'est  en  cela  sans  doute  qu'il  a  prétendu  fournir  un  modèle  aux 
Compagnies;  mais  celles-ci  ont  résisté,  elles  ont  refusé  de  se  confor- 
mer au  modèle.  A  la  vérité,  elles  n'ont  pas  maintenu  toutes  les  révo- 
cations; pendant  la  lutte,  l'obligation  de  frapper  Adte  ne  permet  pas 
toujours  de  frapper  tout  à  fait  juste  ;  les  situations  particulières 
devaient  être  revisées  et  l'ont  été  avec  bienveOlance  ;  beaucoup  de 
révocations  ont  été  rapportées  ;  un  certain  nombre  d'autres  ont  été 
maintenues.  C'est  contre  cela  que  les  radicaux-socialistes  et  sur- 
tout les  socialistes  protestent.  Ils  somment  le  gouvernement  d'im- 
poser aux  Compagnies  la  réintégration  complète  des  grévistes 
révoqués.  11  faut  espérer,  et  nous  l'espérons,  que,  fortes  de  leur  droit 
et  surtout  conscientes  de  leur  devoir,  les  Compagnies  ne  céderont 
pas  comme  l'a  fait  le  gouvernement.  Entre  elles  et  lui  on  voit  tout 
de  suite  la  différence  :  c'est  dans  cette  différence  qu'il  faut  chercher 
celle  des  deux  administrations.  Dans  les  Compagnies,  le  principe 
d'autorité  subsiste  encore  ;  il  est  ébranlé  sans  doute  car  on  n'échappe 
jamais  absolument  aux  influences  ambiantes,  surtout  lorsqu'elles 
viennent  de  haut;  néanmoins  il  ifest  pas  supprimé,  il  continue  de  se 
faire  sentir.  S'il  se  fait  encore  sentir  dans  le  réseau  de  l'État,  c'est  avec 
une  faiblesse  croissante  :  de  là  ce  relâchement  de  la  discipline  que 
nous  y  avons  constaté.  Ce  que  nous  disons,  tout  le  monde  le  dit,  tout 
le  monde  le  sait  ;  mais  l'État  est  impuissant  à  y  remédier.  Nous 
l'avons  vu  changer  des  personnes  et  même  modifier  des  organisa- 
tions vicieuses  :  ce  ne  sont  là  que  des  palhatifs,  s'il  ne  se  réforme  pas 
lui-même  tout  le  premier.  Le  peut-il?  Non,  ou  du  moins  il  lui  faudra 
longtemps  i)Our  le  faire.  Alors,  qu'il  ne  se  charge  pas  d'une  tâche  qu'il 
n'est  pas  en  mesure  de  bien  remplir  ! 

Une  nouvelle  défaillance ,  plus  grave  que  les  précédentes ,  l'a 
montré  encore  plus  désarmé  devant  les  sommations  révolutionnaires  : 
nous  voulons  parler  de  la  mise  en  liberté  de  Durand.  Durand  est 
cet  ouvrier  qui  a  été  condamné  à  mort  par  la  Cour  d'assises  de  la 
Seine-Inférieure   pour  avoir  provoqué  l'assassinat  du  malheureux 


REVUE.    CHRONIQUE.  233 

Dongé  :  la  chasse  aux  «  renards  »  qui  est  passée  dans  les  habitudes 
des  ouvriers  n'a  pas  eu  de  plus  triste  épisode.  Le  jury,  tribunal  im- 
pressionnable, en  a  été  vivement,  violemment  ému,  et  il  a  prononcé 
contre  Durand  un  verdict  dénué  de  toute  circonstance  atténuante. 
C'était  excessif,  et  les  conséquences  en  ont  été  regrettables.  Les 
radicaux-sociahstes,  les  sociahstes,  les  révolutionnaires  ont  aussitôt 
présenté  Durand  comme  victime  d'une  erreur  judiciaire  et  ils  ont 
réclamé  pour  lui  d'abord  la  grâce,  puis  la  revision  de  son  procès  et 
sa  réhabilitation  complète.  L'opinion  la  plus  modérée,  la  plus  conser- 
A'atrice  même,  n'a  fait  aucune  objection  contre  la  grâce,  c'est-à-dire 
contre  une  commutation  de  peine,  ni  même  contre  la  revision  du 
procès,  si  quelque  fait  nouveau  permettait  de  mettre  sérieusement  en 
doute  la  culpabihté  du  condamné.  Mais,  en  toutes  choses,  il  y  a  une 
mesure  qui  ne  doit  pas  être  dépassée,  et  elle  l'a  été  ici  singulière- 
ment. Elle  l'a  été  par  la  commutation  accordée  à  Durand  :  il  avait  été 
condamné  à  mort,  sa  peine  a  été  réduite  à  quelques  années  de  réclu- 
sion. Ses  défenseurs  en  ont  conclu  que  le  gouvernement  le  croyait 
innocent  et  les  apparences  leur  donnaient  raison  ;  ils  ont  naturelle- 
ment tiré  grand  parti  de  cet  avantage;  ils  en  ont  aussitôt  poursuivi 
d'autres.  Il  ne  leur  suffisait  pas  que  la  Gourde  cassation  eût  été  saisie 
d'une  demande  de  revision  de  son  procès;  sans  attendre  davantage, 
ils  ont  réclamé  sa  mise  en  hberté.  Une  question  à  ce  sujet  a  été 
posée  au  gouvernement;  la  réponse  de  M.  le  garde  des  Sceaux  a 
été  très  correcte;  l'affaire,  a-t-il  dit,  devait  rester  sur  le  terrain  pure- 
ment judiciaire  ;  l'intrusion  du  Parlement  y  serait  inadmissible  ; 
elle  constituerait  une  confusion  des  pouvoirs.  Jusque-là  tout  était 
bien,  mais  le  gouvernement  annonçait  qu'il  soumettrait  la  question 
à  une  commission  de  la  chancellerie  à  laquelle  ces  sortes  d'affaires 
sont  soumises,  et  dès  lors,  il  a  été  facile  de  prévoir  ce  qui  arri- 
verait, car  le  gouvernement  .n'est  pas  sans  action  sur  une  commis- 
sion de  ce  genre.  La  Commission  a  été,  en  effet,  d'a^ds  que  Durand 
devait  être  mis  en  Liberté  ;  il  y  a  été  mis  et  les  révolutionnaires  se 
sont  aussitôt  emparés  de  lui  pour  lui  faire  présider  des  meetings. 
On  ne  saurait  trop  hautement  protester  contre  un  pareil  acte.  Il  n'y 
avait  aucun  motif  de  hbérer  Durand.  Sa  complète  innocence,  pré- 
sumée par  ses  défenseurs,  n'est  nullement  démontrée.  Elle  le  sera 
peut-être  un  jour  et,  si  elle  l'est,  nous  nous  en  réjouirons  pour  lui, 
mais  nous  n'en  sommes  pas  encore  là,  et  c'est  aller  trop  vite  en 
besogne  que  de  traiter  Durand  comme  s'il  était  déjà  réhabihté.  Pour 
le  moment,  il  n'est  autre   chose  qu'un  condamné  à  mort  dont  la 


234  REVUE    DES    DEUX   MONDES, 

peine  a  été  commuée.  Comment  la  pensée  ne  viendrait-elle  pas  aux 
esprits  que,  par  cette  libération  anticipée,  on  a  voulu  exercer  une 
influence  très  pressante  sur  la  Cour  suprême  et  lui  indiquer  l'arrêt 
qu'on  attend  d'elle?  Comment  ne  pas  sentir  que,  par  cela  même, 
l'arrêt  perdra  quelque  chose  de  son  autorité?  Gomment  ne  pas  pré- 
voir que  si  cet  arrêt  n'est  pas  celui  qu'il  attend,  le  gouvernement 
se  sera  mis  dans  un  grand  embarras?  Mais  les  socialistes  et  les  révo- 
lutionnaires ne  s'arrêtent  pas  à  des  considérations  de  ce  genre.  Ils 
veulent  faire  sentir  qu'ils  sont  nos  maîtres  et  ils  y  réussissent  mer- 
veilleusement. Lorsqu'ils  ont  décidé  qu'un  condamné  est  innocent, 
tout  doit  plier  devant  eux.  Il  n'y  a  d'autre  justice  que  la  leur  :  quand 
elle  a  prononcé,  la  cause  est  entendue,  il  ne  reste  plus  qu'à  donner 
docilement  la  forme  légale  à  leur  verdict.  C'est  pour  faire  cette 
démonstration  à  tous  les  yeux  qu'ils  ont  voulu  la  liberté  de  Durand 
et  il  leur  a  suffi  de  la  vouloir  pour  l'obtenir.  Nous  avons  vu  et  nous 
avons  signalé  plus  d'une  défaillance  de  la  part  du  gouvernement  : 
celle-ci  dépasse  toutes  les  autres  en  importance.  Durand  n'avait  pas 
commencé  l'exécution  de  sa  peine;  il  était  en  prison  préventive;  il 
devait  y  rester  jusqu'à  ce  que  la  Cour  de  cassation  eût  prononcé;* 
il  y  serait  encore  si  les  forces  politiques  qui  travaillaient  en  sa  faveur 
ne  s'étaient  pas  exercées  sur  le  gouvernement  avec  cette  insistance 
et  au  besoin  cette  vigueur  auxquelles  il  ne  sait  pas  résister. 

Cette  affaire  ne  se  rapporte  pas  directement  à  la  question  des  che- 
mins de  fer,  mais  elle  jette  des  lumières  nouvelles  sur  la  faiblesse 
de  notre  gouvernement  et  par  là  elle  s'y  rattache  indirectement,  car 
tout  se  tient  dans  l'usine  pohtique,  et  quand  l'arbre  de  couche  fonc- 
tionne mal,  le  reste  s'en  ressent.  Pour  revenir  aux  chemins  de  fer  et 
pour  conclure,  ceux  qui  ont  pris  la  responsabihté  de  faire  voter  le 
rachat  de  l'Ouest  par  l'État  peuvent  voir  aujourd'hui  la  beauté  de 
leur  œuvre.  On  se  rappelle  les  difficultés  qu'ils  ont  rencontrées  au 
Sénat.  La  haute  assemblée  avait  le  sentiment  très  net  que  le  rachat 
était  une  faute,  mais  cette  faute,  elle  l'a  commise  parce  que  le  gouver- 
nement a  posé  la  question  de  confiance  et  qu'elle  n'a  pas  osé  le  ren- 
verser. Il  s'est  renversé  lui-même  quelque  temps  après,  et  les  choses 
n'en  ont  pas  été  plus  mal,  au  contraire,  —  excepté  bien  entendu 
dans  les  chemins  de  fer.  Là,  le  mal  était  définitif.  L'incapacité  du 
gouvernement  en  matière  industrielle  est  apparue  enfin  à  tous  les 
yeux.  Aujourd'hui  l'épreuve  est  faite,  mais  elle  a  coûté  cher. 

La  discussion  du  budget  se  poursuit,  se  prolonge  à  la  Chambre 


REVUE.    CHRONIQUE.  235 

avec  une  lenteur  sans  précédent.  Beaucoup  de  députés  nouveaux  se 
croient  pleins  d'idées  nouvelles  et  tiennent  à  en  faire  part  à  leure  col- 
lègues. Nous  n'en  sommes  encore  qu'aux  dépenses  ;  après  les  avoir 
votées,  il  faudra  en  venir  aux  recettes,  c'est-à-dire  aux  questions  d'im- 
pôts ;  ce  sont  celles  qui  passionnent  le  plus  le  pays.  Lorsqu'il  ne  s'agit 
que  des  dépenses,  on  est  volontiers  généreux;  mais  quand  il  faut  les 
payer,  on  l'est  moins,  ou  chacun  ne  l'est  que  de  l'argent  des  autres. 
La  discussion  de  la  loi  de  finance  pourrait  donc  bien  être  intermi- 
nable, d'autant  plus  qu'on  propose  d'y  annexer  toutes  sortes  de  choses 
qui  n'ont  aucun  rapport  avec  le  budget.  Aussi  le  bruit  commence- 
t-il  à  courir,  et  plusieurs  journaux  l'ont  recueilli,  ou  accueilli,  qu'après 
avoir  fait  un  aussi  grand  effort,  la  Chambre  renoncerait  à  le  recom- 
mencer l'année  prochaine  :  elle  déciderait  que  le  budget  des  dépenses 
serait  voté  pour  deux  ans.  On  a  déjà  parlé  quelquefois  de  cette  ré^ 
forme,  sans  s'y  arrêter  :  elle  présenterait  des  avantages.  En  Angle- 
terre, certaines  dépenses  ne  sont  pas  l'objet  d'une  discussion  annuelle  : 
on  les  considère  comme  permanentes.  Il  est  évident  que  si,  chez  nous, 
la  Chambre  prend  l'habitude  de  consacrer  six  mois  au  budget,  elle 
n'aura  plus  de  temps  pour  d'autres  discussions  :  peut-être  pourrions- 
nous  nous  en  consoler,  mais  la  Chambre  le  ferait-elle  aussi  facile- 
ment que  nous? 

Cette  sempiternelle  discussion  du  budget  est-elle  du  moins  inté- 
ressante ?  Elle  l'est  médiocrement,  et  si  la  Chambre  s'y  applique  avec 
une  grande  ardeur  de  bavardage,  le  pays,  en  revanche,  ne  la  suit  que 
d'une  oreille  distraite.  L'opinion  a  quelque  peu  l'air  de  s'en  désinté- 
resser ;  elle  s'étonne  pourtant  de  ne  pas  encore  avoir  de  budget  à  la 
fin  de  février,  avec  la  perspective  de  n'en  avoir  pas  davantage  à  la 
fin  de  mars  :  demain  elle  s'en  irritera.  Seule  jusqu'ici,  la  discussion  du 
budget  de  l'Instruction  publique  a,  par  momens,  réveillé  l'attention, 
parce  qu'elle  a  soulevé  quelques-unes  des  questions  les  plus  impor- 
tantes pour  l'avenir  du  pays  ;  il  se  demande  quelles  sortes  de  géné- 
rations on  lui  prépare  ;  il  ne  peut  pas  y  rester  indifférent.  Mais  les 
questions  posées  ont  été  traitées  d'une  manière  très  superficielle, 
sans  rien  faire  jaillir  d'original.  La  Chambre  a  entendu  un  instituteur 
primaire,  devenu  député,  M.  Raffin-Dugens,  qui  a  parlé  à  ses  col- 
lègues comme  il  parlait  autrefois  à  ses  élèves,  avec  plus  de  longueur 
cependant  qu'on  n'en  donne,  depuis  les  dernières  réformes,  aux 
heures  de  classe.  M.  Raffin-Dugens  a  dit  parfois  d'assez  bonnes 
choses,  mais  il  en  a  laissé  échapper  quelques  autres  qui  l'étaient  moins. 
M.  Raffin-Dugens  croit  au  Beau,  au  Bien  et  au  Vrai,  etil  considère  que 


236  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ce  sont  là  des  étoiles  terrestres  et  laïques  qui  peuvent  suffire  à  guider 
un  honnête  homme  à  travers  la  vie.  Soit,  mais  il  aurait  bien  fait  des'en 
tenir  là  sans  se  croire  obligé  à  parler  de  la  religion  ou  des  religions. 
C'est  ainsi  que,  grand  partisan  de  la  tolérance,  ce  dont  on  ne  peut  que 
l'approuver,  il  a  expliqué  qu'il  enseignait  à  ses  élèves  à  ne  pas  se 
moquer  des  croyances  des  autres  pays  en  leur  montrant  que  celles 
du  nôtre  «  n'étaient  pas  plus  respectables.  »  Voilà  sans  doute 
une  merveilleuse  leçon  à  donner  à  des  enfans  !  M.  Raffin-Dugens  a 
parlé  de  Dieu,  et  comment?  «  S'il  est  tout-puissant,  a-t-il  dit,  il  est 
responsable  du  choléra  et  de  la  peste,  et  s'il  n'est  pas  tout-puissant, 
il  n'est  pas  Dieu...  »  La  Chambre  a  éprouvé  quelque  malaise  en 
présence  des  affirmations  et  des  dilemmes  de  l'orateur  :  M.  Buisson 
l'a  même  interrompu  un  moment  pour  lui  dire  qu'il  n'avait  à  parler 
de  Dieu  dans  sa  classe,  ni  pour  prouver,  ni  pour  nier  son  existence^ 
«  Il  ne  doit  pas  en  être  question,  a-t-il  soutenu  :  vous  n'avez  pas  à 
faire  de  métaphysique,  de  philosophie,  de  politique.  »  A  quoi 
M.  Raffin-Dugens  a  répondu  que  M.  Buisson  avait  sans  doute  un  peu 
oublié  le  programme  qui  porte  :  «  Les  preuves  de  l'existence  de  Dieu,. 
ses  bienfaits.  »  —  «Non,  a  répliqué  M.  Buisson;  le  programme  porte  : 
Dieu,  devoirs  envers  Dieu.  Votre  enseignement  doit  se  borner  au 
respect  du  mot  Dieu  et  des  idées  qu'il  éveille,  sans  le  supprimer  ni  le 
définir  ex  professa  et  se  restreindre  à  cette  maxime,  qu'il  y  a  une 
manière  au  moins  de  l'honorer  qui  est  l'obéissance  à  ses  lois,  telles 
que  nous  les  révèlent  la  conscience  et  la  raison.  »  Les  intentions  de 
M.  Buisson  sont  sans  doute  fort  bonnes,  mais  il  nous  est  difficile  de 
saisir  la  différence  que  présente  le  programme  pour  lui  et  pour 
M.  Raffin-Dugens.  Comment  parler  aux  enfans  des  bienfaits  de  Dieu 
et  de  leurs  devoirs  envers  lui  sans  leur  parler  de  son  existence? 
M.  Buisson  veut  peut-être  dire  qu'il  faut  supposer  cette  existence  sans 
la  démontrer;  mais  si  le  maître  a  affaire  à  des  élèves  d'un  esprit 
curieux  et  éveillé,  il  aura  beaucoup  de  peine  à  s'enfermer  et  à  les 
enfermer  dans  des  limites  aussi  étroites.  La  vérité  est  que  le  problème 
qu'on  pose  à  l'instituteur  est  insoluble  ou  du  moins  qu'il  ne  peut  être 
résolu  qu'avec  infiniment  de  tact  :  mieux  vaut  ne  pas  parler  du 
tout  de  Dieu  que  de  le  faire  avec  des  réticences  effarouchées  qui  en 
disent  plus  long  à  l'enfant  que  les  demi-énonciations  auxquelles  elleS' 
succèdent.  Oui,  certes,  il  vaut  mieux  se  taire  sur  Dieu  et  sur  les 
croyances  religieuses  que  d'en  parler  comme  M.  Raflin-Dugens.  11 
vaut  mieux  admettre  que  l'instruction  religieuse  est  donnée  ailleurs 
qu'à  l'école  conuuunale,  et  se  contenter  d'y  renvoyer  les  enfans.  La 


REVUE.    CHRONIQUE.  237 

morale,  qui  est  la  même  dans  toutes  les  religions,  doit  peut-être  suf- 
fire à  l'instituteur  laïque;  mais  il  faut  bien  avouer  qu'il  y  a  là  une 
lacune  et  une  faiblesse  dans  l'enseignement  qu'il  donne  et  qui  est  le 
seul  qu'il  puisse  donner.  C'est  d'ailleurs  pour  ce  motif  que  nous 
sommes  partisans  de  la  liberté  de  l'enseignement  :  les  parens  doivent 
pouvoir  faire  donner  à  leurs  enfans  celui  qu'ils  préfèrent  et  qu'ils  ont 
le  droit  de  préférer. 

On  a  beaucoup  parlé  de  l'enseignement  laïque  dans  cette  discus- 
sion. Le  ministre  de  l'Instruction  publique,  M.  Maurice  Faure,  y  a 
mis  beaucoup  de  chaleur  oratoire,  en  quoi  il  était  dans  son  rôle  :  mais 
il  a  de  beaucoup  dépassé  la  mesure  dont  nous  invoquions  plus  haut 
la  nécessité,  lorsqu'il  a  appuyé  et  fait  voter  une  motion  dont  l'objet 
était  d'encourager  les  instituteurs,  s'ils  voulaient  rester  de  bons  répu- 
blicains, à  maintenir  dans  leur  classe  les  livres  condamnés  par  les 
évèques.  11  l'a  dépassée  aussi  lorsqu'il  a  parlé  de  la  défense  de  l'en- 
seignement laïque,  comme  si  cet  enseignement  était  vraiment  en 
danger  et  s'il  fallait  se  porter  à  son  secovirs.  Jamais  il  n'a  été  moins 
menacé  qu'aujourd'hui;  jamais  H  n'a  été  donné  à  un  plus  grand 
nombre  d'enfans;  jamais  son  avenir  n'a  été  mieux  assuré.  Néanmoins, 
on  s'est  alarmé  pour  lui  et  l'initiative  gouvernementale  d'une  part, 
l'initiative  parlementaire  de  l'autre,  se  sont  ingéniées  à  qui  mieux 
mieux  pour  trouver  des  textes  en  vue  de  le  protéger.  La  dernière 
proposition  est  due  à  M.  Bouffandeau,  qui  l'a  présentée  à  la  Com- 
mission de  l'enseignement  et  fait  accepter  par  elle  :  l'objet  en  est 
de  substituer  des  commissions  cantonales  aux  commissions  comnni- 
nales  pour  veiller  à  l'exécution  des  lois  sur  l'enseignement  obliga- 
toire, et  de  faire  entrer  des  représentans  des  familles  dans  ces 
commissions.  A  cela  rien  à  reprendre;  au  contraire,  la  représenta- 
tion des  pères  de  famille  est  chose  excellente  ;  mais  il  faudrait  trou- 
ver pour  le  choix  des  délégués  un  mode  d'élection  qui  ne  serait 
pas,  conmie  dans  la  proposition  de  M.  Bouffandeau,  une  simple 
nomination  par  l'autorité  universitaire.  La  Commission  serait  pré- 
sidée par  le  juge  de  paix,  ce  qui  est  assez  naturel,  puisqu'elle  pro- 
noncerait des  peines  de  simple  poUce  pour  des  contraventions  qui 
restent  à  définir  exactement.  La  principale  serait  la  non-fréquen- 
tation de  l'école  par  l'enfant  :  elle  serait  imputable  au  père,  c'est 
lui  qui  serait  puni.  Évidemment  tout  cela  appelle  des  réserves;  un 
pareil  projet  a  besoin  d'être  examiné  de  très  près.  Nous  ne  l'atta- 
(juons  cependant  pas  dans  son  principe;  mais  il  devient  sujet  à  cau- 
tion, lorsqu'il  vise  les  personnes  qui,  sans  être  investies  elles-mêmes 


238  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

d'aucune  autorité,  sur  les  enfans,  usent  de  dons,  de  promesses,  de 
menaces,  de  violences  ou  de  voies  de  fait  sur  ceux  qui  sont  inscrits  à 
l'école  publique,  ou  sur  leurs  parens  ou  tuteurs,  pour  empêcher  les 
jeunes  élèves  de  prendre  part  aux  exercices  réglementaires  de  l'école 
ou  de  se  servir  des  livres  dont  l'usage  est  régulièrement  autorisé.  Qui 
ne  voit  qu'il  s'agit  là  d'une  réponse  à  la  lettré  des  évèques  sur  cer- 
tains livres  scolaires?  On  veut  empêcher,  soit  l'évêque  lui-même,  soit 
le  curé,  soit  même  le  premier  venu  de  détourner  les  enfans  de  cer- 
tains livres  ou  de  les  leur  interdire.  Tout  cela  entraînera  beaucoup  de 
complications  dans  la  pratique,  des  tracasseries,  des  taquineries. 
Reconnaissons  toutefois  qu'U  vaut  mieux  pour  un  délinquant,  ou  un 
prétendu  délinquant,  être  traduit  devant  une  commission  cantonale, 
qui  ne  peut  prononcer  que  des  peines  de  simple  police,  que  devant  les 
tribunaux.  La  proposition  Bouffandeau,  si  elle  est  votée,  ne  sera  peut- 
être  qu'un  instrument  de  petites  vexations  :  on  pourrait  avoir  pis. 

Mais  M.  Bouffandeau,  —  et  cela  est  inadmissible,  —  veut  que  sa 
proposition  soit  incorporée,  on  ne  devinerait  jamais  où  :  dans  la  loi 
de  finance.  C'est  à  cela  que  nous  songions  plus  haut  lorsque  nous 
disions  qu'on  veut  encombrer  le  budget  de  toutes  sortes  d'objets  qui 
lui  sont  étrangers.  Faire  figurer  la  proposition  Bouffandeau  dans  la 
loi  de  finance  est,  qu'on  nous  passe  le  mot,  une  des  drùleries  de  nos 
mœurs  parlementaires.  Elle  correspond  à  l'idée  particulière  que  beau- 
coup de  députés  se  font  du  budget  :  ils  le  considèrent  comme  un  puis- 
sant remorqueur  auquel  Us  attachent  toutes  sortes  de  choses  qu'ils 
désespèrent  de  conduire  autrement  au  port.  Tôt  ou  tard  il  faut  bien 
que  le  budget  soit  voté  :  est  voté  avec  lui  tout  ce  qu'on  a  eu  l'habileté 
d'y  enfourner  et  le  tour  est  joué,  le  pays  jouit  d'une  loi  de  plus.  Un 
premier  inconvénient  est  que  cette  loi  n'a  pas  été  suffisamment  étudiée 
et  qu'elle  sent  l'improvisation,  mais  on  ne  s'en  aperçoit  que  par  la 
suite.  Un  second  est  que,  si  la  discussion  de  la  loi  est  écourtée, 
celle  du  budget  est  allongée.:  ce  n'est  vraiment  pas  aujourd'hui 
([u'il  convient  de  s'y  exposer.  Si  la  Chambre  a  quelques  propositions 
Bouffandeau  à  introduire  dans  la  loi  de  finance,  il  faudra  décidément 
renoncer  à  ce  que  le  budget  soit  voté  à  Pâques,  et  ce  sera  la  première 
fois  qu'un  pareil  retard  se  sera  produit.  On  a  beaucoup  médit  autre- 
fois du  défaut  de  méthode  de  nos  assemblées  parlementaires  :  il  était 
réservé  à  la  Chambre  actuelle  de  surenchérir  encore  dans  le  môme 
ordre  d'idées,  ou  plutôt  dans  le  môme  désordre. 

Nous  avons  parlé,  il  y  a  quinze  jours,  avec  quelque  détail  des 


REVUE.    —    CHRONIQUE.  239 

projets  de  constitution  à  donner  à  l'Alsace-Lorraine.  Bien  que  la  ques- 
tion ait  pour  nous  un  intérêt  très  vif,  nous  continuerons  d'en  parler 
en  termes  discrets.  Il  semble  que  les  choses  tournent  pour  l'Alsace- 
Lorraine  mieux  qu'on  ne  pouvait  l'espérer  :  cependant  rien  n'est 
fini  et  tout,  au  contraire,  est  remis  en  question. 

On  se  rappelle  la  discussion  qui  a  eu  lieu  au  Reichstag  :  elle  s'est 
terminée  par  la  constitution  d'une  commission  parlementaire  à  la- 
quelle le  projet  du  gouA^ernement  a  été  renvoyé.  On  a  reconnu  tout 
de  suite  que  les  élémens  favorables  aux  revendications  de  l'Alsace- 
Lorraine  dominaient  dans  cette  commission  :  les  représentans  du 
Centre  et  des  nationaux-libéraux  y  ont  pris  une  attitude  plus  résolue 
encore  quils  ne  l'avaient  fait  au  Parlement  impérial.  Ils  avaient  bien 
appuyé,  au  Reichstag,  les  demandes  des  Alsaciens-Lorrains,  mais 
devant  l'opposition  du  gouvernement,  opposition  qui  semblait  alors 
très  résolue,  on  pouvait  redouter  que  la  crainte  de  tout  perdre  ne 
les  empêchât  de  demander  davantage.  Le  gouvernement  avait  dit, 
en  effet,  que  le  projet  qu'il  présentait,  d'accord  avec  le  Bundesrath 
ou  Conseil  fédéral,  était  le  maximum  des  concessions  qu'il  pouvait 
consentir,  qu'il  n'irait  pas  plus  loin,  qu'il  refusait  de  faire  un  pas  de 
plus  :  il  assurait  d'ailleurs  que,  s'il  voulait  le  faire,  le  Conseil  fédéral 
ne  le  suivrait  pas.  On  sait  que  le  Conseil  fédéral,  composé  des  re- 
présentans des  divers  Étals,  est  la  pièce  maîtresse  dans  l'élabora- 
tion des  lois  qui  intéressent  l'Empire.  C'est  dans  ce  Conseil  que 
l'Alsace-Lorraine  demande  à  entrer  et  à  disposer  de  trois  voix  ;  c'est 
de  ce  Conseil  que  le  projet  du  gouvernement  lui  fermait  brutalement 
la  porte  en  lui  disant  qu'elle  était  et  qu'elle  resterait  une  terre 
d'Empire,  propriété  commune  de  tous  les  autres  États  au  niveau  des- 
quels elle  ne  devait  pas  avoir  la  prétention  d'être  admise,  du  moins 
avant  longtemps.  L'Alsace-Lorraine  demandait  aussi  un  Statthalter 
nommé  à  vie;  on  ne  consentait  à  lui  en  donner  qu'un  qui  serait 
nommé  et  révoqué  par  l'Empereur.  Dans  la  Commission  du  Reichstag, 
les  Alsaciens-Lorrains  ont  obtenu  immédiatement  gain  de  cause.  Une 
majorité  considérable  s'est  prononcée  dans  le  sens  de  leurs  vœux,  et 
les  représentans  du  Centre,  en  particulier,  ont  déclaré  fermement 
qu'ils  n'admettraient  aucune  transaction;  ils  préféraient  n'obtenir  rien 
que  de  ne  pas  obtenir  tout  ;  c'était  aussi  la  résolution  et  le  langage 
des  Alsaciens-Lorrains.  En  ce  qui  concerne  le  Statthalter,  ils  vou- 
laient qu'il  fût  nommé  par  l'Empereur  sur  la  proposition  du  Conseil 
fédéral,  et  qu'il  ne  pût  être  révoqué  qu'avec  le  consentement  de  ce 
dernier.  M.  Delbriick,  ministre  de  l'Intérieur,  s'attendait  sans  doute  à 


"2i0  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

des  négociations;  la  Commission  ne  s'y  est  pas  prêtée.  Nous  nous 
demandions  avec  inquiétude  ce  que  déciderait  le  gouvernement.  Il 
avait  fait  entendre,  devant  le  Reichstag,  qu'il  retirerait  le  projet  plutôt 
que  de  le  laisser  amender.  Son  attitude  devant  la  Commission  a  été 
différente  :  il  a  demandé  qu'on  lui  donnât  le  temps  de  soumettre  de 
nouveau  la  question  au  Conseil  fédéral  et  tout  est  demeuré  en  sus- 
pens. Que  fera  le  Conseil  fédéral?  Il  est  difficile  de  le  prévoir.  On 
lui  demande,  ainsi  qu'au  gouvernement  impérial,  de  franchir  en  une 
seule  étape  et  comme  d'un  seul  bond  un  chemin  qu'ils  se  propo- 
saient de  parcourir  lentement,  prudemment,  de  manière  à  n'en 
atteindre  le  terme  qu'au  bout  d'un  nombre  d'années  indéterminé. 
Consentira-t-il  à  supprimer  tous  les  délais  ? 

Pourtant  les  probabihtés  sont  en  faveur  des  Alsaciens-Lorrains. 
Ils  ont  su  prendre  une  importance  parlementaire  avec  laquelle  il  faut 
compter.  Les  cathoUques  ont  besoin  d'eux  et  le  gouvernement, 
depuis  la  chute  de  M.  de  Biilow,  a  besoin  des  catholiques.  Les  ques- 
tions posées  ne  sont  pas  de  celles  qui  se  résolvent  par  un  élan  de 
générosité,  et  au  surplus  un  sentiment  de  ce  genre  a  rarement  sa 
place  dans  les  résolutions  du  gouvernement  allemand  :  nous  avons 
constaté  un  souci  méritoire  de  l'iuimanité,  des  ménagemens  habiles 
pour  les  vaincus,  un  désir  sincère  d'apaisement  dans  les  discours 
de  M.  de  Bethmann-Hollweg  et  de  M.  Delbrûck,  mais  de  la  généro- 
sité, non.  Tout  ici  est  calcul  de  forces  parlementaires;  mais  précisé- 
ment pour  ce  motif,  et  parce  que  les  Alsaciens-Lorrains,  habiles, 
énergiques,  éloquens,  ont  su  trouver  des  alliés  au  Reichstag,  tôt  ou 
tard  ils  auront  gain  de  cause.  Il  paraît  difficile,  impossible  même, 
qu'on  ait  fait,  ou  même  laissé  luire  à  leurs  yeux  tant  d'espérances 
pour  les  acculer  à  une  <  déception  qui,  en  tout  cas,  ne  saurait  être 
définitive.  Qu'aurait  fait  le  gouvernement  impérial  s'il  avait  prévu 
ce  qui  se  passe?  Aurait-il  présenté  son  projet?  Le  Conseil  fédéral  y 
aurait-il  consenti?  Nous  n'en  savons  rien,  mais  aujourd'hui  la  ques- 
tion n'est  plus  intacte,  et  il  y  a  des  courans  qu'on  n'arrête  pas. 

Francis  Charmes. 

Le  Directeur-Gérant, 
Francis  Cbarmes. 


LEILA 


TROISIEME    PARTIE   (1) 


IV 

CISEAUX 


II 

Après  le  pénible  entretien  qu'elle  avait  eu  avec  Donna  Fedele, 
Lelia  s'était  réfugiée  clans  sa  chambre.  Elle  n'était  pas  contente 
d'elle-même.  A  l'irritation  de  naguère  se  mêlait  peu  à  peu  un 
sentiment  de  malaise  et  d'énervement.  Il  lui  déplaisait  de  rester 
en  place,  de  se  remuer,  de  lire,  de  faire  de  la  musique.  Tout  à 
rheure  encore,  elle  s'était  complu  à  se  regarder  en  esprit  comme 
dans  un  miroir  où  elle  se  voyait  repoussant  l'amour  par  orgueil, 
de  même  que,  par  orgueil,  elle  avait  repoussé  la  richesse.  Mais,  à 
présent,  un  doute  cruel  la  mordait.  «  S'il  n'y  avait  pas  eu  de  com- 
plot? Si  M.  Alberti  était  réellement  venu  par  hasard  à  la  Mon- 
tanina?  »  De  toute  façon,  elle  voulut  le  mépriser,  parce  qu'il  ne 
s'était  pas  expliqué  directement  avec  elle.  Dans  son  for  intérieur, 
elle  le  traita  d imbécile;  et  ensuite,  réfléchissant  à  cette  muette 
insulte,  il  lui  sembla  qu'elle  avait  ainsi  souffleté  et  chassé  la 
passion  même  dont  elle  avait  honte. 

L'idée  lui  vint  d'aller  à  Lago  pour  se  distraire,  pour  apprendre 
ce  qu'on  y  disait  de  la  fuite  de  Dom  Aurelio.  Et  elle  pensa  : 

(1)  Voyez  la  Revue  du  15  février  et  du  l"  mars  1911. 

TOME  ir.  —  1911.  IG 


242  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

"  Gomment  l'autre  va-t-il  justifier  sou  séjour,  maintenant  que 
Dom  Aurelio  est  parti?  »  Mais,  à  cette  pensée,  un  douloureux 
frisson  lui  courut  dans  les  veines  :  la  passion  chassée  revenait 
comme  revient  le  flot.  Avant  d'être  arrivée  à  la  grille,  elle 
s'avisa  qu'elle  rencontrerait  peut-être  M.  Alberti,  changea  de 
dessein,  s'engagea  dans  le  sentier  qui  mène  à  la  châtaigneraie, 
s'assit  sur  le  premier  banc  qui  s'offrit,  essaya  de  ne  plus  penser  à 
rien,  d'endormir  ses  cruelles  angoisses  en  écoutant  le  murmure 
de  la  brise,  en  considérant  les  inquiétudes  de  l'herbe  fleurie. 
Bientôt,  en  effet,  la  pensée  fit  silence  et  le  rêve  lui  succéda. 
//  la  surprenait,  la  nuit,  dans  le  parc  de  Vélo,  à  la  clarté  incer- 
taine de  la  lune,  sous  une  pluie  odorante  de  fleurs  d'acacia; 
il  lui  passait  le  bras  autour  de  la  ceinture,  l'attirait  sur  sa 
poitrine,  lui  imprimait  ses  lèvres  sur  les  lèvres;  et  le  parc,  la 
lune,  le  vent,  la  pluie  de  fleurs,  tout  cessait  d'exister... 

La  cloche  du  déjeuner  la  rappela  à  l'ennuyeuse  réalité. 
Déjà  M.  Marcello  était  à  table,  et  son  visage  ne  promettait  rien 
de  bon.  Ce  fut  à  peine  s'il  salua  Lelia.  Alors  elle  s'enferma  à 
son  tour  dans  un  silence  obstiné.  Ce  fut  M.  Marcello  qui  le  pre- 
mier s'adoucit.  11  lui  fît  observer  amicalement  qu'elle  n'avait 
presque  rien  mangé.  Elle  ne  fut  pas  moins  agacée  de  cette  man- 
suétude qu'elle  ne  l'avait  été  tout  à  l'heure  de  la  mine  revêche, 
et,  aussitôt  après  le  café,  elle  sortit  silencieusement,  un  peu  par 
dépit,  un  peu  aussi  pour  cacher  des  larmes  qui  allaient  jaillir, 
des  larmes  dont  elle  n'aurait  pas  su  dire  si  elles  venaient  de  la 
colère,  ou  de  l'angoisse  d'un  conflit  intérieur,  ou  d'une  amère 
pitié  pour  elle-même  :  car,  en  fait,  elles  brûlaient  de  tous  ces 
feux. 

M.  Marcello  se  leva  quelques  instans  après  elle,  et,  le  dos 
courbé,  les  bras  en  anse  et  les  mains  appuyées  sur  les  hanches, 
il  s'en  alla  au  salon,  espérant  l'y  retrouver.  Mais  elle  n'y  était 
pas.  Alors  il  s'assit  tristement  devant  le  piano  et  se  mit  à  jouer. 
Lelia,  qui  était  dans  la  galerie,  reconnut  le  thème  de  Pergolèse 
sur  lequel  le  vieillard  s'était  abandonné  à  ses  rêveries,  dans  la 
nuit  qui  avait  suivi  l'étourdissement.  Cette  fois  encore,  les 
mains,  frémissantes  d'inspiration,  touchaient  le  piano  d'une 
façon  inimitable,  faisaient  passer  dans  les  notes  toutes  les  amer- 
tumes secrètes  du  musicien.  La  plainte  du  poète  d'autrefois,  la 
plainte  de  l'artiste  d'autrefois  devint  pour  elle  la  plainte  propre 
de  ce  vieillard  solitaire,  qui  avait  tout  perdu  en  ce  monde  et 


LEILA. 


243 


qui  se  heurtait  de  toutes  parts  à  la  glace  de  volontés  en  antago- 
nisme avec  la  sienne.  Elle  lui  pardonna  ses  froncemens  de  sour- 
cils, et,  à  pas  de  loup,  descendit  au  salon,  vint  s'asseoir  sans 
bruit  à  côté  du  piano,  dans  un  endroit  où  M.  Marcello  pouvait 
la  voir. 

Il  la  vit,  en  efTet,  et  il  cessa  de  jouer.  Elle  aurait  voulu  le 
prier  de  continuer  ;  mais  les  mots  s'arrêtaient  malgré  elle  sur 
ses  lèvres,  scellées  par  un  sceau  d'orgueil.  Ils  sentaient  l'un  et 
l'autre  que,  si  l'un  avait  commencé  de  parler,  l'autre  aussi  eût 
parlé  volontiers  ;  mais  ils  se  taisaient,  ne  trouvant  pas  les  paroles 
qu'il  aurait  fallu.  Enfin  M.  Marcello  se  leva  et,  en  soupirant, 
il  dit  avec  une  douceur  triste  : 

—  Adieu,  ma  chérie. 

Puis  il  s'achemina  vers  son  cabinet. 

Lelia,  absorbée  dans  l'agitation  confuse  de  ses  propres  sen- 
timens,  n'avait  pas  répondu  tout  de  suite  à  cet  adieu  d'une 
douceur  imprévue.  Elle  reprit  conscience  d'elle-même,  eut  un 
sursaut,  suivit  lentement  le  vieillard  jusqu'à  la  porte,  murmura  : 

—  Père  ! 

Et,  lorsqu'il  se  retourna,  surpris,  elle  lui  présenta  son  front 
pour  un  baiser.  Il  donna  ce  baiser  légèrement,  avec  une  expres- 
sion de  bonheur,  lui  prit  la  main,  lui  dit  : 

—  Viens,  ma  chérie. 

Et  il  l'emmena  dans  son  cabinet.  Elle  crut  qu'il  avait  inter- 
prété son  acte  comme  un  commencement  de  condescendance  à 
ses  propres  désirs,  eut  une  seconde  dhésitalion,  sentit  son 
cœur  battre.  Quand  il  fut  dans  le  cabinet,  il  en  ferma  la  porte 
derrière  elle,  posa  les  deux  mains  sur  la  tête  de  la  jeune  fille  et 
dit,  avec  des  larmes  dans  les  yeux  : 

—  Tu  as  pensé  à  Andréa? 

Sur  le  moment,  elle  ne  saisit  pas  le  véritable  sens  de  cette 
question,  et,  à  tout  hasard,  elle  répondit  : 

—  Oui,  père. 

Mais  clic  tremblait  d'avoir  donné  lieu  à  une  équivoque, 
tremblait  aussi  d'avoir  entendu  le  vieillard  prononcer  le  nom 
d'Andréa. 

—  Sois  bénie,  ma  chérie!  reprit-il. 

Elle  frissonna.  Pourquoi  la  bénissait-il?  En  réalité,  si  le 
vieillard  l'avait  bénie,  ce  n'était  pas  en  conséquence  d'une  équi- 
voque ;  c'était  seulement  pour  la  remercier  de  l'affection  qu'elle 


: 


244  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

lui  avait. témoignée  tout  à  l'heure.  Puis,  par  un  élan  de  cette 
tendresse  impulsive  qui,  dans  ses  condescendances,  lui  faisait 
parfois  dépasser  le  but,  il  prit  les  deux  mains  de  Lelia  et  il  lui 
dit  en  souriant  : 

—  J'ai  vu  Donna  Fedele,  après  votre  conversation.  Je  dois 
te  dire,  en  conscience,  que  j'ai  bien  songé  à  cette  chose-là, 
lorsque  la  personne  en  question  est  venue  ici.  Je  ne  voulais  pas 
te  sacrifier  à  mon  égoïsme.  11  me  semblait  qu'Andréa  lui-même 
aurait  été  content.  Mais,  d'ailleurs,  si  ce  n'est  pas  un  sacrifice 
pour  toi  de  rester  dans  l'état  où  tu  es,  eh  bien!  j'en  suis  heureux. 

Lelia  se  tut,  affecta  de  ne  pas  comprendre.  En  face  de  ce 
silence,  M.  Marcello  regretta  d'être  allé  si  loin;  mais  il  n'y  avait 
pas  moyen  de  retirer  ce  qui  était  dit. 

—  Va  donc  prendre  un  peu  l'air,  conclut-il.  Va  voir  ce  qui 
s'est  passé  à  Lago,  depuis  le  départ  de  Dom  Aurelio. 

Elle  aurait  préféré  ne  pas  sortir  ;  elle  aurait  voulu  s'enfermer 
dans  sa  chambre  pour  y  analyser,  en  un  creuset  idéal,  les  der- 
nières paroles  du  vieillard.  Mais  elle  eut  peur  de  le  faire,  et  elle 
partit  pour  Lago.  En  traversant  le  jardin,  elle  s'efforçait  de 
penser  à  la  fuite  du  prêtre,  à  ce  que  devaient  dire  et  faire  les 
habitans  du  village.  Mais  les  arbres  près  desquels  elle  passait, 
les  sapins  qui  se  dressaient  devant  l'écurie,  les  bouleaux  qui 
gardaient  la  grille  semblaient  lui  chuchoter,  dans  leur  silence 
rigide  :  «  Ce  n'est  pas  cela  qui  te  tient  au  cœur;  c'est  une  autre 
chose,  que  nous  savons,  mais  que  nous  ne  disons  pas.  »  Arrivée 
sur  la  colline,  au  milieu  des  grands  châtaigniers,  elle  ralentit 
sa  marche.  Et  alors  ce  furent  les  grands  châtaigniers  qui  mur- 
murèrent :  «  Pauvre  fille  !  Tu  disais  non  à  son  amour,  quand 
les  autres  disaient  oui;  et,  maintenant  que  M.  Marcello  dit  non, 
comme  toi,  c'est  toi,  hélas  1  qui  ne  sais  plus  le  dire,  qui  n'as 
plus  la  force  de  le  dire.  Tu  voudrais  dire  oui;  mais  jamais 
plus  personne  ne  te  le  demandera.  » 

A  quelques  pas  de  l'endroit  où  la  traverse  de  Sant'Ubaldo 
rencontre  la  route  carrossable  qui  descend  à  Vélo,  elle  croisa 
deux  paysannes  et  un  cultivateur  qui  cheminaient  en  causant 
paisiblement. 

—  Tous,  disait  l'homme,  ils  ont  tort  :  le  curé,  qui  s'est  sauvé 
comme  un  larron,  l'archiprètre  qui  a  fait  chasser  le  curé  parce 
que  celui-ci  s'est  montré  charitable,  les  femmes  qui  refusent 


•  LEILA.  215 

de  mettre  les  pieds  dans  la  maison  du  bon  Dieu  depuis  que  le 
jeune  curé  n'y  est  plus... 

—  C'est  tout  à  fait  ça!  répondit  une  des  paysannes,  approu- 
vant. 

Au  passage,  cette  paysanne  salua  Lelia,  qui  la  retint  pour 
lui  demander  ce  qui  était  advenu. 

Ce  qui  était  advenu?  Le  curé  de  Lago  s'était  enfui.  Les 
femmes  du  pays,  furieuses  contre  l'archiprêtre  et  contre 
l'évêque,  s'étaient  réunies,  quelques  hommes  aussi  présens,  et 
elles  avaient  juré  de  ne  plus  entrer  à  l'église,  ni  pour  la  messe 
du  dimanche,  ni  pour  les  baptêmes,  ni  pour  les  mariages,  tant 
que  Dom  Aurelio  ne  serait  pas  revenu.  Sur  quoi,  un  monsieur, 
un  beau  jeune  homme,  les  avait  haranguées  fort  bien,  en  bon 
chrétien,  mais  sans  rien  obtenir  d'elles.  Les  femmes  avaient 
même  écrit  quelque  chose,  avec  du  charbon,  sur  les  vantaux  du 
portail.  Puis  elles  s'étaient  dispersées,  mais  en  disant  qu'elles  se 
réuniraient  de  nouveau  le  soir.  Quant  au  jeune  monsieur,  il 
était  parti. 

Les  trois  passans  se  remirent  en  route,  et  Lelia  continua  son 
chemin.  Sur  le  parvis  de  l'église,  il  n'y  avait  personne.  La 
jeune  fille  s'approcha  de  la  porte  et  lut  : 

Fermé  jusqu'au  retour  de  Dom  Aurelio. 

Tout  à  coup,  elle  entendit  un  bruit  de  pas  derrière  elle. 
C'était  M.  Alberti,  en  compagnie  de  Luzia,  laquelle  portait  un 
seau  d'eau  et  une  éponge. 

Lorsque  la  jeune  fille  aperçut  Massimo,  celui-ci  s'était  déjà 
composé  un  maintien  d'indifférence  sereine  et  polie.  Il  avait  fait 
tout  son  possible  pour  apaiser  les  mutins  ;  il  avait  tâché  de  dis- 
culper l'archiprêtre,  de  disculper  l'évêque,  certainement  trompés 
par  les  faux  rapports  de  personnes  malveillantes  ;  il  avait  répété 
sur  tous  les  tons  aux  habitans  que,  en  complotant  de  ne  plus 
aller  à  l'église,  non  seulement  ils  causeraient  à  Dom  Aurelio  un 
chagrin  mortel,  mais  ils  lui  nuiraient  aussi  auprès  de  ses  supé- 
rieurs, car  les  supérieurs  penseraient  :  «  Quelle  espèce  de  reli- 
gion leur  enseignait  donc  ce  curé-là?  »  Puis  il  leur  avait  parlé 
du  Saint-Sacrement,  auquel  était  dû  plus  d'amour  et  plus  de 
respect  qu'à  un  prêtre  quelconque.  Il  n'avait  pas  réussi  à  les 
persuader;  mais  pourtant  il  était  satisfait,  dans  sa  conscience, 
de  s'être  élevé  au-dessus  des  aigreurs  et  des  rancunes,  comme 


246  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

s'y  serait  élevé  Dom  x4.urelio,  et  cette  noble  satisfaction  lui 
rendait  la  sérénité  facile,  même  vis-à-vis  de  Lelia.  Il  se  sentait 
supérieur  à  elle  et  à  ses  jugemens  injurieux;  il  se  sentait  plus 
ferme  dans  la  résolution  de  considérer  cette  période  d'amour 
comme  une  période  de  faiblesse,  dans  la  résolution  d'étouffer 
un  amour  qui  ne  s'accordait  pas  avec  sa  dignité,  dans  la  réso- 
lution de  se  réserver  pour  une  autre  femme  qui  aurait  avec  lui 
plus  d'affmités  d'esprit  et  de  cœur. 

—  Bonjour,  mademoiselle,  lui  dit-il  avec  un  sourire.  Je  n'ai 
pas  obtenu  par  la  parole  ce  que  je  voulais;  je  vais  tâcher  de 
mieux  réussir  avec  une  éponge. 

Et  il  se  mit  à  lav^er  gaillardement  l'inscription.  Lelia,  très 
pâle,  feignit  de  ne  savoir  rien  encore  et  lui  demanda  qui  avait 
écrit  cela.  Il  posa  l'éponge  dans  le  seau  et  raconta  le  fait,  tran- 
quillement. Quand  le  récit  fut  terminé,  Massimo  dit  à  Lelia, 
toujours  sur  le  même  ton  d'indifférence  : 

—  Vous  continuez  votre  promenade,  ou  vous  redescendez?. 
Elle  le  regarda,  surprise;  et  il  lut  dans  ce   regard  l'appré-. 

hension  qu'elle  avait  de  l'entendre  lui  offrir  sa  compagnie. 

—  Quant  à  moi,  reprit-il,  je  suis  obligé  de  rester  encore 
un  peu. 

En  ce  moment,  les  nuées  qui  chargeaient  la  bleuâtre  Priaforà 
firent  entendre  un  coup  de  tonnerre.  Il  n'y  avait  pas  à  craindre 
de  pluie  prochaine  :  au  bas  de  la  montagne,  le  soleil  resplendis- 
sait sur  les  maisons  et  sur  les  prairies;  les  crêtes  dorées  du  Sum- 
mano  flamboyaient  dans  l'azur.  Mais  ce  coup  de  tonnerre  n'en 
vint  pas  moins  fort  à  propos  pour  tirer  la  jeune  fille  d'embarras. 

—  Je  redescends,  dit-elle. 

— Alors,  mademoiselle,  ajouta  Massimo,  je  vous  prie  de  vou- 
loir bien  avertir  M.  Marcello  que  je  partirai  ce  soir,  par  le  train 
de  six  heures.  J'ai  une  commission  à  faire  ici  pour  Dom  Aurelio. 
Dès  que  je  serai  libre,  j'irai  prendre  congé  à  la  Montanina. 

Et  il  la  salua.  Lelia  répondit  à  ce  salut  par  une  brève  incli- 
nation de  la  tête,  et  elle  s'en  alla  par  le  raccourci  qui  part  de 
l'église.  Elle  était  si  troublée  que,  sans  trop  savoir  pourquoi, 
elle  aurait  pleuré  de  rage  et  de  chagrin. 

A  Lago,  elle  trouva  Teresina,  qui  venait  au-dovant  d'elle 
par  ordre  du  maître,  et  qui  lui  apportait  la  clef  du  parc  de 
Vélo,  où  elle  pourrait,  s'il  lui  plaisait,  cueillir  des  fleurs  pour 
la  table.  Mais  la  jeune  fille  préféra  retourner  directement  à  la 


LEILA. 


247 


maison.  D'abord  elle  ne  souilla  mot  du  départ  d'Alberti,  qu'elle 
était  chargée  d'annoncer.  Ce  fut  la  femme  de  chambre  qui  y  fit 
une  prudente  allusion,  insinuant  que,  puisque  Dom  Aurelio 
n'était  plus  là,  M.  Massinio  abrégerait  sans  doute  son  séjour. 
Sur  ce,  Lelia  dit  que  M.  Alberti  partirait  dans  la  soirée.  A  cette 
nouvelle,  Teresina  poussa  une  exclamation  de  soulagement. 

—  Comme  j'en  suis  contente!  déclara-t-elle. 

Cette  exclamation  parut  étrange  à  Lelia,  parce  que,  d'habi- 
tude, la  femme  de  chambre  parlait  d'Alberti  avec  un  enthou- 
siasme lyrique.  Mais  la  jeune  fille  ne  demanda  pas  d'expli^ 
ration,,  et  Teresina  attendit  vainement  d'être  interrogée.  Enfin, 
comme  Mademoiselle  ne  semblait  pas  disposée  à  rompre  le 
silence,  l'autre  se  décida  à  prendre  la  parole.  Elle  dit  qu'elle  en 
avait  entendu  de  belles,  dans  la  matinée,  sur  le  compte  de  ce 
M.  Alberti.  Tandis  qu'elle  descendait  à  la  gare,  en  compagnie 
de  la  cuisinière,  celle-ci  lui  avait  rapporté  certains  propos  tenus 
par  la  servante  de  M"""  Beltina  Pagan,  belle-sœur  de  l'ar- 
chiprêtre.  Ah!  on  le  connaissait  bien,  M.  Alberti,  à  la  maison 
canoniale.  On  savait  que,  quoiqu'il  allât  à  l'église,  il  était  pire,- 
en  matière  de  religion,  que  Carnesecca  lui-même.  Et  on  savait 
aussi  qu'il  menait  une  vie  dissolue  ;  qu'à  Milan,  il  avait  des 
liaisons  avec  des  femmes  mariées. 

—  Vraiment?  fit  Lelia,  indifférente. 

La  femme  de  chambre  s'étonna  un  peu  de  ce  laconisme, 
s'excusa  d'avoir  parlé  de  choses  qui  ne  la  regardaient  pas.  Pour 
toute  réponse,  Lelia  haussa  les  épaules;  et  Teresina  n'ouvrit 
plus  la  bouche. 

Revenue  à  la  Montanina,  la  jeune  fille  s'accouda  sur  le  pont 
de  la  Riderella  et  se  pencha  pour  regarder  l'eau.  Elle  avait  le 
cœur  torturé  à  la  fois  par  une  douleur  acre  et  par  un  acre 
plaisir  qui  s'y  agitaient  en  même  temps,  qui  disaient  en  même 
temps  :  «  Donc,  il  était  indigne!  Donc,  il  était  indigne!  »  En 
vain  les  rosiers,  à  droite  et  à  gauche,  allongeaient  vers  elle 
les  grappes  écartâtes  de  leurs  roses;  en  vain  la  brise,  embaumée 
de  l'odeur  des  foins,  balançait  mollement  ces  grappes,  comme 
pour  l'avertir  de  prêter  l'oreille  à  l'avertissement  des  fleurs 
voluptueuses  :  <(  Il  y  a  encore  de  l'amour!  Il  y  a  encore  de  la 
vie!  »  elle  ne  voyait  rien,  n'écoutait  rien,  se  raidissait  dans  sa 
souffrance.  Non,  non!  Pour  elle,  il  n'y  avait  plus  d'amour,  il 
n'y  avait  plus  de  vie  ! 


248 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


M.  Marcello  apprit  le  prochain  départ  de  Massimo  avec  une 
apparente  satisfaction.  Lelia  se  figura  qu'il  serait  encore  plus 
satisfait,  s'il  savait  ce  que  savaient  les  prêtres  de  Vélo,  et  il 
lui  sembla  qu'en  redisant  cela,  elle  en  deviendrait  elle-même 
plus  certaine.  Au  moment  de  parler,  une  voix  de  protestation 
s'éleva  dans  le  fond  de  son  âme  ;  mais  elle  parla  tout  de  même. 
Tandis  qu'elle  parlait,  elle  comprit  qu'elle  faisait  mal,  très 
mal,  et  qu'elle  aurait  dû  s'interrompre;  mais  elle  ne  s'inter- 
rompit pas.  Elle  dit  tout,  la  face  empourprée.  x\I.  Marcello  écou- 
tait, fronçant  les  sourcils.  Ensuite  il  remarqua  que  les  prêtres 
de  Vélo  auraient  beaucoup  mieux  fait  de  ne  pas  divulguer  des 
bruits  semblables;  que,  pour  son  propre  compte, il  n'en  croyait 
rien  ;  qu'au  surplus,  les  prêtres  eux-mêmes  ne  pouvaient  avoir 
aucune  certitude;  mais  que,  d'ailleurs,  étant  donné  la  situation 
actuelle,  il  était  inutile  de  s'occuper  de  cette  affaire. 

Sortie  du  cabinet,  Lelia  se  souvint  du  mot  de  Donna  Fedele  : 
«  Ne  t'a-t-on  pas  rapporté  quelque  chose  ?  »  Et  de  nouveau  la 
voix  profonde  chuchota  dans  son  cœur  :  «  Donna  Fedele  connaît 
l'accusation,  et  elle  n'y  croit  pas.  » 

Massimo  rentra  à  la  Montanina  vers  quatre  heures  et  demie. 
Après  avoir  préparé  ses  valises,  il  descendit  au  salon,  n'y  trouva 
personne,  alla  dans  le  cabinet  de  M.  Marcello. 

—  Ainsi  vous  partez?  lui  dit  le  vieillard,  avec  un  embarras 
dont  Massimo  ne  saisit  pas  entièrement  la  cause. 

—  Oui,  répondit  le  jeune  homme.  Mon  devoir  est  d'assister 
Dom  Aurelio,  dans  les  pénibles  circonstances  où  il  se  trouve,  et 
de  lui  apporter  le  réconfort  de  mon  amitié. 

Puis  il  adressa  à  son  hôte  les  remerciemens  d'usage,  l'assura 
de  sa  profonde  gratitude,  et  non  pour  la  seule  hospitalité. 
Après  quoi, il  demeura  silencieux,  vaincu  qu'il  était  par  l'émotion. 

M.  Marcello,  ému  aussi,  aurait  bien  juré  que  les  prêtres  de 
Vélo  s'étaient  trompés  ou  qu'ils  avaient  menti.  Il  aurait  voulu 
dire  à  Massimo  :  «  Revenez  vite  !  »  Mais  il  se  contint.  Au  lieu  de 
lui  faire  l'invitation,  il  le  pria  d'écrire,  de  donner  souvent  de 
ses  nouvelles,  d'en  donner  aussi  de  Dom  Aurelio.  Lorsque  le 
jeune  homme  se  leva  pour  partir,  le  vieillard  se  leva  aussi, 
l'accompagna  jusque  sur  le  perron,  commanda  de  porter  les 
valises  à  la  gare,  embrassa  deux  fois  l'ami  d'Andréa  en  disant  : 

—  Une  fois  pour  lui  et  une  fois  pour  moi  ! 


LEILA. 


249 


—  Soyez  sûr  que  j'en  suis  digne,  murmura  le  jeune  homme. 

—  Je  n'en  doute  pas!  s'écria  le  vieillard  avec  une  énergie 
cfui  fit  tressaillir  Massimo,  tant  elle  semblait  pleine  de  signifi- 
cations cachées. 

—  Voulez-vous  dire  adieu  à  Lelia?  demanda  ensuite  M.  Mar- 
cello. 

—  Oui,  si  c'est  possible,  répondit  Massimo  en  s'inclinant 
légèrement. 

On  alla  chercher  Lelia  ;  mais  elle  était  sortie,  et  elle  avait 
emporté  la  clef  de  la  chapelle. 

—  Vous  pourrez  l'y  voir  en  passant,  dit  M.  Marcello. 
Quand  Massimo  fut  seul,   il  se   demanda  s'il  devait  entrer 

dans  la  chapelle  ou  passer  outre;  car,  apparemment.  M"*  Lelia 
n'avait  aucun  désir  de  le  voir.  Devant  le  portail  il  s'arrêta, 
incertain.  Elle,  de  son  côté,  avait  reconnu  le  pas  du  jeune 
homme,  et,  entendant  qu'il  s'arrêtait,  elle  avait  deviné  son 
incertitude.  Elle  se  leva  de  son  prie-Dieu,  se  demanda  à  son  tour 
si  elle  devait  sortir  ou  non.  L'un  et  l'autre,  ils  eurent  eu  même 
temps  cette  môme  pensée  :  «  Le  mieux  est  de  faire  ce  que  ferait 
un  indifférent.  »  Et  ils  se  rencontrèrent  sur  le  seuil. 

—  Vous  partez?  dit-elle,  sans  lui  tendre  sa  main.  Bon 
voyage.  Au  revoir. 

—  Il  sera  difficile  que  nous  nous  revoyions,  répondit  Mas- 
simo avec  un  sourire.  Mais  je  n'oublierai  pas  les  jours  que  j'ai 
passés  chez  vous. 

—  Chez  moi?  Non,  interrompit  Lelia. 

—  Et  je  vous  souhaite,  poursuivit  Massimo,  sans  tenir 
compte  de  l'interruption,  tout  le  bonheur  possible,  pour  Je 
longues  années.  Je  vous  le  souhaite  de  tout  cœur,  mademoiselle. 

—  Merci. 

Le  jeune  homme  la  salua,  franchit  la  grille,  prit  à  pas 
rapides  le  chemin  de  la  gare.  Il  était  content  de  lui-même, 
content  d'avoir  montré  plus  d'aisance  et  plus  d'orgueil  qu'elle, 
de  lui  avoir  parlé  comme  si,  en  effet,  il  ne  devait  jamais  la 
revoir  et  que  cela  lui  fût  parfaitement  indifférent. 

La  jeune  fille  s'en  alla  par  le  sentier  qui  longe  la  Kiderelia, 
et,  mortellement  lasse,  elle  se  laissa  choir  sur  nn  banc  rus- 
tique, à  l'ombre  des  noyers. 


250  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


III 


Il  fut  très  dur  pour  Lelia,  deux  heures  après,  de  descendre 
de  sa  chambre  dans  la  salle  à  manger.  Elle  sentait  qu'elle  ne 
pourrait  prendre  aucune  nourriture,  prévoyait  les  questions  de 
M.  JVIarcello,  qui  observait  tout,  qui  s'inquiétait  de  tout,  qui 
voulait  tout  savoir,  spécialement  lorsqu'il  se  trouvait  dans  des 
dispositions  affectueuses.  Donc,  si  elle  n'était  pas  descendue, 
c'était  lui  qui  serait  monté,  lui  qui.  Dieu  sait  par  quelles 
demandes,  aurait  scruté  l'âme  douloureuse.  Le  plus  prudent 
était  encore  de  descendre. 

Pour  se  dispenser  de  manger,  elle  prétexta  un  violent  mal 
de  tête;  et  M.  Marcello,  par  une  série  de  questions,  lui  fit  dire 
une  série  de  mensonges.  Elle  était  humiliée  de  mentir  et  agacée 
par  les  questions.  Finalement  M.  Marcello  se  tut,  s'absorba  dans 
ses  tristes  pensées.  Puis,  quand  Giovanni,  après  avoir  servi  le 
dîner,  les  eut  laissés  seuls,  il  demanda  à  Lelia  si  elle  avait  vu 
M.  Alberti,  qui  désirait  lui  dire  adieu.  Elle  répondit  oui,  d'un 
air  à  demi  apathique,  à  demi  grognon,  et  elle  se  leva,  sollicita 
la  permission  de  remonter  dans  sa  chambre. 

—  Va,  ma  chérie,  lui  dit  M.  Marcello. 

Mais,  au  moment  où  elle  allait  sortir,  il  la  rappela. 

—  Ecoute,  reprit-il.  Je  te  bénis,  dès  maintenant  et  de  toute 
manière,  soit  que  tu  te  maries,  soit  que  tu  préfères  vivre  seule. 
Mais,  si  tu  vis  seule,  j'espère  que  tu  ne  m'accuseras  pas  d'é- 
goïsme,  parce  que  j'avais  pensé... 

Et  il  sourit  de  son  rire  touchant,  plein  de  tristesse  et  de 
tendresse. 

—  Merci,  père,  murniura-t-elle. 

Puis,  songeant  toujours  à  l'équivoque  possible,  elle  ne  put 
s'empêcher  d'ajouter  : 

—  Je  ne  sais  si  je  mérite  votre  bénédiction. 

,  Ces  froides  paroles  déplurent  au  pauvre  vieillard.  Elle  sentit 
qu'elle  lui  avait  fait  mal,  elle  en  eut  du  regret,  mais  elle  ne  put 
se  repentir  d'avoir  prononcé  des  paroles  qui  tendaient  à  lui 
épargner  de  dangereuses  illusions.  Elle  se  glissa  hors  du  salon, 
sans  rien  dire,  et  elle  ferma  doucement  la  porte  derrière 
elle. 

M.  Marcello  ne    bougea  pas.  11  y  avait  longtemps  que  la 


LEILA.  251 

maison  ne  lui  avait  paru  si  triste,  si  vide.  Il  rapprocha  de  lui 
Jeux  vases  qui,  placés  sur  la  table,  contenaient  des  pieds  de 
ryclamens  non  fleuris  :  un  caprice  de  Lelia,  qu'il  désapprou- 
vait. Il  en  considéra  avec  une  pitié  affectueuse  les  feuilles  d'un 
vert  sombre,  marbrées  de  vert  clair,  le  bouton  à  la  tige  aérienne, 
cette  petite  vie  innocente  qui,  arrachée  du  nid  de  mousse  où 
elle  avait  pris  naissance,  au  pied  d'un  châtaignier,  puis  trans- 
portée dans  cette  habitation  qui  répugnait  à  sa  nature,  allait 
pourtant  donner  une  fleur  à  ses  bourreaux.  M.  Marcello  avait 
beaucoup  aimé  et  cultivé  les  fleurs,  et,  lorsqu'il  essuyait  leurs 
feuilles  poudreuses  ou  qu'il  les  désaltérait  avec  l'eau  de  la  Ride- 
rella,  tiédie  au  soleil,  il  avait  cru  sentir  qu'elles  l'aimaient 
aussi.  La  petite  plante  martyrisée,  qui  le  récréait  maintenant  de 
son  beau  feuillage  vert  sombre,  était  plus  affectueuse  pour  lui 
que  Lelia,  qui  tenait  close  une  si  grande  partie  de  son  âme, 
qui  défendait  avec  un  soin  si  jaloux  sa  propre  indépendance 
morale.  Il  aurait  volontiers  baisé  cette  mignonne  vie,  s'il  n'avait 
pas  eu  honte  de  son  attendrissement  comme  d'un  sentimenta- 
lisme ridicule. 

Un  sourd  grondement  de  tonnerre,  venu  de  la  Priaforà  qui 
avait  été  menaçante  toute  la  journée,  coupa  court  à  ces  rêve- 
ries. Le  vieillard  crut  se  souvenir  que  la  grande  croisée  du  salon 
était  ouverte.  Pour  ne  pas  déranger  Giovanni,  qui  soupait,  il  alla 
lui-même  fermer  la  croisée.  La  nuit  tombait  rapidement.  Un 
éclair  flamboya,  et  le  tonnerre  fit  de  nouveau  trembler  les  vitres. 
M.  Marcello  s'approcha  de  la  fenêtre,  pour  contempler  les  té- 
nèbres que  déchiraient  les  lueurs  de  la  foudre.  Les  énormes 
crêtes  rocheuses  du  Barco  s'illuminaient  une  seconde,  livides, 
tragiques,  et  disparaissaient.  Les  peupliers  s'illuminaient  et  dis- 
paraissaient, le  long  de  la  Riderella,  droits  dans  l'air  immobile, 
telle  la  grand'garde  dun  corps  de  réserve  qui  attendrait,  sans 
mouvement  et  sans  bruit,  l'approche  de  la  bataille  engagée  sur 
le  front.  Soudain  la  pluie  crépita,  les  éclairs  s'éteignirent,  on 
ne  vit  plus  rien.  Alors  M.  Marcello  se  fit  apporter  sa  lampe 
florentine,  mit  ses  lunettes,  commença  la  lecture  du  journal. 
Contrairement  à  son  habitude,  il  s'en  fatigua  tout  de  suite.  Il 
n'avait  pas  non  plus  envie  de  jouer  du  piano.  D'ailleurs  il 
n'éprouvait  aucun  malaise.  Le  clapotage  de  la  pluie  s'était 
changé  en  un  bruissement  monotone  et  triste.  Le  vieillard  avait 
le  cœur  lourd.  11  pensa  à  Dom  Aurelio,  qu'il  ne  reverrait  plus. 


252  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Des  paroles  amères  lui  montèrent  aux  lèvres  contre  les  prêtres 
de  Vélo  et  contractèrent  silencieusement  tous  les  muscles  de 
son  visage. 

Enfin  il  prit  sa  lampe  pour  s'en  aller  au  lit.  A  la  vue  de  la 
Bible  et  de  Vlmitation,  qu'il  gardait  toujours  sur  sa  table,  il 
s'effraya  d'avoir  cédé  aux  impulsions  de  sa  nature  fougueuse, 
d'avoir  manqué  de  charité,  lui  qui  reprochait  aux  autres  un 
pareil  manquement.  Il  s'en  confessa  à  Dieu  avec  une  vive  con- 
trition, saisit  la  petite  Bible,  la  serra  à  deux  mains,  sans  l'ouvrir, 
comme  le  naufragé  s'accroche  à  un  cordage,  jusqu'au  moment 
où  il  sentit  la  paix  affluer  dans  son  cœur.  Après  avoir  remis  la 
Bible  sur  la  table,  il  forma  le  projet  d'aller  se  confesser,  le 
lendemain,  à  Tarchiprêtre  lui-même.  Tranquillisé  par  cette 
intention,  il  enregistra,  ainsi  qu'il  faisait  chaque  soir,  les  dé- 
penses de  la  journée.  Comme  c'était  le  dernier  jour  du  mois  et 
qu'il  avait  oublié  de  payer  le  salaire  des  domestiques,  il  fit  pour 
chacun  d'eux,  avec  soin,  le  compte  des  sommes  dues,  divisa 
l'argent  en  autant  de  parts,  bien  rangées  sur  son  bureau.  Il  dis- 
posa aussi  en  petits  tas  la  monnaie  des  secours  mensuels  qu'il 
distribuait  à  certains  pauvres. 

Le  plaintif  murmure  de  la  pluie  lui  rappela  les  vases  de 
cristal  oii  languissaient  les  cyclamens.  Il  alla  chercher  dans  une 
armoire  les  deux  petits  pots  de  terre  d'où  ces  plantes  avaient 
été  enlevées,  cruellement,  à  ce  qu'il  lui  semblait,  pour  être  mises 
dans  le  cristal;  il  les  replaça  dans  les  pots,  satisfait  de  cette 
action  charitable,  et  il  leur  dit  à  haute  voix,  comme  si  elles 
avaient  entendu  pleuvoir  et  qu'elles  souffrissent  d'être  privées 
de  l'eau  vitale,  qu'il  allait  les  reporter  dehors.  En  effet,  il  les 
reporta  dehors,  sans  se  soucier  de  la  pluie,  les  déposa  l'une  à 
côté  de  l'autre,  derrière  la  villa,  sur  le  bord  de  la  pente  herbeuse. 
Quand  il  se  redressa,  il  fut  pris  d'étourdissement.  Il  n'y  fit  pas 
attention.  Maintes  fois  déjà,  même  au  temps  de  sa  jeunesse,  il 
lui  était  arrivé  de  se  sentir  étourdi,  lorsqu'il  se  relevait,  après 
avoir  ameubli  la  terre  autour  de  ses  chères  plantes. 

Quand  l'étourdissement  fut  passé,  il  regagna  sa  chambre,  se 
mita  genoux,  récita  les  prières  du  soir.  Puis  il  se  déshabilla, 
monta  sur  son  lit,  entra  ses  jambes  sous  les  couvertures.  Alors 
l'étourdissement  le  reprit.  Il  appuya  sa  tête  au  chevet.  Et,  sou- 
dain, ce  fut  comme  un  coup  de  foudre  qui  aurait  couru  de  sa 
nuque  à  ses  pieds.  Il  voulut  crier,  mais  il  ne  cria  pas.  Il  sentit 


LEILA. 


2S3 


ses  bras  se  glacer,  comprit  que  c'était  la  mort,  remua  inutile- 
ment les  lèvres  pour  dire  :  «  In  maniis  tuas^  Domine!  >> 

Tout  était  fmi.  Il  n'y  avait  plus  de  vivant,  dans  la  chambre, 
que  la  lampe  florentine,  dont  la  flamme  indiff'érente  éclairait  un 
visage  de  marbre  jaunâtre,  gravement  incliné  contre  le  chevet, 
sous  une  forêt  de  cheveux  d'un  gris  fauve,  et  la  montre  d'or 
dont  le  petit  cœur  indifférent  continuait  à  battre  sur  la  table 
de  nuit. 


ICI   POINTE    L'OMBRE   DU    SIEUR   MOMI 


I 

A  dix  heures.  Donna  Fedele  arriva  en  voiture.  Elle  avait 
appris  vers  neuf  heures  la  triste  nouvelle,  par  un  billet  désolé 
de  Lelia.  La  jeune  fille  vint  au-devant  de  la  visiteuse  dans  la 
véranda.  Elles  s'embrassèrent,  sans  prononcer  un  mot.  Lelia 
avait  les  yeux  baignés  de  larmes;  Donna  Fedele  avait  la  face 
terreuse,  mais  ne  pleurait  pas.  Elles  entrèrent  au  salon.  Tere- 
sina,  qui  y  entrait  au  même  instant,  éclata  en  sanglots,  se 
couvrit  le  visage  avec  son  mouchoir.  Dès  qu'elle  put  se  dominer, 
elle  présenta  un  télégramme  à  sa  maîtresse. 

Pendant  que  Lelia  lisait  ce  télégramme,  Donna  Fedele  inter- 
rogea Teresina.  On  ne  s'était  aperçu  de  rien,  hier,  ni  dans 
laprès-midi,  ni  le  soir?  Non,  on  ne  s'était  aperçu  de  rien. 
A  vrai  dire,  monsieur  n'avait  pas  été  de  bonne  humeur  ;  mais  cela 
s'expliquait  par  le  chagrin  que  lui  avaient  causé  la  fuite  de 
Dom  Aurelio  et  le  départ  de  M.  Alberti. 

Et  comment  avait-on  découvert  la  catastrophe?  Ce  fut  Lelia 
qui  fit  la  réponse.  A  sept  heures,  Giovanni  était  allé  porter  le 
café  à  M.  Marcello,  et  il  n'avait  plus  trouvé  qu'un  cadavre. 
M.  Marcello  était  assis  dans  son  lit,  le  buste  hors  des  couver- 
tures, la  tête  appuyée  contre  le  chevet.  La  mort,  au  dire  du  mé- 
decin, avait  dû  être  subite  :    car  le  corps  était  dans  l'attitude 


2Mi  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

du  repos,  le  visage  tranquille,  et  rien  ne  déiioLait  aucun  elîort 
pour  descendre  du  lit  ou  pour  tirer  la  sonnette.  La  lampe  brûlait 
encore. 

Teresina  ajouta  d'autres  détails.  Giovanni,  qui  couchait  au 
rez-de-chaussée,  avait  entendu  le  maître  aller  et  venir,  ouvrir 
la  porte,  sortir  de  la  maison.  Et  le  lendemain  matin,  de  bonne 
heure,  en  faisant  la  salle  à  manger,  Giovanni  n'y  avait  plus 
trouvé  les  cyclamens  ;  mais  il  les  avait  aperçus  dehors,  sans  que 
personne  sût  qui  les  avait  portés  là.  Sûrement,  c'était  M.  Mar- 
cello, qui  avait  voulu  les  faire  jouir  de  la  pluie. 

—  Tu  auras  besoin  qu'on  taide,  dit  à  Lelia  Donna  Fedele, 
après  un  moment  de  lutte  contre  sa  propre  émotion. 

Pour  toute  réponse,  celle-ci  lui  présenta  le  télégramme  par 
lequel  Thomme  d'affaires  de  M.  Marcello  annonçait  qu'il  arrive- 
rait le  jour  même  de  Vicence,  avec  un  notaire. 

Donna  Fedele  demanda  encore  s'il  y  avait  des  parens  à 
prévenir.  Alors  Teresina  dit  que  M.  Marcello  avait  des  cousins 
au  troisième  ou  au  quatrième  degré;  mais  son  maître  lui  avait 
répété  plusieurs  fois  que,  lorsqu'il  mourrait,  il  était  inutile  de 
les  déranger  à  cette  occasion. 

Giovanni  vint  annoncer  que  l'archiprêtre  et  le  chapelain 
demandaient  si  Mademoiselle  pouvait  les  recevoir.  Lelia,  mé- 
contente, interrogea  des  yeux  Donna  Fedele,  qui  lui  conseilla 
de  les  faire  entrer. 

—  Pendant  ce  temps-là,  si  tu  permets,...  fit-elle. 
Lelia,  comprenant,  répondit  à  voix  basse  : 

—  Je  vous  en  prie. 

Donna  Fedele  se  dirigea  religieusement  vers  la  chambre  de 
la  Mort.  En  traversant  le  cabinet,  son  admirable  force  de  carac- 
tère fut  sur  le  point  de  faiblir.  Là,  quelques  heures  auparavant, 
elle  s'était  encore  entretenue  avec  lui.  Elle  revoyait  ce  visage  ridé, 
qui  toutefois  conservait  une  expression  de  jeunesse,  ces  yeux 
qu'animaient  si  vivement  les  impulsions  d'une  âme  chaleureuse; 
tille  réentendait  celte  voix  sincère.  Et  il  lui  semblait  qu'elle 
n'était  sortie  de  là  que  depuis  quelques  minutes.  Le  fauteuil  a 
bras  était  placé  de  biais  près  du  bureau;  sur  le  bureau,  devant 
le  fauteuil,  il  y  avait  un  registre  ouvert. 

La  porte  de  la  chambre  à  coucher  était  entre-bâillée.  Donna 
Fedele  la  poussa  doucement,  avec  révérence,  et  elle  entra.  Sur  le 
lit,  entre  deux  cierges  qui  brûlaient,  elle  vit  son  vieil  ami,  vêtu 


LEILA. 


255 


de  noir,  tenant  le  crucifix  entre  ses  mains  de  cire.  La  femme  du 
concierge,  assise  en  face  du  lit,  près  de  la  fenêtre,  se  leva. 
L'arrivante  lui  proposa  doucement,  à  voix  basse,  de  sortir  une 
demi-heure,  et  lui  dit  que,  jusqu'à  son  retour,  ce  serait  elle 
qui  veillerait. 

Quand  cette  femme  fut  sortie.  Donna  Fedele  s'approcha  du 
lit,  et,  debout,  contempla  la  face  blême  du  défunt,  du  seul 
homme  que,  dans  sa  jeunesse,  elle  eût  réellement  aimé.  Elle  la 
contempla  avec  une  tristesse  tendre  et  sereine.  Il  avait  terminé 
le  soir  douloureux  de  sa  longue  journée,  il  était  réuni  à  son 
cher  fils.  Ensuite  elle  ferma  les  yeux,  le  revit  jeune,  repensa  au 
secret  amour  qu'elle  avait  eu  pour  lui,  à  cet  amour  si  délicieux, 
même  dans  ses  coupables  et  amères  inquiétudes.  Ah  !  si  alors  il 
avait  voulu,  elle  lui  aurait  tout  sacrifié  avec  joie.  Et  c'était  lui 
qui  avait  compris  le  péril,  c'était  lui  qui  avait  préservé  d'une  si 
funeste  erreur  l'amoureuse  affolée  par  la  passion  ! 

Elle  se  pencha  pour  baiser  les  mains  de  cire,  s'agenouilla, 
pria,  fit  au  mort  la  promesse  d'être  maternelle  pour  la  femme 
que  son  fils  avait  ardemment  aimée.  Et,  puisque,  à  la  veille  de 
mourir,  il  avait  souhaité  cette  union  qui  lui  semblait  bonne 
pour  la  jeune  fille,  bonne  aussi  pour  sa  propre  maison,  elle  lui 
promit  tacitement  que  cette  union  se  ferait. 

Elle  se  releva,  consolée.  Elle  entendait  distinctement  le  tic 
tac  de  la  montre,  sur  la  table  de  nuit.  C'était  comme  s'il  survi- 
vait quelque  chose  de  lui,  comme  s'il  pouvait  encore  avoir 
entendu.  Il  y  avait  des  fleurs  semées  sur  le  drap.  Elle  pensa  que 
toute  autre  aurait  pris  une  de  ces  fleurs  en  souvenir.  Mais  elle, 
sans  savoir  ce  qui  la  retenait,  n'osa  pas  en  prendre.  Et  elle 
baisa  de  nouveau  les  mains  de  cire,  baisa  ic  crucifix,  comme 
pour  sceller  sa  promesse. 

Il 

En  sortant  de  la  chambre  de  la  Mort,  elle  fut  très  surprise 
de  trouver  Lelia  dans  le  cabinet.  Celle-ci  était  frémissante, 
courroucée  contre  l'archiprêtre  et  surtout  contre  le  chapelain, 
tellement  exaspérée  qu'elle  ne  voulut  point  parler  d'eux  près  de 
la  dépouille  mortelle  et  qu'elle  emmena  Donna  Fedele  au  salon. 

L'archiprêtre  et  le  chapelain  avaient  grandement  déploré,  au 
point  de  vue  religieux,  la  fin  subite  de  M.  Marcello;  et,  comme 


256  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

Lelia  leur  rappelait  la  vie  irréprochable  et  charitable  du  défunt, 
sa  grande  pitié,  les  sacremens  qu'il  avait  reçus  peu  de  jours 
avant  la  catastrophe,  l'archiprêtre  n'avait  répondu  que  par  de 
froids  «  Espérons,  »  et  le  chapelain  n'avait  rien  dit  du  tout.  En- 
suite l'archiprêtre,  supposant  évidemment  qu'il  parlait  à  l'héri- 
tière, s'était  permis  de  faire  allusion  aux  besoins  de  son  église; 
et  le  chapelain,  avec  un  air  de  componction,  avait  demandé  si 
ce  jeune  homme  était  encore  à  la  Montanina. 

—  J'ai  répondu  oui,  de  rage,  ajouta-t-elle,  et  aussi  parce 
que  ce  sont  des  indiscrets  qui  fourrent  leur  nez  partout.  Ils 
savaient  parfaitement  que  M.  Alberti  n'est  plus  ici  :  car  l'archi- 
prêtre est  devenu  tout  rouge  et  le  chapelain  est  devenu  tout 
jaune. 

Et  elle  exprima  le  regret  de  n'avoir  pas  fait  tout  de  suite  ce 
qu'elle  se  proposait  de  faire  tout  à  l'heure  :  s'enfermer  dans  la 
chambre  de  M.  Marcello  et  n'en  plus  sortir  que  pour  sortir 
aussi  de  la  Montanina.  Son  devoir  l'obligeait  à  demeurer  près  de 
M.  Marcello  jusqu'à  la  dernière  minute  ;  mais,  quand  il  ne  serait 
plus  là,  il  n'y  aurait  plus  de  place  pour  elle  dans  la  maison. 
Donna  Fedele  essaya  d'amener  sa  jeune  amie  à  d'autres  idées; 
mais,  comme  Lelia  s'irritait,  elle  jugea  prudent  de  ne  pas  insister 
davantage,  et  elle  prit  congé  en  annonçant  qu'elle  reviendrait 
dans  l'après-midi.  Lelia,  sans  dire  si  cette  seconde  visite  lui 
serait  agréable  ou  non,  la  quitta  après  un  baiser  silencieux  et 
se  dirigea  vers  la  chambre  mortuaire. 

Donna  Fedele  ne  voulait  pas  s'en  aller  avant  d'avoir  parlé  à 
ïcresina;  mais  elle  était  à  bout  de  force,  et  elle  n'eut  pas  le 
courage  d'aller  la  chercher.  Elle  se  laissa  tomber  sur  un  fau- 
teuil du  salon,  en  attendant  que  quelqu'un  y  entrât.  Bientôt  elle 
entendit  Giovanni  et  la  cuisinière  qui  s'entretenaient  dans  la 
salle  à  manger.  Giovanni  passa  la  tête  à  la  porte  du  salon,  pour 
s'assurer  que  l'on  pouvait  causer  sans  crainte;  et  alors  Donna 
Fedele  lui  demanda  de  faire  venir  la  femme  de  chambre. 

Teresina  venue.  Donna  Fedele  lui  dit  que  Lelia  s'était  en- 
fermée dans  la  chambre  mortuaire  et  que  la  jeune  lille  parlait 
de  s'en  aller  aussitôt  après  les  funérailles. 

—  J'espère  qu'en  ce  cas  votre  maîtresse  me  demanderait 
l'hospitalité,  au  moins  pour  quelque  temps,  ajouta-t-elle.  Mais 
d'ailleurs  j'ignore  quels  sont  les  projets  qu'elle  a  réellement 
dans  la  tète. 


LEiLA.  257 

La  femme  de  chambre  parut  bien  tranquille.  S'en  aller?  Et 
pourquoi  s'en  aller?  L'héritière,  c'était  Mademoiselle.  Monsieur 
l'avait  fait  entendre  très  clairement  à  Teresina. 

Donna  Fedele  exprima  un  doute.  Si  Lelia  n'acceptait  pas  la 
succession?.,. 

Teresina  resta  bouche  béante.  «  Ne  pas  accepter  la  succes- 
sion? Mais  pourquoi?  Mademoiselle  accepterait,  ne  fût-ce  que 
pour  venir  en  aide  à  son  père.  »  Et  elle  raconta  comment  Lelia 
envoyait  souvent  de  l'argent  à  M.  de  Camin.  Au  surplus,  si 
Mademoiselle  refusait  l'héritage,  comment  ferait-elle  pour 
vivre? 

—  Ma  chère,  dit  Donna  Fedele,  quand  l'orgueil  s'en  mêle... 

La  femme  de  chambre  ne  pouvait  comprendre  un  orgueil 
de  cette  sorte,  et  Donna  Fedele  renonça  à  le  lui  expliquer. 
Elle  pria  donc  Teresina  d'avertir  le  cocher  qu'elle  s'en  retour- 
nait au  cottage.  Teresina  la  supplia  de  rester  jusqu'à  larrivéc 
du  notaire  et  de  lliomme  d'affaires,  pour  savoir  quelque  chose 
du  testament.  Donna  Fedele  répondit  qu'elle  ne  se  souciait 
pas  de  paraître  une  intruse  et  qu'elle  reviendrait,  si  on  la 
rappelait. 

On  ne  la  rappela  point.  Mais,  dans  la  soirée,  elle  reçut  de 
l'homme  d'affaires  le  billet  suivant: 

«  Madame, 

((  Sur  le  désir  que  m'en  a  exprimé  la  femme  de  chambre 
Teresina  Scotz,  j'ai  l'honneur  de  vous  faire  savoir  que,  ce  ma- 
tin, je  me  suis  rendu  avec  le  notaire,  M''  Gamilli,  docteur  en 
droit,  à  la  justice  de  paix  de  Schio,  où  a  été  ouvert  le  testament 
olographe  de  feu  M.  Marcello,  testament  régulièrement  déposé 
en  Fétude  du  susdit  notaire.  J'ai  aussi  l'honneur  de  vous  faire 
savoir  que  M"*"  Lelia  Camin  est  légataire  universelle  et  que  la 
femme  de  chambre  Teresina  Scotz  a  une  pension  viagère  de 
mille  huit  cents  francs,  tous  frais  payés.  Je  vous  fais  savoir  en 
outre,  toujours  à  la  prière  de  ladite  femme  Scotz,  qu'il  est  arrivé 
ici,  à  mon  adresse,  un  télégramme  de  Padoue,  signé  Girolamo 
de  Camin,  par  lequel  l'expéditeur  présente  ses  condoléances, 
déclare  être  le  père  de  M'"'  Lelia,  mineure,  et  annonce  qu'il 
partira  aujourd'hui  même  et  qu'il  compte  arriver  ce  soir  à  la 
Montanina.  La  demoiselle  héritière  reconnaît  qu'elle  est  fille  de 

TOUE    1.   —    1911.  ,  il 


258  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

M.  Girolamo  de  Gamin,  et  qu'elle  n'a  que  vingt  ans  et  quelques 
mois.  Mais,  d'autre  part,  il  est  à  ma  connaissance  que  le  regretté 
M.  Marcello  la  croyait  plus  âgée. 

«  J'ai  l'honneur  d'être,  avec  le  plus  profond  respect,  madame, 
votre  très  humble  et  très  obéissant  serviteur. 

«  Velo  d'Astico  (Vicenza),  l«r  juillet. 

«  Rag.  Matteo  Carozzi.   » 


VI 

VERS   LES   HAUTEURS   ET  VERS   LES   PROFONDEURS 


1  . 

Massimo  avait  appris  à  Milan,  par  un  télégramme  de  Donna 
Fedele,  la  nouvelle  du  décès  de  M.  Marcello.  Cette  nouvelle 
l'avait  consterné  ;  il  ne  se  savait  pas  si  tendrement  attaché  à  ce 
vieillard.  La  première  idée  qui  lui  vint  fut  de  retourner  à  la 
Montanina  pour  l'enterrement;  mais  la  crainte  de  revoir  Lelia 
en  larmes  et  de  se  montrer  lâche  vis-à-vis  d'elle  fit  qu'il  se 
contenta  d'écrire  à  la  jeune  fille  ce  billet  de  condoléances  : 

«  Mademoiselle, 

«  Vous  pleurez,  j'imagine,  un  homme  qui  a  été  bon  pour 
vous  comme  un  père.  Moi  aussi,  je  le  pleure,  plus  peut-être  que 
vous  :  car  je  lui  dois  un  bienfait  supérieur  à  tout  autre,  un 
inappréciable  bienfait  d'affection  et  d'estime.  Bénie  soit,  comme 
la  mémoire  du  fils,  la  mémoire  du  père. 

«  Votre  respectueux  serviteur, 

«  Massimo  Alberti.  » 

Puis  il  adressa  à  Donna  Fedele  une  dépêche,  pour  l'avertir 
qu'il  ne  pouvait  assister  aux  obsèques,  mais  que,  quelques 
jours  plus  tard,  il  viendrait  faire  une  pieuse  visite  à  la  tombe. 

Le  4  juillet,  à  midi  et  demi,  Donna  Fedele  alla  au-devant 


LEILA.  259 

de  lui,  à  la  gare  de  Seghe,  dans  l'iiabiluel  cabriolet  tiré  par  l'e 
bidet  babituel.  En  attendant  l'arrivée  du  train,  elle  lia  conver- 
sation avec  un  vieux  berger,  qui  sentait  le  suint,  et  dont  la 
cabaretière  du  village  s'était  éloignée  avec  une  grimace  de  ré- 
pugnance. Lorsque  la  machine  siffla,  du  côté  venant  de  San 
Giorgio,  elle  sortit  de  la  salle  d'attente  sur  le  quai,  aperçut 
Massimo  qui,  à  la  portière  du  dernier  wagon,  la  cherchait  des 
yeux,  s'avança  vers  lui,  souriante.  Ni  l'un  ni  l'autre,  au  premier 
moment,  ne  tâcha  d'exprimer  par  des  paroles  l'émotion  com- 
mune que  leur  donnait  le  deuil  récent.  Au  sortir  de  la  gare, 
elle  lui  demanda  quand  il  avait  l'intention  de  repartir.  Il  ré- 
pondit qu'il  repartirait  par  le  premier  train  et  retournerait 
directement  à  Milan.  Ils  avaient  donc  deux  heures  pour  la  visite 
funèbre. 

Dans  le  cabriolet  qui  devait  les  mener  en  quelques  minutes 
au  cimetière,  elle  lui  parla  de  la  catastrophe,  lui  en  raconta  les 
particularités  ;  mais  elle  ne  prononça  pas  le  nom  de  Lelia,  parce 
que  le  cocher  aurait  pu  entendre. 

Au  cimetière,  le  gardien  leur  indiqua  une  place  noire,  où  la 
terre  était  fraîchement  remuée;  puis  il  se  retira.  Donna  Fedele, 
qui  avait  apporté  deux  roses,  en  donna  une  à  Massimo.  Ils  s'age- 
nouillèrent dans  l'herbe,  posèrent  les  roses  sur  la  terre,  sans  les 
effeuiller,  et  prièrent  silencieusement. 

Quand  ils  furent  sortis  du  cimetière,  elle  lui  dit  qu'elle  avait 
à  l'entretenir  de  choses  délicates,  que  la  présence  du  cocher  les 
gênerait,  et  que,  au  lieu  de  remonter  en  voiture,  il  serait  préfé- 
rable d'aller  à  pied,  par  le  sentier  ombreux  qui  descend  à  gauche 
de  l'Astico. 

—  C'est  de  Lelia  que  je  dois  vous  parler,  dit-elle,  après  qu'ils 
eurent  franchi  le  petit  pont  de  bois  qui  met  Seghe  en  commil- 
nication  avec  le  hameau  de  Schiri. 

Il  pensa  :  «  Pourquoi  dit-elle  qu'elle  doit  me  parler?  S'ac- 
quitte-t-elle  d'une  mission?  »  Et  il  se  tut,  sur  la  défensive. 

—  Il  faut,  reprit  Donna  Fedele,  que  je  vous  demande  un 
conseil,  moins  pour  Lelia  que  pour  moi-même,  à  propos  de 
choses  qui  la  concernent. 

—  Me  demander  un  conseil,  à  moi?  fit  Massimo. 

—  Oui,  vous  demander  un  conseil.  Vous  savez  que  mainte- 
nant Lelia  est  au  cottage? 

Et  elle   regarda  sa    montre,  vit  qu'ils    avaient    encore   une 


260 


REVUE    DES    DEUX   MONDES. 


heure  et  quart,  proposa  au  jeune  homme  de  s'asseoir  avec  elle 
sur  un  petit  mur,  dans  l'ombre  mobile  et  ajourée  des  charmes 
qui  balançaient  leurs  frondaisons  sur  le  courant  moiré  de  soleil, 
en  face  des  masures  noires  qui,  de  l'autre  côté  de  l'eau,  se  dres- 
saient dans  la  verdure. 

Elle  parla  d'abord  au  jeune  homme  du  testament,  de  l'er- 
reur où  avait  été  M.  Marcello  touchant  l'âge  de  Lelia,  et  de 
l'intervention  de  M.  de  Gamin  qui,  averti  on  ne  savait  comment, 
était  venu  aussitôt  rejoindre  sa  fille  mineure.  Lelia  avait  eu  une 
crise  terrible.  Elle  avait  refusé  de  voir  son  père,  s'était  adressée 
à  Donna  Fedele  pour  que  celle-ci  la  prît  chez  elle.  Et,  en  effet. 
Donna  Fedele  l'avait  reçue  au  cottage.  La  jeune  fille  n'avait  pas 
assisté  aux  obsèques,  n'en  aurait  pas  eu  la  force.  Donna  Fedele 
avait  vu  le  père  à  l'enterrement. 

—  Quel  homme  est-ce?  demanda  Massimo. 
Elle  eut  une  exclamation  de  dégoût. 

—  Oh  !  un  homme  dont  l'aspect  écœure  !  Figurez-vous  une 
tête  de  cire  comme  celles  qu'on  voit  chez  les  perruquiers,  mais 
vieille,  mal  peinte  et  sale.  Il  parle  comme  un  imbécile,  d'une 
voix  pâteuse.  On  dirait  qu'il  est  paralysé  par  la  timidité.  Au 
moins  s'est-il  montré  très  timide  devant  moi.  Il  répond  tou- 
jours «  oui  »  à  tout,  paraît  incapable  de  dire  «  non.  «  Si  l'on  ne 
savait  pas  que  c'est  un  vieux  renard,  on  le  prendrait  pour  un 
crétin.  Après  l'enterrement,  il  est  venu  me  rendre  visite  et  il  a 
demandé  s'il  pouvait  voir  Lelia,  du  ton  d'un  laquais  plutôt  que 
d'un  père.  Mais  elle  a  refusé  obstinément  de  le  recevoir,  et  il  est 
parti  en  marmottant  :  «  La  pauvrette!  la  pauvrette  !  »  Il  n'a  pas 
vSon  pareil.  Ce  matin,  il  m'a  envoyé  un  billet  pour  m'annoncer 
qu'il  partait  avec  l'homme  d'affaires,  qu'il  serait  absent  trois  ou 
quatre  jours,  et  que,  à  son  retour,  il  espérait  trouver  Lelia  à  la 
Montanina.  Mais  Lelia... 

Après  avoir  prononcé  les  deux  derniers  mots,  d'une  voix 
plus  basse,  Donna  Fedele  s'interrompit,  tandis  que  la  pointe  de 
son  ombrelle  traçait  dans  le  sable  des  hiéroglyphes.  Elle  atten- 
dait du  jeune  homme  une  question,  qui  ne  vint  pas. 

—  Lelia  m'inquiète  beaucoup,  reprit-elle,  toujours  à  voix 
basse  ;  et,  comme  je  vous  l'ai  dit  tout  à  l'heure,  je  désirerais 
un  conseil.  Si  Dom  Aiirelio  était  ici... 

•   Massimo  saisit  l'occasion  pour  parler  de  Dom  Aurelio,  de  sa 
situation    présente,  de    ses  espérances.  En  toute  autre  circon- 


I 


LEILA. 


261 


stance,  Donna  Fedele  l'aurait  écouté  avec  l'intérêt  le  plus  vif. 
Mais,  en  ce  moment-là,  elle  ne  l'écoutaqu'à  regret,  parce  qu'elle 
le  voyait  peu  disposé  à  parler  de  Lelia. 

—  Vous  devriez  demander  ce  conseil  à  Dom  Aurelio,  de  ma 
part,  continua-t-elle. 

Massimo  répondit  froidement  que,  si  elle  le  souhaitait,  il 
se  chargerait  volontiers  de  la  commission. 

—  Mais  il  faudrait  que  vous  pussiez  voir  Lelia. 

Le  jeune  homme  tressaillit.  Comment  cela  aurait-il  été 
possible,  puisque  le  train  partait  dans  une  demi-heure? 

—  Restez,  murmura  Donna  Fedele. 

—  Oh  !  non. 

Cette  réponse  catégorique,  articulée  avec  une  émotion  vio- 
lente, sonna  comme  une  protestation,  presque  comme  un  re- 
proche. Donna  Fedele  n'en  poursuivit  pas  moins,  avec  une 
tranquillité  imperturbable  : 

—  Cela  lui  ferait  plaisir. 

Mais  Massimo  était  aussi  intrépide  qu'elle  à  ne  pas  entendre 
ce  qu'il  ne  voulait  pas  entendre,  à  ne  pas  comprendre  ce  qu'il 
ne  voulait  pas  comprendre. 

—  Pardonnez-moi  de  vous  quitter;  sinon  je  manquerais  le 
train,  reprit-il,  faisant  la  sourde  oreille,  .le  n'ai  plus  que  vingt 
minutes. 

—  Eh  bien!  manquez-le!  Vous  le  manqueriez  volontiers, 
si  vous  saviez  la  confession  que  Lelia  m'a  faite  ce  matin. 

—  Quelle  confession? 

—  Restez,  et  vous  le  saurez. 

Massimo  pâlit,  dans  l'angoisse  de  la  tentation;  mais  il 
résista. 

—  C'est  impossible!  Et,  veuillez  m'excuser  de  vous  dire  cela, 
c'est  une  chose  que  vous  ne  devriez  pas  me  demander.  Ce 
serait  trop  lâche,  après  une  telle  insulte.  Adieu! 

—  Partez  donc,  répliqua  Donna  Fedele,  sans  se  lever.  Mais 
vous  n'êtes  qu'un  enfant. 

—  Un  enfant?  Pourquoi? 

—  Oui,  un  enfant  !  Vous  ne  connaissez  pas  encore  l'amour. 
Vous  ne  savez  pas  que,  quand  on  aime,  on  aime  !  Il  n'y  a  plus 
alors  ni  lâcheté  ni  insulte.  Quand  on  aime,  on  aime,  c'est  moi 
qui  vous  le  dis  ! 

Le  train  siffla  dans  la  gare  d'Arsiero.  Massimo  partit  en  cou- 


262  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

rant.  Donna  Fedele,  qui  savait  que  toujOurs,pour  les  manœuvres, 
le  train  sifflait  plusieurs  minutes  avant  de  démarrer,  se  leva 
péniblement,  se  dirigea  vers  la  gare,  y  rejoignit  Massimo  sur 
le  quai,  lui  dit  aA^ec  douceur  : 

—  Ne  partez  pas.  Elle  vous  aime.  Elle  m'en  a  presque  fait 
l'aveu. 

«  Elle  vous  aime.  »  Ces  mots  le  traversèrent  comme  une 
flèche  de  glace  et  de  flamme.  Il  ne  put  faire  un  mouvement  ni 
parler.  Donna  Fedele  crut  qu'il  resterait.  Mais,  soudain,  il 
s'écarta  d'elle  et  sauta  dans  un  wagon,  sans  savoir  ce  qu'il  faisait. 
Elle  s'approcha  du  wagon,  eut  encore  le  temps  de  lui  dire 
quelques  mots,  de  lui  demander  s'il  passerait  le  mois  de  juillet 
à  Milan,  et  à  quelle  adresse  elle  devrait  lui  écrire.  Il  répondit 
qu'il  serait  obligé  de  quitter  Milan  tout  de  suite,  qu'il  se  ren- 
drait sur  le  lac  de  Lugano,  pour  s'y  acquitter  d'une  mission 
pieuse  et  chère.  Au  même  instant,  la  machine  siffla.  Donna 
Fedele  se  pencha  vers  la  portière,  lui  chuchota  de  nouveau  : 

—  Elle  vous  aime! 

Et  le  train  se  mit  en  marche.  Massimo,  pris  de  vertige,  ferma 
les  yeux.  Mais,  les  yeux  clos,  il  vit  mentalement  Lelia  qui  lui 
offrait  ses  lèvres  ;  et,  pour  ne  plus  la  voir,  il  se  hâta  de  rouvrir 
les  yeux,  de  regarder  la  verdure  fuyante.  Puis  il  referma  les 
yeux,  pour  la  voir  encore.  Et  ce  qu'il  vit,  cette  fois,  ce  fut  l'ovale 
blond  de  la  tète  qui  s'inclinait  sur  la  poitrine,  comme  pour 
dissimuler  le  visage,  ce  furent  les  deux  petites  mains  blanches 
qui  se  levaient  lentement,  se  posaient  lentement  sur  ses  propres 
épaules.  Alors  il  rouvrit  les  yeux,  et  il  lui  sembla  que  les  mains 
se  retiraient;  mais,  au  lieu  de  revoir  la  verdure,  il  continua  de 
voir  l'ovale  blond.  Lorsque  le  train  entra  dans  le  tunnel  de  Mea, 
il  crut  sentir  que  les  deux  bras  se  nouaient  autour  de  son  cou, 
que  le  doux  visage  s'approchait  de  son  visage,  que  les  lèvres  le 
couvraient  de  baisers  et  de  larmes,  en  lui  répétant  :  «  Je  taime  ! 
je  t'aime  !  je  t'aime  !  » 

Hors  du  tunnel,  il  revint  à  lui,  se  mit  à  la  portière,  rafraîchit 
son  front  dans  le  vent  de  la  course.  Ensuite  il  réfléchit.  Donna 
Fedele  lui  avait  dit  d'abord  :  «  Lelia  m'en  a  presque  fait  l'aveu.  » 
Par  conséquent,  c'était  Donna  Fedele  qui  voulait  arranger  les 
choses.  Et  lui,  il  n'était  qu'un  sot! 

Il  dut  attendre  deux  heures  à  Vicence.  Comme  il  n'y  con- 
naissait personne,  il  entra  au  café  de  la  station,  prit  le  Carrière 


LEILA. 


263 


délia  Sera,  lut  la  feuille  jusqu'aux  annonces;  et,  parmi  les 
annonces,  il  trouva  celle  que  voici  : 

«  Un  concours  sera  ouvert  pendant  toute  la  durée  du  mois 
d'août  pour  une  place  de  médecin -chirurgien  communal  du 
canton  de  Valsolda.  Traitement:  3  500  francs.  Adresser  les 
demandes  et  les  pièces  justificatives  au  maire  de  Drano,  pro- 
vince de  Côme.  » 

Une  demi-heure  plus  tard,  lorsqu'on  cria  :  «  Les  voyageurs 
pour  Vérone,  Brescia,  Mantoue,  en  voiture!  »  il  tenait  encore 
à  la  main  le  numéro  du  journal;  et,  lorsqu'il  se  fut  installé  dans 
le  coin  d'un  compartiment,  il  s'absorba  en  de  longues  médi- 
tations. 

II 

Par  le  fait,  Lelia  n'avait  pas  dit  à  Donna  Fedele  qu'elle  aimait 
Massimo.  Elle  lui  avait  seulement  offert  de  quitter  le  cottage, 
si  sa  présence,  étant  donné  que  M.  Alberti  était  fort  irrité 
contre  elle,  devait  être  un  obstacle  à  la  visite  désirée  par  Donna 
Fedele.  Mais  la  voix,  l'accent,  la  physionomie,  avaient  dit  plus 
que  les  paroles.  Si  le  jeune  homme  avait  cédé,  s'il  était  resté, 
peut-être  que... 

Malheureusement,  le  jeune  homme  était  parti,  et,  dans  le 
cœur  de  Donna  Fedele,  les  espérances  baissaient,  tandis  que  les 
inquiétudes  montaient.  Elle  avait  le  pressentiment  d'un  malheur. 
Ce  n'était  pas  que  la  jeune  fille  lui  eût  tenu  des  propos  alarmans. 
Mais,  autrefois,  celle-ci  avait  souvent  répété  à  Teresina  que,  si 
elle  se  voyait  dans  l'obligation  de  vivre  avec  son  père,  elle  se 
tuerait;  et,  comme  Teresina,  sincèrement  religieuse,  lui  repro- 
chait ce  langage,  elle  avait  répondu  qu'elle  ne  pourrait  vivre 
avec  son  père  sans  le  haïr  mortellement,  c'est-à-dire  sans  perdre 
le  sens  moral;  de  sorte  que,  si  elle  se  tuait,  ce  serait,  non  par 
mépris  de  la  loi  divine,  mais  au  contraire  pour  obéir  à  cette  loi 
qui,  sans  permettre  le  suicide  en  général,  avait  certainement  le 
pouvoir  de  le  commander.  La  pauvre  Teresina,  très  effrayée, 
crut  la  jeune  fille  folle;  mais  Donna  Fedele  en  jugea  autre- 
ment. Elle  estima  qu'à  vrai  dire  cette  fille  était  étrange,  mais 
qu'elle  était  surtout  victime  d'une  fausse  idée  de  la  religion, 
fausse  idée  qui  résultait  en  partie  de  l'ignorance,  en  partie 
d'anomalies  innées  de  l'intelligence,  en  partie  d'une  instruction 


■264  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

mauvaise  et  de  détestables  exemples.  Elle  espérait  que  les  dis- 
cours tenus  à  la  femme  de  chambre  n'avaient  rien  de  sérieux  ; 
mais  pourtant  elle  s'inquiétait  des  longs  et  sombres  silences 
où  la  jeune  fille  s'enfermait  trop  volontiers. 

Lorsque  Donna  Fedele  rentra  au  cottage,  elle  apprit  du 
concierge  que  Lelia  était  sortie  en  annonçant  qu'elle  allait  à  la 
Montanina  chercher  quelque  chose  et  qu'elle  reviendrait  à  six 
heures. 

En  effet,  à  six  heures,  elle  revint  en  compagnie  de  Teresina, 
salua  rapidement  Donna  Fedele,  ne  l'interrogea  ni  sur  M.  Albert], 
ni  sur  la  visite  faite  au  cimetière,  et  alla  s'enfermer  dans  sa 
chambre.  Alors  Teresina  prit  à  part  Donna  Fedele,  lui  dit  que, 
si  elle  était  venue  au  cottage,  c'était,  non  seulement  pour 
accompagner  sa  jeune  maîtresse,  mais  aussi  pour  avoir  un 
entretien  avec  l'amie  de  Lelia. 

—  Je  ne  m'attendais  pas,  expliqua  la  femme  de  chambre, 
à  voir  Mademoiselle.  J'étais  au  lavoir,  derrière  la  cuisine.  En 
passant,  elle  me  fait  un  aimable  salut,  me  dit  qu'elle  vient 
chercher  les  photographies  de  feu  M.  Andréa.  Il  n'y  avait  alors 
personne  à  la  maison  :  M.  de  Gamin  était  parti  dès  le  matin 
avec  le  fermier;  la  cuisinière  était  aux  provisions,  et  le  domes- 
tique jouissait  de  son  heure  de  liberté.  Je  lui  offre  d'aller  avec 
elle;  mais  elle  refuse.  Puis,  comme  elle  tardait  beaucoup  à 
revenir,  je  vais  voir.  Je  la  trouve  en  train  de  descendre  l'esca- 
lier. Aussitôt  qu'elle  m'aperçoit,  elle  rougit,  fait  un  geste  d'im- 
patience, me  dit  qu'elle  va  dans  la  chambre  de  ce  pauvre 
M.  Marcello,  où  je  croyais  qu'elle  était  allée  tout  d'abord.  Elle 
y  demeure  quelques  minutes,  en  sort  avec  les  photographies,  se 
jette  sur  un  fauteuil  du  salon,  sans  rien  dire.  Ne  sachant  que 
faire,  je  me  dispose  à  m'en  aller;  mais  elle  me  rappelle  pour 
me  dire  :  «  Savez- vous  si  M.  Alberti  a  eu  la  permission  d'em- 
porter la  photographie  qui  était  dans  sa  chambre?  »  Me  voilà 
stupéfaite.  «  Non,  »  dis-je.  A  cette  réponse,  elle  fronce  le  sourcil, 
et  je  l'entends  qui  marmotte  :  «  Quelle  honte!  quelle  honte!  » 
Je  me  hâte  d'ajouter:  «  Excusez-moi,  mademoiselle.  La  photo- 
graphie est  ici.  C'est  moi  qui  lai  rangée  dans  le  tiroir  du 
bureau.  J'avais  oublié  de  vous  en  avertir.  »  Et  je  cours  prendre 
la  photographie,  que  je  lui  apporte.  Puis,  —  que  voulez- vous? 
j'ai  su  bien  des  choses!  —  je  me  permets  de  lui  dire  un  mot  en 
faveur  de  M.  Alberti.  Mais  elle  se  met  en  rage.  «  Que  viens-tu 


LEILA. 


263 


me  chanter  là?  Ne  te  rappelles-tu  pas  ce  que  tu  m'as  dit  l'autre 
jour  de  ton  M.  Alberti?  » 

Ensuite  Teresina,  confuse  et  navrée,  rapporta  encore  à 
Donna  Fedele  les  propos  qu'elle-même  avait  tenus  sur  les  pré- 
tendues amours  milanaises  du  jeune  homme,  et  lui  fit  part  aussi 
de  ses  dernières  découvertes.  Le  jour  des  obsèques,  la  belle-sœur 
de  l'archiprêtre,  parlant  d'Alberti  avec  Angela,  la  couturière,  lui 
avait  conté  que  ce  jeune  homme,  ami  du  curé  de  Lago  et  de 
M.  Marcello,  était  un  être  diabolique,  un  ermemi  mortel  de 
l'Eglise;  que  le  mérite  de  l'avoir  fait  déguerpir  revenait  à  Dom 
Tita;  que  le  chapelain  avait  reçu  d'un  ecclésiastique  milanais, 
en  relations  avec  une  dame  qui  s'intéressait  beaucoup  à  M""  Lelia, 
une  lettre  où  l'ecclésiastique  disait  que  la  dame  était  en  grand 
souci  à  cause  de  la  présence  de  ce  jeune  homme  pervers,  soup- 
çonné d'avoir  commerce  avec  une  femme  mariée;  que  Dom  Tita 
avait  trouvé  le  moven  de  faire  connaître  à  la  Montanina  ce  com- 
merce  criminel  ;  qu'alors  le  jeune  homme,  qui  était  venu  avec 
l'intention  de  faire  un  riche  mariage,  se  voyant  découvert  et 
confondu,  avait  pris  le  train;  qu'enfin  l'archiprêtre  avait  en  vue, 
pour  Mademoiselle,  un  comte  de  Vicence,  qui  paraissait  fait 
tout  exprès  pour  elle,  mais  que  cela,  c'était  un  secret. 

—  A  mon  tour,  j'ai  tout  redit  à  Mademoiselle,  continua  Tere- 
sina, parce  que  j'avais  compris  que  l'on  avait  ourdi  un  complot 
contre  M.  Alberti  ;  et,  comme  il  me  semblait  que  j'y  avais  moi- 
même  eu  part,  j'en  éprouvais  du  remords. 

—  Et  après? demanda  Donna  Fedele,  palpitante. 

—  Je  vais  vous  dire,  fit  Teresina  en  soupirant.  D'abord,  je  la 
vois  qui  s'assombrit,  s'assombrit;  mais,  pour  ce  qui  est  de 
parler,  elle  ne  souffle  mot.  Puis,  tout  à  coup,  elle  me  presse  de 
questions,  me  fait  répéter  cent  fois  ce  que  m'a  dit  Angela. 
Finalement  elle  se  lève,  monte  l'escalier  quatre  à  quatre,  tourne 
à  gauche,  entre  dans  sa  chambre.  J'attends  quelques  minutes, 
je  monte  aussi,  j'avance  jusqu'à  sa  porte,  je  lui  demande  : 
((  Mademoiselle  a-t-elle  besoin  de  quelque  chose?  »  Mais  je 
l'entends  qui  ferme  la  porte  à  clef,  d'un  mouvement  rageur, 
sans  répondre.  J'attends  encore  un  peu,  et,  à  travers  la  porte, 
je  perçois  comme  un  cri,  comme  un  hurlement  étouffé,  où 
s'entremêlent  des  exclamations  qui  ne  sont  ni  des  gémisse- 
mens  ni  des  pleurs  ni  des  rires.  J'avais  déjà  entendu  Made- 
moiselle crier  ainsi,  après  avoir   reçu  certaines  lettres   de  son 


1^ 


266 


REVUE    DES    DEUX   MONDES. 


père.  D'ailleurs  elle  ne  tarde  pas  à  s'apaiser;  et  moi,  pour  qu'en 
sortant  de  sa  chambre  elle  ne  me  retrouve  pas  là,  je  descends 
et  je  vais  l'attendre  au  salon. 

«  Quelques  instans  après,  je  la  vois  descendre  aussi.  Elle 
était  blanche  comme  la  blanche  mort,  mais  calme.  Elle  me  dit 
qu'elle  s'en  va.  Je  lui  demande  la  permission  de  l'accompagner 
au  cottage,  et  nous  partons  ensemble.  Un  peu  avant  d'arriver 
au  pont  du  Posina,  voyez  ce  hasard  !  j'aperçois  l'archi prêtre  qui 
arrive  de  notre  côté.  Lorsqu'il  est  à  deux  pas  de  nous,  il  sourit, 
dit  :  «  Votre  serviteur!  »  et  envoie  un  de  ses  grands  coups  de 
chapeau.  Ah  !  Jésus  Maria  !  si  vous  aviez  vu  Mademoiselle  !  Elle 
se  raidit  comme  un  militaire  qui  salue  avec  l'épée;  mais  elle 
ne  salue  pas,  elle  I  Elle  toise  l'archiprêtre  avec  des  yeux  froids 
comme  glace,  et  elle  passe.  Nous  n'avons  plus  échangé  une  seule 
parole  jusqu'au  cottage. 

Donna  Fedele,  sans  faire  aucun  commentaire  sur  ces  inci- 
dens,  remercia  Teresina  de  l'intérêt  qu'elle  portait  à  sa  jeune 
maîtresse;  puis  elle  s'informa  de  M.  de  Gamin. 

—  Mon  Dieu  !  s'écria  Teresina,  dès  qu'elle  entendit  prononcer 
ce  nom.  Moi  qui  allais  oublier  ! 

La  femme  de  chambre  avait  un  poids  sur  le  cœur  à  cause  de 
ce  vilain  homme.  Au  moment  de  partir  avec  le  fermier,  celui-ci 
l'avait  prise  à  part  et  avec  un  petit  ricanement  moitié  stupide 
et  moitié  malicieux,  lui  avait  demandé  où  étaient  les  bijoux 
de  la  défunte  M""^  Trento.  Elle  avait  répondu  qu'elle  l'ignorait^ 
Figurez-vous  un  peu!  Dans  ces  mains-là!  Mais  elle  savait  très 
bien,  au  contraire,  qu'il  y  avait  beaucoup  de  bagues  et  de  bra- 
celets, un  fil  de  perles  et  de  saphirs,  une  fleur  de  diamans. 
Comme  M.  Marcello  n'avait  pas  de  coffre-fort ,  il  gardait  ces 
bijoux  dans  un  tiroir  secret  du  bureau  de  sa  chambre  à  coucher. 

—  Et  devinez-vous  pourquoi  il  m'a  demandé  cela  ?  poursuivit 
Teresina.  Je  jurerais  bien  qu'il  a  déjà  mis  la  main  dessus. 
Pendant  un  jour  entier,  il  n'a  fait  qu'examiner  des  papiers  dans 
le  cabinet,  et  il  a  dû  y  trouver  quelque  note,  quelque  indica- 
tion. Le  fait  est  que,  cette  nuit,  je  l'ai  entendu  entrer  dans 
la  chambre  du  pauvre  Monsieur,  et  il  n'en  est  ressorti  que 
longtemps  après.  Oui,  oui,  je  jurerais  bien  que,  maintenant,  les 
bijoux  de  la  défunte  sont  en  voyage.  Et  il  me  les  demande,  à 
moi  !  "Vous  comprenez  bien  l'idée  que  j'ai  eue.  Cet  homme  est 
capable  d'inventer  les  pires  accusations... 


LEILA.  267 

Donna  Fedele  rassura  de  son  mieux  la  femme  de  chambre. 
Quand  Teresina  fut  partie,  elle  alla  s'accouder  à  la  fenêtre 
et  elle  se  mit  à  réfléchir.  Ses  réflexions  la  confirmèrent  dans 
une  pensée  qui  déjà  lui  était  venue  la  veille  :  il  fallait  obtenir 
du  père  de  Lelia  la  permission  d'emmener  la  jeune  fille  en 
Piémont,  et  soustraire  celle-ci,  au  moins  pour  quelque  temps, 
à  l'angoissante  appréhension  de  vivre  pvès  de  cet  homme.  Par 
ce  moyen,  Lelia  aurait  le  temps  de  respirer  un  peu.  Et,  plus 
tard,  il  pouvait  survenir  tant  de  choses  ! 

111 

Le  soir,  quand  Lelia  descendit  pour  le  dîner,,  qui  était  servi 
sous  la  véranda,  elle  avait  l'air  si.  calme  que  Donna  Fedele  ne 
craignit  pas  de  lui  raconter  la  visite  de  Massimo  et  de  lui  faire 
part  des  nouvelles  relatives  à  Dom  Aurelio.  A  propos  de  Dom 
Aurelio,  Donna  Fedele  s'ouvrit  sur  ses  propres  besoins  spiri- 
tuels, dit  combien  lui  manquait  la  parole  sage  et  douce  de  ce 
prêtre. 

—  Car  je  suis  mauvaise,  tu  sais,  ajouta-t-elle.  Il  faudrait  que 
je  fusse  plus  douce,  plus  charitable  envers  les  ecclésiastiques 
qui  ne  lui  ressemblent  pas. 

Lelia  laissa  tomber  ce  sujet  de  conservation;  mais  elle  parla 
du  petit  cimetière,  annonça  qu'elle  projetait  d'y  aller  le  lende- 
main matin  avec  Donna  Fedele,  et  qu'elles  y  porteraient  des 
roses,  une  quantité  de  roses.  Donna  Fedele  en  prit  occasion  de 
dire  qu'elle  n'était  pas  contente  des  roses  de  son  jardin.  Presque 
tous  les  rosiers  y  étaient  défleuris.  Ce  n'était  plus  le  cottage  des 
Roses,  c'était  le  cottage  des  Epines.  Elle  se  proposait  d'y  planter 
une  forêt  de  rosiers,  de  telle  sorte  que  l'habitation  s'élèverait 
au  milieu  d'une  immense  corbeille  de  roses,  serait  tapissée  de 
roses  jusqu'à  la  toiture. 

—  Nous  partirons  un  de  ces  jours  pour  Milan,  conclut-elle. 
Nous  irons  chez  tous  les  horticulteurs  et  nous  les  dévaliserons.; 
Veux-tu? 

Lelia  parut  contente  de  ce  projet  de  voyage,  dit  que  son  père 
lui  accorderait  sûrement  la  permission.  Donna  Fedele  s'étonna 
de  cette  grande  douceur. 

—  J'aurais  besoin  aussi,  continua-t-elle,  d'aller  en  Piémont 
pour  mes  affaires.  Veux-tu  que  nous  demandions  à  ton  père  de 


268  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

t'y  laisser  venir  avec  moi  pendant  trois  ou  quatre  semaines? 
Lelia  consentit  tout  de  suite.  Puis,  quand  la  servante,  après 
avoir  fmi  son  service,  se  fut  retirée,  elle  se  mit  à  jouer  machi- 
nalement avec  une  petite  cuiller,  et,  souriant  d'un  sourire 
livide  : 

—  Maintenant  que  tout  est  fmi,  demanda-t-elle,  puis-je 
savoir  si,  réellement,  on  n'avait  pas  combiné  davance  la  venue 
de  ce  Monsieur  à  la  Montanina? 

—  Maintenant  que  tout  est  fmi,  riposta  Donna  Fedele  sèche- 
ment, je  t'assure  que  je  ne  mens  jamais  et  que  rien  du  tout 
n'était  combiné  d'avance.  Quand  M.  Alberti  est  venu,  il  pensait 
à  t'épouser  comme  je  pense  à  épouser  Carnesecca  ! 

Lelia  se  mit  à  rire  d'un  rire  forcé. 

—  Comment  se  fait-il  que  vous  songiez  maintenant  à  Carne- 
secca? reprit-elle. 

—  Parce  que  je  le  vois  !  Il  entre  par  la  petite  grille  que, 
comme  d'habitude,  monsieur  mon  concierge  a  oublié  de  fermer. 

Lelia  tourna  la  tête  et  aperçut  en  effet  Carnesecca  qui,  plus 
jaune  et  plus  décharné  que  jamais,  s'avançait  à  pas  lents  vers 
la  véranda.  Il  s'arrêta  au  bas  du  perron,  le  chapeau  à  la  main. 
Donna  Fedele  l'invita  à  monter,  lui  dit  de  s'asseoir,  lui  fit 
apporter  le  café  ;  puis  elle  lui  demanda  par  quel  hasard  il  était 
revenu  dans  ce  pays  où  il  avait  reçu  naguère  un  si  fâcheux 
accueil.  Il  répondit  qu'il  s'en  allait  à  Laghi,  et  qu'il  était  prêt  à 
y  subir  de  nouveau  le  martyre  de  la  lapidation,  comme  il  l'avait 
déjà  subi  à  Posina. 

—  En  cette  saison,  remarqua  Donna  Fedele,  sans  rire,  ce 
seront  plutôt  des  pommes  de  terre. 

Et  elle  l'interrogea  sur  ses  intentions.  Voulait-il  aller  à  Laghi 
le  soir  même?  Il  répondit  négativement  :  il  était  fatigué,  il  arri- 
vait de  Vicence  et  il  avait  marché  pendant  sept  heures  ;  il  s'était 
souvenu  d'un  certain  hangar,  et  il  espérait  que...  Donna  Fedele 
coupa  court  à  cet  espoir:  elle  lui  avait  volontiers  donné  l'hospi- 
talité, lorsqu'il  avait  les  os  rompus  ;  mais  elle  n'entendait  pas 
la  lui  donner  encore  au  moment  où  il  s'apprêtait  à  se  les  faire 
rompre  une  seconde  fois.  Alors  il  dit  vaguement  qu'il  tâcherait 
de  trouver  un  gîte  ailleurs,  souhaita  le  bonsoir  et  se  retira  sans 
dire  où  il  irait  coucher. 

Il  était  nuit  close.  Donna  Fedele,  qui  n'avait  pas  fait  allumer 
les  lampes,  demanda  à  Lelia  de  lui  jouer  quelque  chose. 


LEILA.  269 

—  Comme  cela,  dans  Tobscurité? 

—  Oui,  dans  l'obscurité  ! 

Le  vieux  piano  du  cottage  dormait  depuis  de  longs  mois. 
Donna  Fedele  qui,  dans  sa  jeunesse,  avait  été  assez  bonne  pia- 
niste, négligeait  depuis  longtemps  la  musique,  ne  jouait  plus 
que  de  temps  à  autre,  pour  amuser  des  enfans. 

Lelia  joua  une  composition  de  ce  pauvre  M.  Marcello,  la 
seule  qu'il  eût  écrite  :  une  barcarolle  qui  datait  de  trente  ans. 
Lorsque  le  morceau  fut  terminé,  elle  attendit  en  silence  une 
parole  de  son  amie,  la  demande  d'un  autre  morceau.  Mais 
Donna  Fedi<sle  resta  muette. 

—  Vous  connaissez  cette  musique?  demanda  enfin  Lelia. 

—  Oh  !  oui  ! 

Le  mélancolique  «  oh  !  oui  !  »,  prononcé  tout  bas,  fit  entendre 
à  la  jeune  fille  bien  des  choses  qu'elle  avait  déjà  pensées  confu- 
sément. Elle  quitta  le  piano,  gagna  le  coin  d'où  la  voix  était 
venue,  se  pencha  sur  Donna  Fedele,  lui  chercha  les  mains  et  les 
baisa  l'une  après  l'autre,  sans  articuler  un  mot.  Donna  Fedele 
se  prêta  doucement  à  ces  baisers  qui  disaient  :  «  Je  suis  femme 
et  je  t'ai  comprise.  » 

—  Tu  ne  joues  plus?  murmura  Donna  Fedele. 

Elle  avait  été  heureuse  des  baisers;  mais  elle  aurait  eu  hor- 
reur d'une  parole.  Lelia  ne  répondit  pas,  continua  de  lui  tenir 
les  mains,  de  les  étreindre.  Au  bout  de  quelques  instans,  Donna 
Fedele  reprit  : 

—  Veux-tu  que  nous  allions  nous  coucher? 

—  Vous,  oui,  répondit  Lelia  ;  vous  avez  besoin  de  repos. 
Moi,  si  vous  le  permettez,  je  resterai  pour  faire  encore  un  peu 
de  musique. 

—  Bon  courage  !  lui  dit  Donna  Fedele  qui  se  leva,  embrassa 
la  jeune  fille,  sonna  la  femme  de  chambre  et  partit. 

Lelia,  demeurée  seule,  se  tint  debout  et  immobile  tant  que 
le  bruit  des  pas  résonna  dans  l'escalier.  Puis  elle  se  remit  au 
piano  et  joua  n'importe  quoi,  jusqu'au  moment  où  la  femme  de 
chambre  reparut  pour  fermer  la  lourde  porte  à  deux  battans 
qui  donnait  accès  dans  la  véranda.  Mais  la  jeune  fille  la  pria  de 
laisser  cette  porte  ouverte  :  elle  voulait  sortir  quelques  mi- 
nutes, prendre  le  frais  dans  le  jardin;  elle  fermerait  elle-même. 

—  Mais  il  pleut,  mademoiselle,  objecta  la  femme  de  chambre. 
Au  lieu  de  répondre,  Lelia  commença  un  morceau,  de  sorte 


270  REVUE    DES   DEUX   MO>'DES. 

que  la  femme  de  chambre,  après  avoir  attendu  un  moment, 
crut  bien  faire  en  laissant  la  porte  ouverte  et  en  se  retirant. 
Lelia  cessa  de  jouer,  prêta  l'oreille,  entendit  cette  fille  monter 
l'escalier,  parcourir  le  corridor  du  premier  étage.  Alors  elle 
quitta  le  piano,  s'assura  que  la  fille  avait  effectivement  laissé 
la  porte  ouverte,  s'arrêta  un  moment  sur  le  seuil,  pour  regarder 
la  nuit.  Il  pleuvait  fort,  et  tout  était  noir.  Elle  revint  au  piano 
et  se  couvrit  le  visage  avec  ses  mains,  comme  pour  chercher 
dans  sa  mémoire,  pour  réfléchir  au  morceau  qu'elle  devrait 
jouer.  Ses  mains  s'abaissèrent  sur  les  touches,  plaquèrent  un 
accord,  devinrent  inertes.  De  nouveau  elle  se  leva,  alla  regarder 
dans  les  ténèbres,  s'y  attarda  longtemps,  rapprocha  les  battans 
l'un  de  l'autre,  poussa  bruyamment  les  verrous.  Mais,  après  les 
avoir  fermés,  elle  les  rouvrit  sans  bruit.  Enfin  elle  éteignit  la 
lumière,  monta  dans  sa  chambre. 

L'unique  fenêtre  de  cette  chambre  regardait  sur  la  plaine 
d'Arsiero  ,  du  côté  de  la  Priaforà  et  de  la  Montanina.  La 
fenêtre  était  ouverte.  Là-bas,  en  face,  entre  la  Priaforà  et  la 
plaine,  le  Posina  courait,  invisible.  Lelia  écouta.  On  n'enten- 
dait pas  la  voix  du  torrent.  Elle  eut  la  vision  du  pont  qui  le 
traverse,  des  eaux  qui  résonnent  au  bas,  sur  la  grève  blanchâtre, 
du  courant  rapide  et  profond  qui  côtoie  l'un  des  bords  et  qui, 
ombragé  par  les  acacias,  fait  bientôt  un  détour  et  continue  vers 
le  Nord  sa  course  silencieuse.  Une  rafale  de  vent  lui  jeta  la 
pluie  au  visage,  et  elle  referma  brusquement  la  fenêtre  ;  puis 
elle  sourit  d'elle-même,  parce  qu'elle  avait  eu  peur  de  quelques 
gouttes  d'eau.  Elle  regarda  sa  montre.  Il  était  dix  heures  et 
demie.  Deux  heures  encore  à  attendre  que  le  moment  fût  venu 
d'aller  se  jeter  du  haut  pont  dans  le  gouffre  silencieux  et  rapide. 

Elle  s'assit  à  son  bureau,  persuadée  qu'il  était  convenable 
d'écrire  quelque  chose.  Elle  écrivit  : 

«  Chère  amie, 

i<  Je  vais  mourir.  Je  ne  sais  pas  pourquoi.  Mais  je  ne  sais 
pas  davantage  pourquoi  je  devrais  vivre.  » 

Et  ensuite?  Demander  pardon?  Mais  à  quel  propos?  Et  si  ce 
n'était  pas  pour  demander  pardon,  à  quoi  bon  écrire?  Pour  dire 
adieu?  L'adieu  était  dans  ses  derniers  baisers.  Donna  Fcdele  le 
comprendrait  bien.  D'ail leurs^  la  désespérée  ne  trouvait  pas  les 


LEILA. 


271 


mots  qu'il  aurait  fallu.  Tuut  son  être  intérieur  n'était  que 
volonté  froide,  tendue  vers  l'action.  Elle  déchira  ce  qu'elle 
avait  écrit,  quitta  son  bureau,  changea  de  vêtemens.  La  robe 
de  grand  deuil  qu'elle  avait  sur  elle,  ce  soir-là,  c'était  Donna 
Fedele  qui  la  lui  avait  prêtée.  Elle  mit  le  costume  gris  qu'elle 
portait,  lorsqu'elle  était  venue  au  cottage.  Ensuite  elle  prit  la 
bourse  en  mailles  d'argent,  cadeau  d'Andréa,  où  elle  conservait 
quelques  menus  souvenirs  de  lui.  Parmi  les  mailles  était  insérée 
une  petite  plaque  sur  laquelle  se  lisait  le  nom  gravé  de  Leila. 
Ses  regards  tombèrent  sur  la  plaque,  sur  ce  nom  qui  lui  rappe- 
lait une  querelle.  Deux  ou  trois  fois  elle  déposa  la  bourse,  la 
reprit,  ne  sachant  si  elle^evait  la  laisser  ou  l'emporter  avec 
elle.  Finalement,  une  impulsion  intérieure  la  détourna  de  l'em- 
porter. Au  même  instant,  toute  la  glace  de  son  cœur  se  fondit 
en  une  soudaine  tempête  de  désir.  Elle  rouvrit  la  fenêtre,  donna 
libre  essor  à  ce  désir,  jeta  son  âme  vers  lui,  en  quelque  endroit 
qu'27  pût  être  : 

—  Je  t'aime,  je  t'aime  !  Je  me  donne  !  Prends-moi!  Prends- 
moi  tout  entière,  avant  que  je  n'aille  à  la  mort  !  Embrasse-moi! 
Couvre-moi  de  baisers  !  Fais-moi  mal  à  force  de  baisers  ! 

Et  elle  tendit  les  bras,  se  tordit  dans  un  spasme.  Puis,  se 
maîtrisant,  elle  colla  son  bras  sur  sa  bouche,  mordit  sa  chair,  y 
laissa  ses  dents  imprimées  jusqu'à  ce  que  se  fussent  apaisés  les 
battemens  tumultueux  de  son  cœur. 

Onze  heures  sonnèrent  à  l'horloge  d'Arsiero.  Elle  retira 
de  la  bourse  d'argent  une  photographie  d'Andréa,  écrivit  au- 
dessous  : 

Le  4  juillet. 
Je  viens. 

Et  elle  plaça  la  photographie  sur  le  bureau,  près  de  l'écri- 
toire,  bien  en  vue.  Après  quoi,  par  une  impulsion  contraire  à 
la  précédente,  elle  résolut  d'emporter  la  bourse.  Elle  lava  soi- 
gneusement, avec  du  savon,  une  petite  tache  d'encre  qu'elle 
s'était  faite  au  doigt.  Puis,  de  nouveau  elle  regarda  sa  montre. 
Il  n'était  que  onze  heures  et  quart.  Mais,  par  cette  nuit  pluvieuse 
et  ténébreuse,  personne,  bien  certainement,  n'était  dehors,  aux 
alentours  de  la  villa,  et  elle  n'avait  à  craindre  aucune  rencontre. 

Pour  ne  pas  faire  de  bruit  en  descendant  l'escalier,  elle  mit 
ses  caoutchoucs.  Elle  éteignit  la  lumière,  sortit  de  sa  chambre. 


272  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Doucement,  doucement,  en  marchant  sur  la  pointe  des  pieds, 
pour  ne  pas  faire  craquer  le  plancher  de  bois,  elle  traversa  une 
salle  vide.  Dans  l'escalier,  elle  se  sentit  plus  tranquille.  Tandis 
qu'elle  descendait,  il  lui  sembla  qu'elle  voyait  devant  elle  le  cou- 
rant profond;  les  acacias  qui  le  surplombaient  de  leur  verdure 
claire;  et  elle  se  souvint  de  plusieurs  gros  pieux  qu'elle  y  avait 
remarqués.  Les  pieux  étaient-ils  plantés  dans  le  courant  même 
ou  sur  le  bord?  Elle  ne  se  rappelait  pas.  Si  elle  tombait  sur  un 
de  ces  pieux,  en  se  précipitant  du  pont,  son  corps  s'y  briserait. 
Elle  ne  voulait  pas  mourir  ainsi.  Donc  il  fallait  sauter  loin,  le 
plus  loin  possible.  Cette  idée  lui  donna  un  frisson.  Lorsqu'elle 
traversa  le  petit  salon  pour  gagnée  la  véranda,  elle  dut  se 
guider  dans  les  ténèbres  sur  le  tic  tac  de  la  pendule. 

Après  avoir  écarté  avec  précaution  les  battans  de  la  grosse 
porte,  elle  se  glissa  dehors,  lit  deux  ou  trois  pas;  et  soudain  elle 
se  jeta  brusquement  à  gauche,  renversant  des  chaises.  Une  forme 
humaine  venait  de  se  dresser  devant  elle.  Sans  pousser  un  cri, 
elle  bondit  sur  les  degrés  du  perron,  disparut  dans  le  jardin. 

Cependant  Donna  Fedele,  qui,  la  nuit,  gardait  toujours  ses 
fenêtres  ouvertes,  avait  entendu  le  bruit  des  chaises  renversées. 
Elle  demanda  aussitôt  : 

—  Qui  est  là? 

La  voix  de  Carnesecca  répondit  : 

—  C'est  une  femme  !  Une  femme  qui  se  sauve  ! 

—  Quelle  femme  ?  Oià  est-elle  ? 

—  Je  ne  sais  pas.  Elle  a  pris  la  fuite. 

—  Courez  vite  après  !  Cette  femme  est  somnambule  ! 

Et  Carnesecca  s'élança  dans  l'ombre  vers  la  petite  grille. 
Silence  angoissant.  Puis  un  cri.  Déjà  Donna  Fedele,  qui  avait 
deviné  tout  de  suite  la  vérité  terrible,  descendait  les  marches  du 
perron,  enveloppée  dans  un  peignoir.  La  voix  de  Carnesecca 
répétait  sur  un  ton  caressant  : 

—  Réveillez- vous  donc  !  Réveillez- vous  donc  ! 
Ah  !  Lelia  était  sauvée  ! 

Le  cri  avait  été  poussé  par  la  jeune  fille,  lorsque  sur  le 
gazon,  près  de  la  grille,  elle  s'était  senti  saisir  par  une  main,  et 
alors  elle  était  tombée  comme  morte. 

—  Quelle  chance,  madame!  dit  Carnesecca  à  Donna  Fedele, 
en  rapportant,  avec  l'aide  de  la  femme  de  chambre  et  de  la 
cuisinière,  Lelia   évanouie.    Quelle   chance,   que    je    n'aie   pu 


LEILA.  273 

trouver  d'abri  nulle  part  et  que  je  me  sois  permis  de  venir 
coucher  sur  votre  terrasse  !  Autrement,  la  pauvre  créature  ris- 
quait d'aller  à  sa  perte. 

—  Oui,  oui,  c'est  une  vraie  chance  !  répéta  Donna  Fedele, 
toute  tremblante. 

—  Jésus  Seigneur  !  Jésus  Seigneur!  marmottaient  la  femme 
de  chambre  et  la  cuisinière. 


Vil 
SAINTES    ALLIANCES 


I 

Trois  jours  plus  tard,  un  vendredi,  le  banquier  Girolamo 
Gamin,  le  docteur  Francesco  Molesin  et  Carolina  Gorlago,  gou- 
vernante du  susdit  Gamin,  arrivés  ensemble  à  Arsiero  par  le 
premier  train^  s'installèrent  tant  bien  que  mal,  eux,  leurs  sacs 
de  voyage  et  leurs  parapluies,  dans  une  des  petites  voitures 
qui  se  trouvent  toujours  à  cette  station  pour  transporter  les 
voyageurs  au  bourg  d'Arsiero,à  Tonezza,  à  Lavarone.  Lorsqu'il 
fallut  prendre  les  places,  le  docteur  Molesin  fit  d'abord  quel- 
ques cérémonies  avec  la  gouvernante  ;  mais  ensuite,  encouragé 
par  Momi,  Ghecco  monta  dans  l'intérieur;  et  Garolina,  robuste 
femme  de  trente-cinq  ans,  à  la  face  vulgaire  et  à  la  voix  rude, 
se  hissa  de  mauvaise  grâce  près  du  cocher,  lequel  fouetta  son 
cheval  et  prit  le  chemin  de  la  Montanina. 

Le  banquier  Gamin,  qui  se  faisait  appeler  de  Gamin  en  l'hon- 
neur de  la  célèbre  famille  à  laquelle  ce  nom  appartient,  était 
laid  d'une  laideur  particulière,  qui  résidait  moins  dans  les  traits 
qu'elle  ne  suintait  par  les  boursouflures,  par  les  chassies,  par 
les  fausses  colorations  de  la  face  jaunâtre,  des  yeux  rouges, 
du  collier  de  barbe,  à  moitié  teint  et  à  moitié  déteint,  où  se 
mêlaient  le  gris,  le  roux  et  le  violacé.  Il  était  coiffé  d'un  cha- 
peau de  paille,  portait  un  longue  houppelande  couleur  olive, 

TOME    II.    —    1911.  18 


274 


REVUE    DES    DEUX   MONDES. 


vieille  d'un  siècle,  et  avait  sur  les  épaules  un  cache-nez  de  soie 
rouge  et  jaune,  prêt  à  protéger  le  cou  padouan  contre  les 
souffles  redoutés  des  hyperboréennes  montagnes  du  Val  d'Astico. 

Le  docteur  Molesin,  sur  le  conseil  de  Alomi,  s'était  cal- 
feutré, lui  aussi,  dans  un  pardessus  marron,  avait  lui  aussi, 
autour  du  cou,  un  lourd  cache-nez  blanc  et  noir.  Du  reste,  le 
docteur  ne  ressemblait  en  rien  à  son  compagnon.  Plus  âgé,  il 
paraissait  plus  sain.  Les  petits  yeux  chassieux  du  sieur  Momi 
avaient  une  fixité  dépourvue  de  toute  expression.  Ceux  du  sieur 
Checco,  grands  et  bruns,  exprimaient,  sous  le  bienséant  cha- 
peau de  feutre,  une  certaine  gravité  mélancolique.  Ils  étaient 
mélancoliques  même  quand  ils  souriaient.  Molesin  ne  portait 
que  les  moustaches,  de  courtes  moustaches  moitié  blondes  et 
moitié  grises,  sous  des  narines  broussailleuses. 

Quant  à  Garolina  Gorlago,  qui  paraissait  immense  à  côté  du 
cocher,  un  gamin,  elle  était  vêtue  d'un  modeste  petit  chapeau 
noir,  d'un  mantelet  noir,  d'un  boa  pelé,  d'une  jupe  gris  cendre. 
Cette  femme  était  de  Cantù.  Un  contremaître  de  Côme  l'avait 
connue  servante  d'auberge,  l'avait  épousée,  puis  l'avait  emmenée 
à  Padoue.  Là  elle  s'était  séparée  de  son  mari,  était  entrée  chez 
Camin  qui,  de  cuisinière,  l'avait  bientôt  promue  à  la  dignité  de 
gouvernante.  Et  le  fait  est  qu'elle  gouvernait  au  moins  autant 
qu'elle  servait. 

Momi  Camin,  lorsqu'il  était  jeune,  s'était  enrôlé  dans  le 
parti  clérical.  Par  la  suite,  ayant  failli  aller  en  prison  pour  cer- 
tains tripotages,  il  avait  été  exclu  de  ce  parti.  Après  un  rapide 
passage  dans  le  radicalisme  anticlérical,  où  il  n'y  avait  pas 
alors  grand'chose  à  ronger,  il  s'était  mis  au  service  des  modérés 
en  qualité  d'agent  électoral,  et  cette  fonction  lui  avait  permis  de 
se  faire  tout  à  la  fois  apprécier  et  mépriser  deux.  Les  nécessités 
politiques  d'une  alliance  entre  modérés  et  cléricaux  Lavaient 
mis  de  nouveau  en  rapport  avec  ses  anciens  amis,  dont  quelques- 
uns,  bonnes  gens,  s'imaginaient  qu'il  avait  été  calomnié  et  conti- 
nuaient à  lui  accorder  une  estime  que  personne,  à  Padoue,  ne 
lui  accordait  plus.  Camin  aspirait  maintenant  à  regagner  les 
bonnes  grâces  du  parti  clérical.  Carolina  était  un  obstacle  à  ce 
dessein,  encore  que  les  bonnes  gens  s'obstinassent  à  croire  que, 
en  la  gardant  chez  lui,  il  ne  péchait  que  par  imprudence.  Mais 
les  chefs  du  parti  étaient  moins  nigauds. 

—  C'est  ça,  la  Montanina?  demanda  Molesin  en  levant  les 


LEILA.  275 

yeux  vers  le  sommet  de  la  pente  verte  dont  la  voiture  longeait 
le  pied. 

Et,  après  avoir  considéré  le  grand  chapeau  pointu  de  la  villa, 
les  petits  chapeaux  pointus  de  la  cuisine,  de  l'écurie,  de  la 
chapelle,  épars  à  l'entour,  il  se  souvint  de  ces  cabanes  aux  toits 
de  chaume  que  les  habitans  de  la  plaine  appellent  casoni,  et  il 
énonça  ce  jugement  mémorable  : 

—  Un  casone  qui  a  de  la  famille. 

Sur  quoi  le  sieur  Momi  rit  de  son  rire  particulier,  la 
bouche  grande  ouverte. 

La  finesse  du  docteur  Molesin  se  lisait  sur  son  visage.  Celle 
du  sieur  Momi  était  beaucoup  plus  secrète,  se  dissimulait  com- 
plètement sous  un  masque  de  sottise.  Momi  avait  l'air  d'un  im- 
bécile timide,  qui  n'aurait  su  que  faire  écho,  par  des  ricaneries, 
aux  spirituelles  paroles  de  ses  interlocuteurs. 

Teresinaet  Giovanni  reçurent  les  arrivans  à  la  porte  du  Sud. 
Giovanni,  en  apercevant  ce  chargement  de  pardessus  et  de 
cache-nez  bizarres,  faillit  pouffer  de  rire.  Teresina,  au  contraire, 
prit  une  mine  funèbre.  Elle  conduisit  la  gouvernante  du  nou- 
veau maître  au  second  étage,  dans  la  chambre  qui  lui  était  desti- 
née. Carolina,  mal  satisfaite  de  cette  chambre,  qui  était  haute  et 
spacieuse,  mais  éclairée  par  un  œil-de-bœuf,  ne  se  gêna  pas 
pour  prendre  possession  d'une  autre  chambre  située  sur  la 
façade  de  la  villa.  Cette  chambre,  en  raison  de  certains  ornemens 
décoratifs,  était  appelée  la  chambre  des  hirondelles.  Bien  des 
années  auparavant,  le  pauvre  M.  Marcello,  dont  le  fils  n'était 
alors  qu'un  garçonnet,  avait  dit  à  Teresina  :  «  La  chambre  des 
hirondelles  sera  pour  les  enfans  d'Andréa.  »  Ce  mot,  l'excel- 
lente femme  ne  l'avait  pas  oublié  ;  de  sorte  que,  quand  Caro- 
lina Gorlago,  avec  son  allure  de  matrone  à  peine  retirée  de  lou- 
ches affaires,  y  entra  en  maîtresse,  la  fidèle  servante  sentit  les 
larmes  monter  à  ses  yeux  et  se  sauva  dans  la  lingerie,  pour  les 
cacher. 

Quant  au  sieur  Momi,  il  avait  choisi  pour  lui-même  la 
pièce  du  coin,  au  premier  étage,  du  côté  de  la  cuisine.  La  vue 
n'y  était  pas  merveilleuse  ;  mais  cette  pièce  lui  convenait,  parce 
qu'elle  était  bonne  pour  surveiller  les  domestiques,  pour  les  épier, 
pour  se  mettre  aux  écoutes.  Dès  qu'il  s'y  fut  installé,  il  appela 
Teresina,  lui  demanda  si  le  café  au  lait  était  prêt,  tant  pour  lui- 
même  que   pour  la  gouvernante,  et  quelle  chambre    occupait 


276  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

la  Gorlago.  Lorsqu'il  eut  appris  que  celle-ci  n'avait  pas  été 
contente  de  celle  qu'on  avait  préparée  pour  elle,  son  masque 
barbu  de  vieille  figure  de  cire  ne  se  plissa  pas  d'une  ride,  ses 
yeux  chassieux  n'exprimèrent  aucun  sentiment  quelconque  ; 
mais,  par  vieille  habitude  de  flatter  toujours,  au  début  d'une 
conversation,  la  personne  qui  lui  parlait,  sa  bouche  prononça, 
dune  voix  d'automate  : 

—  Elle  a  tort,  tort,  tort. 

Puis  il  s'informa  de  Lelia.  La  femme  de  chambre  avait 
justement  pour  lui  une  lettre  de  Donna  Fedele.  Elle  remit  cette 
lettre  et  elle  se  retira,  en  disant  qu'elle  allait  servir  le  café  au 
lait  dans  la  salle  à  manger.  Mais,  à  peine  sortie,  elle  reparut, 
hésitante.  La  gouvernante  prendrait-elle  le  café  au  lait  dans  la 
salle  à  manger?  Cette  fois,  le  masque  barbu  et  les  yeux  chas- 
sieux eurent  un  léger  sourire. 

—  Non,  non,  non!  Avec  vous,  avec  vous,  avec  vous! 

Le  docteur  Molesin  portait  un  intérêt  spécial  aux  afl"aires  de 
son  ami  Momi,  et  Momi  était  plein  dégards  pour  son  ami 
Checco.  Voici  pourquoi.  Momi  avait  trouvé  le  moyen  de  faire 
perdre  de  Targent  à  beaucoup  de  personnes  par  ses  tripotages 
et,  en  même  temps,  de  se  plonger  lui-même  jusqu'au  cou  dans 
les  dettes.  Un  beau  jour,  il  avait  déclaré  à  ses  créanciers  qu'il 
n'était  pas  en  état  de  les  rembourser,  et  il  leur  avait  offert  vingt 
pour  cent.  Les  créanciers,  après  s'être  réunis  et  consultés, 
s'étaient  adressés  à  Molesin  pour  la  défense  de  leurs  intérêts.  En 
effet,  plusieurs  des  pauvres  dupes  ruinées  par  Gamin  étaient 
des  prêtres,  et,  dans  le  monde  ecclésiastique,  les  capacités 
procédurières  et  financières  du  docteur  jouissaient  d'un  grand 
crédit.  A  vrai  dire,  Molesin  ne  possédait  pas  ce  titre  de  doc- 
teur; mais,  comme  il  avait  étudié  le  droit  pendant  deux  ans 
et  beaucoup  fréquenté  les  prétoires,  on  avait  pris  l'habitude  de 
le  nommer  ainsi,  sans  qu'il  protestât  le  moins  du  monde. 
Molesin  avait  accepté  le  mandat,  à  la  condition  de  prélever  à  son 
profit  trente  pour  cent  sur  ce  qu'il  réussirait  à  tirer  de  Momi 
en  plus  de  la  somme  offerte.  Or  Momi,  invité  à  traiter  avec 
lui,  ne  connut  rien  de  cet  arrangement  et  crut  pouvoir  gagner 
son  adversaire  par  la  promesse  d'un  bon  pot-de-vin,  au  cas  où 
le  dividende  offert  serait  accepté.  Mais  Molesin,  convaincu  que 
son  ami  dissimulait  de  l'argent,  et  fondant  au  surplus  de 
grandes  espérances  sur  les  biens  dont  hériterait  Lelia,  laquelle 


LEILA.  277 

sans  aucun  doute,  lorsqu'elle  posséderait  la  fortune  des  Trento, 
voudrait  sauver  l'honneur  de  son  nom,  affecta  d'être  scrupu- 
leux. D'ailleurs  il  le  fut  mollement,  parce  que  l'idée  lui  sou- 
riait de  conduire  si  bien  cette  négociation  qu'il  arrivât  à 
prendre  des  deux  côtés,  à  gober  les  deux  morceaux  de  sucre.  Et 
le  sieur  Momi,  de  son  côté,  ne  douta  pas  une  seconde  que  ces 
honnêtes  scrupules  fussent  à  vendre  pour  un  prix  débattu.  Ce 
prix,  il  se  réserva  de  le  débattre  selon  la  tournure  que  l'affaire 
prendrait;  et,  en  attendant,  il  se  contenta  de  soutirer  de  l'ar- 
gent, à  sa  fille  par  des  pleurnicheries,  non  sans  cacher  autant 
qu'il  pouvait  la  bonne  cuisine  et  la  bonne  cave  par  le  moyen 
desquelles  il  tâchait  d'adoucir  ses  mésaventures  conjugales  et 
celles  de  la  Carolina,  mésaventures  associées  aux  fins  d'un 
mutuel  réconfort. 

A  la  nouvelle  de  l'héritage  échu  à  Lelia  encore  mineure, 
Molesin,  jubilant,  affila  ses  griffes.  L'heure  était  venue  de  sur- 
veiller Momi,  un  «  macaque  »  qui  viserait  sûrement  à  absorber 
le  plus  possible  et  à  donner  le  moins  possible.  L'heure  était 
venue  de  surveiller  aussi  la  fille.  Déjà  le  docteur  s'était  occupé 
d'elle,  mais  de  loin.  Contemporain,  condisciple  et  ami  de  l'ar- 
chiprêtre  de  Vélo,  il  entretenait  avec  celui-ci  une  correspon- 
dance assez  active,  sous  prétexte  d'avoir  des  nouvelles  de  M""  de 
Camin  pour  les  communiquer  au  sieur  Momi,  à  qui  étaient 
interdites  les  relations  avec  la  Montanina.  L'archiprêtre  croyait 
sincèrement  que  les  curiosités  de  son  vieil  ami  Checco  n'avaient 
pas  d'autre  objet,  et  il  lui  écrivait  volontiers.  Ce  fut  par  une 
lettre  deDom  Tita  que  Molesin  apprit  l'arrivée  du  jeune  homme 
entaché  de  modernisme.  Molesin  se  soucia  peu  du  modernisme, 
mais  s'effraya  beaucoup  du  jeune  homme.  Un  mariage  de  Lelia 
aurait  envoyé  au  diable  ses  plus  chères  espérances.  Il  trouva 
donc  moyen  d'instruire  de  la  chose  M"^  de  Camin,  qui  faisait 
dire  quantité  de  messes  à  Sant'Antonio  et  qui  envoyait  de  l'ar- 
gent à  des  prêtres  de  Padoue  pour  des  œuvres  de  piété  et  de 
bienfaisance.  Le  soir  même  où  mourut  M.  Marcello,  l'archiprêtre 
manda  à  Molesin  que  le  fameux  moderniste  avait  pris  la  fuite 
et  que,  probablement,  certaines  nouvelles  peu  édifiantes,  venues 
de  Milan,  avaient  amené  cette  heureuse  solution.  Alors  le  rusé 
docteur,  sans  trop  de  cérémonies,  sollicita  du  père  de  l'héri- 
tière une  invitation  pour  la  Montanina;  et  l'invitation  fut  faite 
séance  tenante,  dans  le  style  habituel  de  Momi  ; 


278  .  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

—  Certainement,  certainement,  vous  savez,  un  plaisir,  un 
vrai  plaisir... 

Il  fut  décidé  qu'on  partirait  le  lendemain  matin.  Cette  nuit- 
là,  l'honnête  docteur  dormit  peu.  Il  savait  qu'il  allait  jouer  une 
partie  sérieuse  avec  le  «  macaque,  »  adversaire  très  fort.  Mais 
pourtant  il  s'estimait  plus  fort  que  lui  :  car  il  connaissait  à 
l'autre  une  tare.  Il  définissait  Momi,  dans  le  style  des  maquignons, 
«  une  fine  bête,  mais  faible  des  genoux.  »  Le  docteur  mépri- 
sait ceux  qui  aimaient  trop  les  femmes,  et,  selon  lui,  c'était  par 
là  que  péchaient  les  genoux  du  banquier.  Sans  ce  défaut,  Camin, 
grâce  au  don  que  le  Seigneur  lui  avait  octroyé  de  cette  face  de 
crétin,  eût  été  sans  égal. 

—  Ah  !  s'il  n'y  avait  pas  les  petites  femmes  !  Mais  il  y  a  les 
petites  femmes... 

Le  fait  de  n'avoir  pas  encore  vu  Lelia  et  de  n'avoir  pas 
entendu  son  père  s'informer  d'elle,  troubla  un  peu  le  docteur. 
Lorsque  Giovanni  le  conduisit  à  la  chambre  qui  lui  était  desti- 
née, il  demanda  au  domestique: 

—  Et  la  demoiselle  ? 
Giovanni  répondit  : 

—  Elle  n'est  pas  là. 

Molesin  crut  qu'elle  était  partie  en  promenade.  Lorsqu'il 
descendit  pour  prendre  le  café  au  lait,  il  demanda  de  nouveau 
à  Teresina,  rencontrée  sur  l'escalier  : 

—  Et  la  demoiselle? 

—  Elle  eât  partie,  répondit  Teresina. 

—  Vous  dites  qu'elle  est  partie  ? 

Teresina  le  dévisagea,  frappée  de  son  accent. 

—  Oui,  monsieur.  Elle  est  chez  M"'  Vayla  de  Brea. 

Qui  était,  où  habitait  cette  dame  Vayla  de  Brea?  Molesin  n'en 
avait  pas  la  moindre  idée.  Il  pensa  : 

«  Et  Momi,  qui  ne  dit  rien  !  » 

Molesin  entra  dans  la  salle  à  manger  au  moment  où  Carolina 
Gorlago  en  sortait  par  une  autre  porte,  la  mine  sombre,  tandis 
que  Momi  grognait  : 

—  C'est  compris,  n'est-ce  pas?  Et  gentiment  ! 

Son  maître  l'avait  appelée  pour  lui  dire  qu'elle  eût  à  quitter 
la  chambre  des  hirondelles  et  à  prendre  celle  qui  lui  avait  été 
destinée  par  Teresina. 

Le  docteur  flairait  une  mauvaise  odeur  de  dissentimens  entre 


LEILA.  279 

le  père  et  la  fille.  Tout  en  prenant  silencieusement  son  café  au 
lait,  l'idée  lui  vint  que  Lelia  ne  voulait  pas  se  trouver  en 
contact  avec  la  Gorlago.  Il  résolut  de  savoir  :  il  lui  était  néces- 
saire de  savoir.  Si  le  père  et  la  fille  vivaient  comme  chien  et 
chat,  étant  donné  que,  dans  quelques  mois,  la  fille  aurait  la 
libre  disposition  de  sa  fortune,  le  sieur  Momi  tâcherait  évidem- 
ment de  mettre  à  profit  ces  quelques  mois  pour  rafler  tout  ce 
qu'il  pourrait,  argent,  titres,  bijoux,  eu  un  mot,  tout  ce  qui  est 
de  nature  à  disparaître  sans  laisser  de  traces.  Et  ensuite,  bon- 
soir! On  se  retrouverait  au  même  point  qu'auparavant,  mais 
avec  une  espérance  en  moins. 

—  Dites  un  peu,  mon  cher  Momi,  fit-il  en  dégustant  son 
café,  quand  sera-t-il  possible  de  présenter  ses  respects  à  la 
petite  ? 

Momi  répondit  qu'elle  était  malade. 

—  Oh  !  la  pauvrette  !  la  pauvrette  !  s'écria  le  docteur,  attendri 
Nous  l'avons  sans  doute  incommodée? 

Gamin  rassura  son  innocent  ami.  Lelia  n'était  pas  à  la 
maison.  Elle  était  chez  une  vieille  amie  de  M.  Marcello.  La 
jeune  fille  avait  voulu  s'y  rendre  aussitôt  après  le  malheur. 
L'affection  qu'elle  portait  à  cette  dame  était  une  épine  pour  le 
banquier.  Lelia,  mauvaise  tête,  pleine  de  bizarreries,  avait  tou- 
jours été  excitée  contre  son  père,  d'abord  par  sa  mère,  puis  par 
les  Trento.  Maintenant,  c'était  cette  dame,  il  l'aurait  bien  parié, 
qui  jouait  avec  sa  fille  le  même  rôle  fâcheux,  et  il  venait  juste- 
ment de  recevoir  une  lettre  qui  lui  en  fournissait  presque  la 
preuve.  Sur  ce,  le  sieur  Momi  tira  de  sa  poche  la  lettre  en 
question,  qu'il  présenta  candidement  à  Molesin.  Celui-ci  la  prit, 
bien  convaincu  que,  si  lautre  la  lui  faisait  lire,  elle  était 
un  atout  entre  les  mains  de  son  partenaire.  Et  voici  ce  qu'il 
lut: 

Cottage  des  Roses,  6  juillet. 

«  Monsieur, 

«  J'ai  le  regret  de  vous  faire  savoir  que,  dans  la  nuit  du  4  au 
5  juillet,  mademoiselle  votre  fille  a  été  prise  d'une  forte  fièvre. 
Le  médecin  dit  que  c'est  un  refroidissement.  A  présent  la  fièvre 
est  tombée;  mais  la  malade  reste  très  abattue.  Le  médecin 
ordonne  qu'on  lui  épargne  toute  émotion  ;  et  c'est  pourquoi  je 


280 


REVUE   DES    DEUX   MONDES. 


prends  la  liberté  de  vous  avertir  qu'en  ce  moment,  votre  visite 
risquerait  de  lui  faire  du  mal. 

«  Je  me  permets  d'ajouter  que  les  secousses  morales  de  la 
dernière  semaine  ont  eu  certainement  une  fâcheuse  influence 
sur  la  santé  de  Lelia.  D'accord  avec  le  médecin,  je  suis  per- 
suadée qu'il  lui  serait  très  salutaire  de  passer  au  moins  quelques 
jours  dans  un  autre  milieu.  Il  est  probable  que  vos  affaires 
ne  vous  laisseraient  pas  le  loisir  de  vous  éloigner  d'ici  en  ce 
moment.  Mais,  comme  j'ai  besoin  d'aller  à  Turin,  je  vous  offre 
très  volontiers  d'emmener  avec  moi  votre  fille,  qui  me  sera  une 
compagne  précieuse. 

«  En  attendant  de  vous  un  mot  de  consentement,  je  vous 
pria,  monsieur,  d'agréer  mes  civilités. 

«  Fedele  Vayla  de  Brea.  » 

Tandis  que  le  docteur  lisait  encore,  Gamin  se  mit  en  devoir 
d'exhiber  son  sourire  idiot  et  sa  voix  de  tête  : 

—  Eh!  eh  !...  Mais,  mais...  Irai-je  tout  de  même?,..  Irai-je, 
ou  n'irai-je  pas?...  Je  suis  son  père...  Puissance  paternelle?... 
Non?...  Eh  bien?...  Irai-je?... 

Tantôt  il  semblait  affirmer  une  résolution  prise,  tantôt  il 
semblait  solliciter  conseil  ;  et  ces  tons  différens,  ces  bouts  de 
phrases,  ce  sourire  n'étaient  qu'une  cajolerie  automatique  faite 
au  raminagrobis,  lequel,  après  avoir  rendu  la  lettre,  demeura 
longuement  à  guetter  des  yeux  la  souris,  sans  mot  dire,  même 
quand  la  souris  eut  cessé  de  chicoter.  Enfin,  avec  une  légère 
secousse  des  épaules  et  du  ventre,  Molesin  prononça  cette  parole 
profonde  : 

—  Très  bien. 

Momi  comprit  la  parole  profonde,  et,  non  moins  laconique- 
ment, il  demanda  : 

—  Pourquoi  ? 

—  Très  bien,  vous  dis-je,  répéta  l'autre,  cette  fois  sur  un  ton 
d'encouragement. 

Mais  le  sieur  Momi  insista  pour  obtenir  un  conseil  plus 
e.xplicite  : 

—  Non,  non...  Dites...  Irai-je?... 

—  Puisque  je  vous  ai  dit  «  très  bien  !  »  répéta  Molesin. 
Allez-y,  n'y  allez  pas;  de  toute  façon,  c'est  très  bien... 


LEILA. 


281 


Et  il  ajouta  que,  si  son  ami  Momi  se  décidait  à  faire  la 
visite,  lui,  de  son  côté,  il  irait  voir  l'archiprêtre. 

Cette  fois,  ce  fut  le  sieur  Momi  qui  dit  «  très  bien;  »  mais  il 
ne  le  dit  pas  de  fort  bon  cœur.  Il  comprenait  les  méfiances  de 
son  hôte  formidable  au  sujet  de  cette  lettre,  s'inquiétait  des 
machinations  que  Molesin  ourdirait  avec  l'archiprêtre  pour  tirer 
au  clair  le  plan  de  la  partie  adverse,  plan  qui  consistait  précisé- 
ment à  faire  croire  que  les  relations  du  père  avec  la  fille  étaient 
froides,  mais  à  conquérir  en  secret  l'affection  de  celle-ci. 

II 

Vers  onze  heures,  l'excellent  Gamin,  après  avoir  eu  dans  son 
cabinet  une  brève  conférence  avec  Teresina,  annonça  à  l'excel- 
lent Molesin  que,  pour  son  compte,  il  s'en  allait  au  cottage  des 
Roses,  et  que,  dans  le  cas  où  le  docteur  voudrait  faire  visite  à 
l'archiprêtre,  il  l'invitait  à  partir  en  sa  compagnie.  Au  carre- 
four où  la  traverse  de  la  Montanina  vient  rejoindre  la  grande 
route,  Momi  montra  au  docteur  le  clocher  de  Vélo  qui,  par  delà 
une  haute  voûte  de  verdure,  se  dressait  en  plein  soleil  comme 
pour  barrer  le  chemin,  et,  après  avoir  pris  congé  de  ce  fidèle 
Achate,  il  s'engagea  dans  une  autre  direction. 

Lorsque  Molesin  passa  devant  l'église  de  Vélo,  il  se  signa 
dévotement.  Le  docteur  croyait  tout  ce  que  l'Eglise  croit;  il  le 
croyait  en  bloc,  sans  essayer  de  se  faire  une  idée  nette  du  détail, 
et  il  était  pratiquant  dans  la  mesure  où  l'Eglise  exige  qu'on  le 
soit.  Puisqu'il  ne  prenait  l'argent  d'autrui  ni  dans  les  poches  ni 
dans  les  coffres-forts,  puisque  le  mensonge,  selon  lui,  était  un 
élément  essentiel  de  toutes  les  affaires  et  que  les  affaires  ne  sont 
pas  défendues  par  l'Église,  il  n'avait  jamais  soupçonné  qu'il  pût 
y  avoir  entre  ses  pratiques  religieuses  et  ses  pratiques  civiles 
une  contradiction  criante.  Tout  au  contraire,  plus  il  apportait 
d'ardeur  aux  unes,  plus  il  mettait  de  ferveur  aux  autres;  mieux  il 
avait  dupé  et  plumé  son  prochain,  mieux  il  s'appliquait  à  duper 
aussi  le  bon  Dieu  par  des  pater,  des  ave,  des  gloria,  des  messes 
supplémentaires.  Mais  d'ailleurs  il  n'avait  conscience  de  duper 
ni  Dieu,  ni  le  prochain;  il  ne  se  croyait  pas  un  hypocrite;  il 
tenait  sérieusement  à  sa  petite  place  dans  le  paradis.  Inscrit  au 
parti  clérical,  il  y  était  mal  vu  à  cause  de  sa  réputation  dou_ 
teuse;  mais  il   faisait   semblant  de   ne   pas   s'en  apercevoir.  11 

IV- 


oo 


82  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

se  targuait  avec  une  emphatique  exagération  de  Tamitié  de 
quelques  ecclésiastiques,  qui  le  connaissaient  mal.  Un  de  ces 
ecclésiastiques  était  précisément  l'archiprêtre  de  Vélo,  son 
ancien  condisciple. 

A  la  maison  canoniale,  Molesin  demanda  l'archiprêtre.  La 
servante  répondit  que  l'archiprêtre  n'était  pas  chez  lui,  qu'il  était 
à  l'église.  Et  sa  belle-sœur?  Elle  était  à  l'église.  Et  le  chapelain? 
Il  était  à  l'église. 

Comme  le  visiteur  avait  l'air  contrarié,  la  servante  le  pria 
de  dire  son  nom.  A  peine  eut-elle  entendu  le  nom  vénérable 
du  docteur  Molesin,  sa  face  s'illumina  de  sympathie.  Elle  savait 
très  bien  que  M.  iNIolesin  était  un  ami  de  M.  l'archiprêtre,  puis- 
qu'elle avait  mis  à  la  poste  beaucoup  de  lettres  adressées  par 
son  maître  au  docteur.  Aussi  prit-elle  un  air  mystérieuse- 
ment confidentiel  pour  dire  au  docteur,  en  grand  secret,  et,  vu 
sa  qualité  d'ami,  que  M.  le  chapelain  venait  de  recevoir  à  l'in- 
stant même  une  missive  du  cardinal  par  laquelle  celui-ci 
annonçait  à  son  neveu  que  'M.  l'archiprêtre  serait  nommé 
bientôt  à  un  évêché.  M.  l'archiprêtre  avait  été  fort  ému,  beau- 
coup par  l'idée  de  l'évêché,  un  peu  aussi  par  l'idée  d'être  en- 
voyé peut-être  du  côté  de  Naples,  «  dans  un  pays  si  laid.  »  Et 
ensuite  l'archiprêtre,  M"'"  Bettina  et  Dom  Emanuele  s'en  étaient 
allés  tout  droit  à  l'église,  où  ils  se  trouvaient  encore. 

—  Alors  vous  voilà  devenue  aussi  un  peu  évêchesse  !  fit  le 
badin  docteur. 

Et  il  pensa  :  «  Sait-elle  quelque  chose?  Voudra-t-elle  me 
dire  ce  qu'elle  sait?  »  Il  la  pria  donc  de  ne  pas  avertir  son 
maître,  de  ne  déranger  personne.  Il  avait  le  temps  d'attendre. 
Et  il  célébra  la  vertu  de  Dom  Tita,  «  qui  méritait  bien,  qui  mé- 
ritait bien  !  qui  méritait  bien  !  »  Conduit  par  la  servante  au  salon, 
Molesin  s'assit  sur  le  canapé,  se  mit  à  raconter  des  histoires 
d'autrefois,  lorsqu'il  était  au  collège  avec  l'archiprêtre.  Et  il 
s'écria,  en  manière  de  conclusion  : 

—  Beau  choix!  Grand  et  beau  choix!  Vous  savez?  Moi  aussi, 
je  vais  à  l'église.  Mais,  auparavant,  voulez-vous  contenter  ma 
curiosité? 

Il  lui  demanda  si  elle  connaissait  M""  Gamin,  cette  jeune  fille 
qui  demeurait  chez  le  vieux  Trento.  La  servante  fît  la  grimace. 
«  Monsieur  ne  savait  donc  pas  ce  qui  était  arrivé?  »  Non,  le 
docteur  ne  savait  rien. 


^ 


LEILA.  2S3 

—  Sainte  Mère  de  Dieu  !  Elle  a  essaye'  de  prendre  la  fuite  ! 
.    —  De  prendre  la  fuite?  répéta  Molesin,  ahuri. 

Mais  on  entendit  des  voix  au  dehors.  La  servante  dit  : 

—  Les  voici  ! 

Et  elle  courut  au-devant  d'eux.  L'archiprêtre  et  ses  com- 
pagnons revenaient  de  l'église.  Sur  le  pas  de  la  porte,  ils  échan- 
geaient quelques  mots  avec  la  servante,  et  l'archiprêtre  entra 
seul  au  salon. 

Il  lut  sur  le  visage  de  Molesin  une  stupeur  qu'il  n'hésita 
pas  à  interpréter  ainsi  :  «  Cette  bavarde  lui  a  parlé  de  mon 
évêché.  »  Il  jugea  inutile  de  confirmer  par  des  paroles  la  nou- 
velle déjà  donnée  par  la  servante,  et,  tandis  qu'il  embrassait, 
avec  des  larmes  aux  yeux,  celui  qu'il  s'était  toujours  refusé  à 
croire  hypocrite  et  malhonnête,  il  balbutia  seulement  : 

—  Cher  ami! 

C'étaient  des  larmes  sincères,  que  faisaient  jaillir  des  senti- 
mens  complexes.  11  y  avait  de  la  crainte  en  présence  d'une 
dignité  à  laquelle  il  était  élevé  par  la  volonté  de  Dieu  et  du 
vicaire  de  Jésus-Christ,  dignité  dont  cet  homme  de  foi  robuste 
apercevait,  non  la  splendeur  extérieure  et  mondaine,  mais 
l'importance  ecclésiastique.  Il  y  avait  de  l'attendrissement  à 
cause  de  la  confiance  que  lui  témoignaient  ses  supérieurs.  Il  y 
avait  une  profonde  exaltation  de  sa  ferveur  religieuse,  une  ten- 
sion de  son  énergie  vers  la  vie  austèrement  simple,  exemplaire- 
ment pieuse,  qui  doit  être  celle  d'un  digne  pasteur  des  pasteurs. 
Il  y  avait  un  regret  pour  la  dernière  phase  de  son  existence, 
pour  cette  phase  qui  allait  prendre  fin,  qui  allait  se  séparer 
irrévocablement  de  lui,  qui  emporterait  avec  elle  tant  de  lon- 
gues habitudes  par  où  il  s'était  attaché  aux  lieux  et  aux  per- 
sonnes. Le  docteur  Molesin,  q^uelque  ahuri  qu'il  fût  par  la  révé- 
lation de  la  servante,  se  rendit  compte  de  la  méprise  de 
l'archiprêtre,  profita  de  l'interminable  embrassement  pour  re- 
prendre son  aplomb,  tira  de  sa  poche,  comme  avait  fait  l'archi- 
prêtre lui-même,  un  vaste  mouchoir  bleu,  afin  d'essuyer  ses 
yeux  avec  zèle. 

—  Beau  choix  !  s'écria-t-il  en  repliant  son  mouchoir.  Grand 
et  beau  choix  ! 

Cependant  l'archiprêtre,  qui  s'était  remis  aussi  de  son  émo- 
tion, supplia  Molesin  d'être  discret.  Puis,  comme  le  docteur 
l'interrogeait  sur  le  diocèse,  Dom  Tita  lui  coupa  la  parole  : 


284 


REVUE    DES    DEUX   MONDES. 


—  Je  ne  sais  rien,  rien,  rien  ! 

Et  il  détourna  le  docteur  vers  un  autre  sujet  de  conversation 
par  un  de  ces  «.  eli  bien?  »  que  l'on  jette  à  autrui,  en  guise 
d'hameçons  attachés  à  un  fil  invisible,  pour  tirer  ensuite  vive- 
ment le  poisson  à  soi,  dès  qu'il  a  mordu. 

—  Eh  bien,  reprit  Molesin,  le  grand  moderniste  a  donc  été 
obligé  de  montrer  les  talons,  à  ce  qu'on  m'a  dit,  comme  avait 
déjà  lait  le  curé  son  compère? 

—  Vieilles  histoires!  repartit  larchiprêtre  avec  un  sourire. 
Vieilles  histoires!  Parlons  du  présent. 

Molesin  ne  demandait  pas  mieux  que  de  barboter  dans  l'eau 
trouble  du  présent  ;  mais  il  ne  voulait  pas  y  être  amené  de 
force,  avant  d'avoir  obtenu  les  renseignemens  qui  le  préserve- 
raient de  se  fourvoyer.  En  conséquence,  il  se  déroba.  «  Que  pou- 
vait-il dire  du  présent,  que  Dom  Tita  ne  sût  mieux  que  lui? La 
mort  du  vieux  Trento,  son  testament,  l'installation  de  Girolamo 
Gamin  à  la  Montanina...  »  Il  raconta  que  Momi  l'avait  invité  à 
visiter  la  villa,  et  qu'il  avait  accepté  cette  invitation  surtout 
parce  qu'elle  lui  procurerait  le  plaisir  de  voir  l'archiprêtre.  D'ail- 
leurs, il  avait  été  bien  aise  d'être  agréable  à  Momi.  Et  il  fit  avec 
prudence  l'éloge  de  Momi  :  un  homme  qui  n'avait  guère  eu  de 
chance,  ni  dans  sa  famille,  ni  dans  ses  affaires,  qui  s'était  peut- 
être  un  peu  écarté  de  la  bonne  voie  en  politique,  mais  qui, 
somme  toute,  était  un  bon  diable  et,  au  surplus,  un  bon  chré- 
tien, un  chrétien  à  l'ancienne  mode. 

—  Doucement,  doucement  !  interrompit  Dom  Tita.  J'ai  ouï 
dire  que,  chez  lui,  à  Padoue,  il  se  passe  des  choses  qui  ne  sont 
pas  très  propres. 

Molesin  fronça  les  sourcils,  pinça  et  allongea  les  lèvres  avec 
un  grognement  sourd,  coupé  de  petits  cris  négatifs  : 

—  Non  !  non  !  non  ! 

Et  ces  cris  négatifs  aboutirent  à  une  proposition  dubita- 
tive : 

—  Quant  à  moi,  j'ai  peine  à  le  croire.  Des  apparences, 
rien  que  des  apparences  ! 

Après  quoi,  il  se  reprit  à  parler  des  bons  principes  et  des 
excellentes  pratiques  de  M.  Gamin.  Il  était  sûr  que  Gamin  serait 
un  paroissien  exemplaire,  un  paroissien  généreux  pour  l'église, 
un  bienfaiteur  des  pauvres,  tandis  que  si,  par  malheur,  la  Mon- 
tanina tombait  aux  mains  de  l'autre,  de  cet  Alberti.. 


1 


LEILA. 


285 


—  Hélas  !  soupira  Dom  Tita,  elle  va  y  tomber  ! 
—  Vraiment? 

Molesin  perdit  un  instant  l'équilibre.  L'archiprètre  expliqua 
et  confirma  son  désastreux  pronostic  en  racontant  la  fuite  de 
Lelia. 

—  C'était  combiné,  dit-il,  c'était  combiné  d'avance! 

Selon  lui,  la  jeune  fille  ne  voulait  absolument  pas  entendre 
parler  de  vivre  avec  son  père.  Donna  Fedele  la  protégeait,  mais 
ne  pouvait  pas  la  garder  chez  elle,  si  le  père  exigeait  qu'elle 
restât  près  de  lui.  Dans  quelques  mois,  Lelia  serait  majeure  et 
deviendrait  libre.  Donc,  il  s'agissait  pour  les  amoureux  de  faire 
passer  ces  quelques  mois,  et  ils  avaient  comploté  le  joli  coup 
que  voici.  —  Un  beau  soir,  la  fille  s'échappe.  C'est  une  fille 
hardie,  même  effrontée  :  Dom  Tita  serait  à  même  d'en  fournir 
les  preuves.  Elle  prend  le  train  quelque  part,  comme  Dom 
Aurelio,  et  se  réfugie  en  Piémont.  Là-bas,  sa  protectrice  a  une 
nuée  de  parens.  La  fille  se  cache  tantôt  dans  un  lieu,  tantôt 
dans  un  autre,  si  bien  qu'enfin  les  mois  s'écoulent.  Cependant 
Donna  Fedele  travaille  pour  ce  M.  Alberli,  qu'elle  a  pris  aussi 
sous  sa  protection.  Mais  heureusement  la  Providence  veille,  et 
elle  se  sert  d'un  hérétique,  d'un  coquin,  pour  casser  les  œufs 
dans  le  panier.  La  Providence  fait  que  cet  hérétique,  une  nuit 
de  pluie,  vient  dormir  dans  un  endroit  oii  la  jeune  fille  ne 
croyait  certes  pas  le  trouver,  et  tout  le  complot  fait  patatras. 

Après  avoir  décrit  le  patatras,  l'archiprètre  tira  la  morale 
de  l'histoire.  Sans  aucun  doute  cette  comédie  se  répéterait,  et 
M.  Camin  ou  de  Gamin  ferait  bien  de  prendre  ses  précautions. 

Toute  cette  industrieuse  construction  n'était  pas  farine  du 
sac  de  Dom  Tita;  c'était  farine  du  sac  de  Dom  Emanuele.  Dom 
Emanuele  recevait  des  informations  qu'il  communiquait  et 
d'autres  qu'il  ne  communiquait  pas  à  Dom  Tita.  Il  communi- 
quait tout  ce  qui,  selon  sa  propre  manière  de  voir,  pouvait 
être  répété  utilement,  ou  du  moins  sans  dommage,  par  cet 
homme  dépourvu  de  prudence  ;  mais  il  ne  communiquait  pas 
les  renseignemens  qui,  connus  de  lui  seul,  lui  assuraient  le 
monopole  de  la  sagesse  directrice  et  l'agréable  conscience  de  sa 
propre  supériorité.  D'ailleurs  il  se  trompait  sur  le  compte  de  Dom 
Tita.  Dom  Tita  paraissait  plus  épais  que  Dom  Emanuele;  mais, 
en  réalité,  il  était  plus  fin.  Dom  Tita  avait  parfaitement  compris 
le  jeu  de  l'autre,  et  il  feignait  de  se  laisser  jouer.  Par  exemple, 


286 


REVUE    DES    DEUX   MONDES. 


il  ne  croyait  pas  un  traître  mot  de  l'histoire  qu'il  venait  de 
débiter  à  Molesin  ;  mais  il  croyait  à  propos  de  raconter  cette 
histoire.  Puisque  Donna  Fedele  était  si  mal  disposée  contre  le 
chapelain  et  contre  lui-même,  il  y  avait  une  utilité  certaine  à 
somer  la  discorde  entre  elle  et  le  nouveau  maître  de  la  Monta- 
nina,  qui  pourrait  rendre  de  grands  services  à  l'église,  con- 
tribuer aux  réparations,  à  l'entretien  des  bancs.  Dès  que 
l'archiprêtre  avait  vu  devant  lui  son  ami  le  docteur,  il  avait 
deviné  que  le  docteur  serait  un  excellent  canal  pour  faire  par- 
venir à  Gamin  les  paroles  qui  mettraient  celui-ci  en  garde 
contre  Donna  Fedele  et  qui  prépareraient  entre  le  clergé  de  Vélo 
et  le  sieur  Momi  une  alliance  avantageuse  pour  l'église  et  pour 
les  pauvres  de  la  paroisse.  Il  ne  croyait  nullement  que  Donna 
Fedele  eût  fait  fuir  M'^^  Lelia  en  pleine  nuit,  de  cette  façon 
périlleuse,  tandis  qu'il  eût  été  si  facile  à  la  jeune  fille  de 
prendre  tout  simplement  le  train  à  Arsiero,  comme  elle  l'avait 
pris  seule  maintes  fois,  pour  aller  à  Seghe  ou  à  Rocchette  ;  mais 
Dom  Emanuele  lui  avait  affirmé  la  chose,  et,  dès  lors,  il  croyait 
pouvoir  en  conscience  donner  la  chose  pour  vraie.  Du  reste,  il 
s'était  interdit  de  procéder  sur  ce  sujet  à  la  moindre  investiga- 
tion. «  Si  Dom  Emanuele,  pensait-il,  sait  une  chose  et  en  dit 
une  autre,  grand  bien  lui  fasse  !  Quant  à  moi,  ce  qu'il  dit  fait 
bien  mon  affaire.  »  En  réalité,  dans  la  circonstance,  Dom 
Emanuele  disait  autre  chose  que  ce  qu'il  savait  ;  car  il  savait 
que  les  gens  de  service  avaient  trouvé  un  papier  déchiré  en 
petits  morceaux,  et  que  les  lignes  écrites  par  Lelia  sur  ce 
papier  rendaient  manifeste  l'intention  du  suicide. 

Molesin  écouta  très  attentivement  le  récit  de  rarchiprètre.Si 
telle  était  la  situation  et  si  Momi  consentait  à  laisser  sa  fille 
partir  en  voyage  avec  cette  dame,  il  fallait  s'attendre  au  pire. 
Donna  Fedele  ferait  disparaître  la  fille,  et  bien  malin  qui  la 
retrouverait.  Quelques  mois  plus  tard  arriverait  Alberti.  La 
Il  lie  se  contenterait  d'assigner  une  pension  à  son  père,  et  il  n'y 
aurait  plus  rien  à  frire.  Donc  il  importait  qu'elle  revînt  à  la 
Montanina,  il  importait  que  Momi  voulût  et  sût  regagner  le 
cœur  de  la  jouvencelle.  Vilaine  alïaire  ! 

—  Pauvre  Momi  !  soupira-t-il,  mélancolique. 

Et,  sans  souffler  mot  de  la  lettre  de  Donna  Fedele,  il  passa 
à  autre  chose.  Il  demanda  si  Momi  avait  fait  célébrer  un  service 
funèbre,  le  septième  jour  après  la  mort  du  vieux  Trente.  Non, 


LEILA. 


287 


personne  n'en  avait  parlé  à  Tarchiprêtre.  Dans  les  circonstances 
ordinaires,  celui-ci  aurait  sondé  à  ce  sujet  les  intentions  de  la 
famille  ;  mais,  dans  les  circonstances  actuelles,  il  s'était  abstenu. 
Peut-être  M.  de  Gamin  avait-il  parlé  au  chapelain;  mais  Dom 
Tita  en  doutait  beaucoup. 

—  Au  surplus,  nous  allons  le  lui  demander,  conclut-il. 

Et  il  sonna  pour  dire  à  la  servante  de  prier  M.  le  chapelain 
de  venir. 

Molesin  s'était  rencontré  une  fois  avec  Dom  Emanuele,  à 
Padoue,  et  il  avait  flairé  en  lui  un  adversaire.  11  s'était  senti 
mal  à  l'aise  sous  le  regard  de  cet  œil  aqueux  et  froid,  qui  le 
dépouillait  de  toutes  les  molles  et  trompeuses  enveloppes  sous 
lesquelles  il  dissimulait  son  rude  épiderme.  Il  avait  flairé  juste. 
Dom  Emanuele  en  savait  long  sur  le  compte  du  docteur,  et  il 
l'avait  tenu  à  distance  intentionnellement.  Molesin  se  serait  donc 
bien  passé  de  se  rencontrer  de  nouveau  avec  le  chapelain.  Mais, 
lorsque  celui-ci  entra  dans  le  salon  et  salua  le  visiteur,  Molesin 
s'aperçut  vite,  avec  une  secrète  satisfaction,  que  l'œil  aqueux 
était  moins  froid  que  l'autre  fois.  En  effet,  l'œil  aqueux  voyait 
en  l'honnête  Molesin  l'homme  qui  avait  fait  connaître  à  la 
pieuse  madame  de  Gamin  et,  par  conséquent,  aux  ecclésiastiques 
ses  amis  et  conseillers,  la  dangereuse  présence  de  Massimo 
Alberti  à  la  Montanina. 

En  saluant  le  docteur,  la  face  du  chapelain  esquissa  un 
léger  sourire,  comme  pour  dire  silencieusement  :  «  Ah  !  c'est 
vous  1  » 

Quand  Dom  Emanuele  eut  déclaré  que  personne  ne  lui  avait 
parlé,  à  lui  non  plus,  de  ce  service  funèbre,  Molesin  déclara 
qu'il  prenait  la  responsabilité  de  commander  le  service  au  nom 
de  son  ami  ;  et  il  prit  occasion  de  cette  commande  pour  faire 
entrevoir  une  seconde  fois,  à  travers  un  brouillard  de  demi- 
paroles,  toutes  les  belles  choses  que  Gamin  accomplirait,  s'il 
trouvait  de  la  sympathie  à  Vélo  et  s'il  obtenait  la  paix  sous  son 
toit.  Il  ne  spécifia  ni  les  belles  choses  ni  rien  ;  et  l'archiprêtre, 
satisfait  qu'il  ne  spécifiât  pas,  qu'il  ne  proposât  pas  une  sorte 
de  marché,  accompagnait  les  circonlocutions  de  l'orateur  par 
une  série  de  «  bon,  bon,  bon,  »  qui  étaient  pour  le  docteur 
autant  de  gouttes  de  baume. 

Puis  Dom  Tita,  qui  avait  des  lettres  urgentes  à  écrire  au 
sujet  de  sa  nomination,  pria  Molesin  de  l'excuser  s'il  le  laissait 


288  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

seul  avec  le  chapelain,  au  grand  plaisir  de  celui-ci,  qui  craignait 
évidemment  que  son  supérieur  ne  se  compromît  par  des  paroles 
peu  mesurées. 

Dom  Emanuele,  resté  en  tête  à  tête  avec  le  docteur,  se  féli- 
cita tout  d'abord  des  heureuses  dispositions  de  M.  de  Gamin 
envers  l'église  et  les  pauvres.  Il  ajouta  que  l'archiprêtre  et  lui- 
même  tâcheraient  de  témoigner  leur  gratitude  de  la  façon  la 
plus  convenable  pour  des  prêtres,  c'est-à-dire  en  aidant  le 
nouveau  paroissien  dans  ses  difficultés  domestiques,  en  s'inter- 
posant  entre  le  père  et  la  fille,  afin  que  le  bon  accord  se  rétablît 
entre  eux,  au  grand  avantage  de  leurs  intérêts  temporels  et  spi- 
rituels. Ces  dernières  phrases  piquèrent  vivement  la  curiosité 
de  Molesin,  qui  attendit  sans  souffler  mot  la  suite  de  l'expli- 
cation. 

Dom  Emanuele  dit  ensuite  qu'il  se  voyait  contraint  d'aborder 
un  sujet  délicat.  Ni  l'archiprêtre  ni  lui-même  ne  pourraient 
rien  pour  la  paix  domestique  de  M.  de  Gamin,  si,  avant  tout, 
on  ne  faisait  pas  disparaître  un  obstacle.  M.  Molesin  comprenait 
bien,  n'est-ce  pas,  de  quel  obstacle  il  s'agissait? 

A  cette  question,  Molesin  porta  vers  sa  bouche  sa  main 
grande  ouverte,  s'en  comprima  les  mâchoires,  fixa  les  yeux 
dans  un  coin  de  la  chambre,  fronça  les  sourcils  et  demeura  im- 
mobile, faisant  effort  pour  comprendre.  Il  avait  l'air  de  chercher 
le  sens  de  quelque  vocable  babylonien  ou  le  nom  du  bisaïeul 
d'Anténor. 

—  Non,  dit-il  enfin,  en  reportant  sur  Dom  Emanuele  des 
yeux  étonnés.  Non,  je  ne  comprends  pas. 

A  son  tour  Dom  Emanuele  regarda  fixement  ces  yeux 
étonnés,  dont  Molesin  baissa  aussitôt  les  paupières,  pour  éviter 
que  l'inquisition  du  regard  aqueux  ne  pénétrât  trop  avant 
dans  son  âme.  Puis,  à  demi-voix,  le  chapelain  suggéra  lente- 
ment : 

—  Cette  malheureuse  créature  qui,  je  le  crains,  est  encore 
aujourd'hui  à  la  Montanina... 

—  Ah!  oui!  mâchonna  Molesin.  Oui,  maintenant  je  com- 
prends !  Vous  voulez  parler  de  la  gouvernante.  Mieux  vaut 
qu'elle  parte.  Oui,  oui,  je  comprends.  La  présence  de  celte 
femme  mettrait  de  la  bisbille  entre  lo  père  et  la  fille.  La  fille 
pourrait  s'imaginer,  —  c'est  le  mot,  —  s'imaginer  je  ne  sais 
quelles  choses.  Vous  avez  raison:  il  faut  que  Momi  renvoie  sa 


LEILA.  289 

gouvernante.  Et  il  la  renverra,  je  vous  en  réponds!  Néanmoins, 
en  toute  sincérité,  je  ne  crois  pas  que... 

—  Il  faut  qu'elle  parte,  et  tout  de  suite,  interrompit  Dom 
Emanuele.  , 

Molesin  fit  un  signe  de  silencieux  assentiment.  Alors  Dom 
Emanuele,  avec  cet  air  de  gravité  mûre  qu'il  avait  dans  toute 
la  personne  et  dans  tous  les  gestes,  approcha  de  son  visage  les 
cinq  doigts  réunis  de  sa  main  gauche  et  les  considéra  avec  une 
singulière  attention. 

—  Dès  que  cette  malheureuse  sera  partie,  ajouta-t-il^  il  est 
nécessaire  que  M'^^  Lelia  rentre  dans  la  maison  paternelle. 

Et,  désunissant  le  faisceau  aigu  de  ses  cinq  doigts,  il  consi- 
déra Molesin  avec  ses  yeux,  noyés  d'une  profonde  tristesse. 
Puis  il  fit  de  sa  main  gauche  un  étai  pour  sa  joue,  appuya  son 
coude  sur  l'autre  main,  hocha  la  tête  avec  désolation,  sans 
plus  regarder  son  interlocuteur  qui,  par  reflet,  semblait  aussi 
tout  contrit. 

—  Que  cette  jeune  fille  soit  entre  les  mains  de  cette  dame, 
reprit  le  chapelain,  voilà  l'épine  qui  tourmente  l'archiprêtre.  Et 
pourtant  l'archiprêtre  ne  sait  pas  tout  ce  que  je  sais. 

Molesin  non  plus  ne  savait  pas  ;  mais,  à  tout  hasard,  il  ofî"rit 
un  soupir  à  l'épine  de  l'archiprêtre;  et  ce  soupir  fut  si  profond 
que  les  yeux  noyés  se  levèrent  un  instant,  puis  se  rabaissèrent. 
Alors  Dom  Emanuele  insista  sur  les  ignorances  de  Dom  Tita. 
Dom  Tita  ignorait  que  cette  pauvre  fille,  sous  l'influence  du 
milieu  funeste  où  elle  vivait  chez  M""^  Vayla  de  Brea,  en  était 
venue  à  méditer  un  crime  horrible. 

—  Grand  Dieu  !  pensa  Molesin,  épouvanté  à  l'idée  de  voir 
le  sieur  Momi  lui  glisser  d'entre  les  griffes.  Voulait-elle  assas- 
siner son  père  ? 

Dom  Emanuele  ne  s'expliqua  pas  davantage  sur  ce  crime; 
mais  il  s'étendit  en  lamentations  diffuses  sur  les  vapeurs  toxiques 
que  l'on  respirait  dans  l'entourage  de  M""^  Vayla.  Or  la  jeune 
fille  avait  été  la  péniteute  du  chapelain,  et  il  la  savait  bonne, 
religieuse.  On  pouvait  donc  espérer  d'elle  une  forte  réaction, 
une  de  ces  réactions  qui  portent  entièrement  vers  Dieu  les  âmes 
blessées  par  le  monde.  Mais  il  était  indispensable  de  préparer 
celte  réaction,  et  il  n'y  avait  pas  moyen  d'y  songer  tant  que  la 
jeune  fille  demeurerait  chez  M™^  Vayla.  Par  conséquent,  il  fal 
lait  que  le  père  intervînt  et  que,  usant  de  ses  droits  sacrés,  il 

TOME    II.    —    1911  19 


290  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

la  reprît  avec  lui,  même  par  la  force  :  car  la  loi  l'autorisait  à 
employer  la  force,  si  des  procédés  plus  doux  ne  suffisaient  pas. 
D'ailleurs,  selon  Dom  Emanuele,  la  résistance  de  Lelia  venait 
uniquement  des  funestes  suggestions  de  Donna  Fedele.  Dès 
que  la  jeune  fille  serait  revenue  à  la  maison,  après  le  départ 
de  la  gouvernante,  elle  changerait  d'attitude.  L'archiprêtre,  la 
belle-sœur  de  l'archiprêtre,  qui  était  une  personne  de  grande 
piété,  Dom  Emanuele  lui-même  mettraient  tout  en  œuvre  pour 
cultiver  le  germe  de  sanctification  qui  dans  cette  âme  était  à 
l'état  latent.  Oui,  c'était  une  âme  qui  aspirait  à  se  détacher  du 
monde,  une  âme  indifférente  à  la  richesse. 

—  Je  crois,  conclut  Dom  Emanuele,  je  crois  vraiment  qu'elle 
abandonnerait  toute  sa  fortune  à  son  père  sans  l'ombre  d'un 
regret. 

Le  chapelain  voulait  sans  doute  que  ces  dernières  paroles 
s'imprimassent  bien  dans  le  cerveau  de  Molesin,  à  en  juger  par 
le  ton  dont  il  les  articula.  Mais  Molesin  lui  laissa  à  peine  le 
temps  de  finir,  et  il  se  hâta  de  parler  de  l'intérêt  spirituel  que 
présentait  cette  affaire,  comme  si  le  reste  lui  eût  été  parfaite- 
ment indifférent.  Il  rappela  que  le  sieur  Momi  avait  eu  une 
grand'tante  nonne,  et,  arquant  les  sourcils  avec  le  sentiment 
philosophico-religieux  des  grandes  révolutions  historiques  et 
des  mystérieuses  lois  de  la  Providence,  il  se  moucha  avec 
bruit  dans  son  mouchoir  bleu,  pour  signifier  qu'il  était  prêt  à 
marcher. 

Antonio  Fogazzaro. 
{La  quatrième  partie  au  prochain  numéro.) 


BISMARCK  ET  L'ÉPISCOPAT 


LA  PERSÉCUTION 


(1873-1878 


ÏVW 


LES    LOIS    DE    1875 


Le  5  décembre  1874,  Bismarck,  parlant  aux  représentans  de 
l'Allemagne,  avait  jeté  à  Pie  IX  un  dernier  adieu;  le  5  février  1875, 
Pie  IX,  écrivant  aux  évoques  de  l'Allemagne,  jetait  à  Bismarck 
un  dernier  défi.  «  Pour  l'instant,  je  ne  te  connais  plus,  criait  au 
Pape  le  chancelier.  —  Et  moi,  ripostait  le  Pape,  je  refuse  pour 
toujours  de  connaître  tes  lois.  »  Ainsi  se  resserrait  leur  tragique 
dialogue,  dont  l'allure  même  témoignait  que,  des  deux  interlo- 
cuteurs, Bismarck  était  le  plus  faible.  Le  chancelier  signifiait 
une  décision  sur  laquelle  les  circonstances  pourraient  l'amener 
à  revenir;  le  Pape,  lui,  portait  un  jugement  sur  lequel  l'autorité 
doctrinale  de  l'Eglise  ne  reviendrait  jamais.  C'est  une  force 
immense,  de  pouvoir  parler  pour  toujours  ;  Pie  IX  n'avait  plus 
que  cette  force-là,  et  il  en  usait.  Sous  sa  plume  de  docteur  se 
déroulait  le  procès  des  lois  de  Mai,  subversives  pour  la  consti- 
tution de  l'Eglise,  destructrices  du  droit  épiscopal  ;  il  montrait 
comment  elles  accablaient,  au  fond  des  cachots,  son  «  frère  » 
Martin  et  son  «  frère  »  Ledochowski  ;  comment  elles  menaçaient 
tous  ses  autres  «  frères  ;  »  il  les  accusait  de  réclamer  une  obéis- 
sance qui  ne  convenait  qu'à  des  esclaves  ;  il  les  livrait  au  mépris, 

(1)  Voyez  la  Revue  des  1"  octobre  et  1"  novembre  1910  et  du  1"  janvier  1911. 


F'i. 


292 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


pour  leur  appareil  diiitimidation.  «  Afm  de  remplir  le  devoir 
de  notre  charge,  proclamait-il,  nous  expliquons  solennellement 
à  tous  les  intéressés  et  à  tout  l'Univers  chrétien  que  ces  lois 
sont  nulles,  parce  qu'elles  contrecarrent  absolument  la  consti- 
tution divine  de  l'Église.  » 

Le  verdict  était  sans  appel,  la  chrétienté  tout  entière  était 
prise  à  témoin  des  méfaits  de  la  Prusse.  La  main  du  Pape 
planait  longuement  sur  cette  Prusse  coupable,  pour  y  bénir 
évêques  et  fidèles,  et  pour  y  frapper  d'excommunication  ceux 
qui  oseraient,  avec  l'appui  de  l'État,  s'immiscer  dans  les  charges 
vacantes  de  l'Eglise.  Au  demeurant,  Pie  IX  rappelait  que  les 
catholiques  gardaient  conscience  de  leurs  devoirs  envers  l'Etat, 
qu'ils  rendaient  à  César  ce  qui  était  à  César,  et  qu'ils  payaient 
l'impôt.  «  Bonne  plaisanterie!  »  répliquait  la  Gazette  de  Co- 
logne ;  elle  trouvait  tout  à  la  fois  «  tragique  et  comique,  »  dou- 
loureux et  burlesque,  ce  «  pauvre  aliéné  »  qui  «  jouait  au 
«  Dalaï-Lama,  »  qui  se  figurait  être  «  le  roi  des  rois,  »  et  qui 
autorisait  les  Prussiens  à  solder  ponctuellement  leurs  contri- 
butions. C'était,  en  vérité,  grand  dommage  qu'il  ne  possédât 
plus  Civita-Vecchia  :  «  quelques  soldats  allemands  fussent  allés 
l'y  chercher  et  Teussent  ramené  à  Wilhelmshohe  ou  à  Stet- 
tin;  »  prisonnier  de  guerre,  il  méditerait  tout  à  son  aise  sur 
la  valeur  des  lois.  Au  dire  des  Grenzhoten,  il  fallait  remonter 
jusqu'à  Grégoire  VII  pour  trouver  sous  une  plume  papale  des 
grossièretés  semblables,  et  la  Correspondance  provinciale  accu- 
sait Pie  IX  d'excitations  révolutionnaires  menaçantes  pour  toutes 
les  puissances  temporelles.  Ainsi  se  vengeait  par  des  sarcasmes 
l'impuissance  de  la  politique  bismarckienne. 

On  avait,  en  1873,  légiféré  pour  les  deux  Églises,  et  fixé 
comment,  dans  l'une  et  dans  l'autre,  les  ministres  du  culte 
devaient  être  formés,  comment  ensuite  ils  devaient  être  nom- 
més :  l'Eglise  protestante,  encadrée,  de  par  son  essence,  dans 
l'organisme  de  l'Etat  prussien,  avait  accepté  ces  lois,  d'ailleurs 
sans  enthousiasme;  l'Église  catholique  les  avait  systématique- 
ment ignorées.  On  avait,  en  1874,  en  présence  de  cette  résis- 
tance, légiféré  pour  l'Église  catholique  seule,  et  déterminé  les 
règles  qui  devraient  présider  au  gouvernement  des  diocèses 
lorsque  les  évèques,  toujours  rebelles  aux  lois  de  1873,  appa- 
raîtraient à  l'État  comme  dignes  d'être  déposés  :  l'Église  catho- 
lique, derechef,  avait  systématiquement  ignoré  cette  loi. 


BISMARCK    ET    l'ÉPISCOPAT.  293 

Les  lois  de  ISTS  ne  pouvaient  être  appliquées  sans  le 
concours  des  évêques,  celle  de  4874  sans  le  concours  des 
chapitres  :  elles  demeuraient  lettre  morte.  Et  là-bas  à  Rome 
une  voix  retentissait,  qui  les  condamnait,  les  stérilisait,  leur 
signifiait  qu'elles  étaient  néant  et  resteraient  néant.  Deux  ans 
durant,  la  législature  prussienne  avait  travaillé,  sans  que  rien 
de  stable  fût  construit,  sans  qu'un  effet  durable  fût  acquis;  les 
pénalités  innombrables  qui  partout  châtiaient  les  infractions  aux 
lois  ne  déterminaient  aucun  prêtre  à  s'y  soumettre,  aucun  évê- 
que  à  les  appliquer.  Le  Pape  redisait  :  Ces  lois  ne  sont  rien  ;  il 
traitait  ces  caprices  d'une  Chambre  comme  certains  de  ses  pré- 
décesseurs du  moyen  âge  avaient  traité  les  caprices  des  rois.  Un 
seul  mot  du  Pape  consacrait  ainsi  la  défaite  effective  de  l'Etat. 


Mais  aux  regards  d'un  Bismarck,  Dieu  pouvait-il  permettre 
que  l'Etat  fût  vaincu?  Encore  plus  avant,  et  toujours  plus  loin, 
il  pousserait  la  lutte,  au  nom  même  de  Dieu.  Le  chef  de  l'Église 
était  gênant:  Bismarck,  pour  faire  taire  les  défenseurs  du  Pape 
et  pour  faire  taire  le  Pape  lui-même,  recourut  à  l'Europe, 

Un  an  plus  tôt,  Decazes,  tenant  en  échec  les  machinations 
fiévreuses  du  chancelier,  avait  su  faire  comprendre  que  la 
France,  même  vaincue,  ne  se  laisserait  pas  embrigader  pour 
le  Culturkam'pf  international  :  la  Belgique,  en  187S,  profita  de 
la  leçon.  En  vain  le  comte  Munster,  ambassadeur  d'Allemagne 
à  Londres,  avait-il  prié  les  ministres  anglais  successifs  d'agir 
sur  le  gouvernement  de  Bruxelles  pour  qu'un  terme  fût  mis  aux 
agitations  cléricales;  ces  ministres  s'y  étaient  refusés.  L'Alle- 
magne, alors,  avait  interpellé  directement  le  Cabinet  belge  sur 
certains  actes  des  évêques  et  des  laïques  catholiques  et  sur  la 
lettre  étrange  par  laquelle  un  chaudronnier,  nommé  Duchesne, 
avait  mis  son  bras  à  la  disposition  de  l'archevêque  de  Paris, 
pour  tuer  Bismarck,  et  copie  de  la  dépêche  avait  été  transmise 
par  l'Allemagne  aux  chancelleries  de  l'Europe.  Sans  s'émou- 
voir, la  Belgique,  à  la  date  du  26  février  1875,  répondait  par 
un  long  message  d'explications,  dont  l'Europe  aussi  recevait 
connaissance.  Ainsi  l'Europe  entrait  en  tiers  dans  le  colloque 
entre  le  chancelier  de  l'Empire  et  le  Cabinet  de  Bruxelles;  elle 
le  voyait  reprendre  avec  la  Belgique  le  ton  qu'un  an  plus  tôt  il 


294  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

avait  pris  avec  la  France;  elle  entendait  les  partis  antireligieux 
reprocher  au  ministère  belge,  comme  naguère  au  ministère 
français,  de  jeter  la  patrie  dans  des  difficultés  internationales  ; 
elle  surprenait,  à  Bruxelles  comme  à  Paris,  l'énigmatique 
travail  de  certaines  influences  qui,  très  empressées  à  respecter 
les  susceptibilités  de  Bismarck,  s'essayaient  à  montrer  que  les 
ministères  catholiques,  que  les  majorités  catholiques,  manquant 
peut-être  d'égards  pour  cet  homme  fort,  mettaient  par  cela  même 
les  nations  en  péril.  Bismarck  voulait  que  la  Belgique  modifiât 
son  Code  pénal,  qui  laissait  impunies  des  pensées  meurtrières 
comme  celle  de  Duchesne,  et  qu'elle  prît  des  mesures  pour 
empêcher  ses  sujets  de  troubler  la  paix  intérieure  des  voisins. 
Au  dire  de  l'Allemagne,  il  y  avait  là  une  sorte  d'obligation 
internationale,  pesant  sur  tous  les  Etats  ;  et  sous  couleur  de 
perfectionner  le  droit  des  gens,  elle  n'aspirait  à  rien  de  moins 
qu'à  préserver  sa  politique  ecclésiastique  contre  les  critiques  des 
publicistes  étrangers  ou  des  évêques  étrangers.  Bismarck  mena- 
çait au  dehors  la  liberté  d'opinion,  comme  au  dedans  la  liberté 
de  conscience.  La  Belgique  finit  par  annoncer  le  dépôt  d'un 
projet  de  loi  d'après  lequel  «  l'offre  ou  la  proposition  non  agréée 
de  commettre  contre  une  personne  un  attentat  grave  »  serait,  à 
l'égard  de  la  menace,  punie  d'une  peine  correctionnelle  sévère. 
Mais  la  Belgique  ne  promit  rien  de  plus.  Elle  voulait  bien 
braquer  son  Code  pénal  contre  les  imitateurs  de  Duchesne,  mais 
non  point  contre  ses  évêques,  ni  contre  ses  écrivains.  Il  fallut 
que  Bismarck  se  déclarât  satisfait,  car,  au  même  moment, 
l'Italie,  à  laquelle  il  avait  adressé  d'autres  représentations,  ne 
lui  accordait  rien  du  tout. 

A  Rome,  c'est  du  Pape  lui-même  qu'il  se  plaignait  :  il  était 
tout  près  de  rendre  l'Italie  responsable,  pour  le  langage  que 
tenait  Pie  IX  à  l'endroit  de  l'Allemagne.  L'ambassadeur  Keudell, 
causant  avec  le  ministre  Minghetti,  le  pressait  de  demandes  sur 
la  loi  des  garanties.  A  l'abri  de  cette  loi,  le  Pape  jugeait  à  sa 
guise  les  lois  ecclésiastiques  de  l'Empire:  était-ce  tolérable? 
était-ce  compatible  avec  les  bons  rapports  qui  unissaient  le 
Quirinal  au  gouvernement  de  Berlin?  En  1S71,  Brassierde  Saint- 
Simon  avait  recommandé  Pie  IX  au  respect  des  Italiens  ; 
Keudell,  en  1875,  semblait  le  signaler  à  leurs  sévices.  Etaient-ils 
donc  vassaux?  et  leur  politique  religieuse  devait-elle  se  modeler 
our  celle   de  l'Allemagne?    Il   semble  que    Victor-Emmanuel, 


BISMARCK    ET    l'ÉPISCOPAT.  295 

recevant  à  Venise,  le  2  avril,  la  visite  de  François-Joseph,  se 
mît  d'accord  avec  lui  pour  refuser  de  s'associer  à  la  campagne 
nouvelle  par  laquelle  Bismarck  essayait  d'atteindre,  à  Rome 
même,  la  liberté  spirituelle  du  Saint-Siège.  Le  Culturkampf 
international  s'était  ouvert,  dix-huit  mois  plus  tôt,  par  le  voyage 
qu'avait  fait  Victor-Emmanuel  à  Vienne,  sous  les  auspices  de 
Bismarck,  et  que  l'Europe  entière  avait  interprété  comme  un 
avertissement  pour  le  Pape;  et  voici  qu'entre  les  deux  mêmes 
souverains  une  entrevue  se  déroulait,  que  l'Europe  entière  intei- 
prétait  comme  un  avertissement  pour  Bismarck.  Les  influences 
bismarckiennes  furent  assez  puissantes  pour  amener  un  député 
de  la  gauche,  Miceli,  à  questionner  Minghetti  sur  l'anxiété  à 
laquelle  avait  donné  lieu  la  démarche  allemande.  «  La  faute  en 
est  à  la  loi  des  garanties,  »  déclarait  Miceli.  Evasivement,  Min- 
ghetti répondit  que  jamais,  entre  l'Allemagne  et  l'Italie,  les 
relations  n'avaient  été  meilleures  :  les  alliés  qu'avait  Bismarck 
dans  l'extrême  gauche  italienne  n'insistèrent  point.  Bismarck, 
suivant  l'expression  d'Arnim,  avait  adressé  «  sa  recette  contre 
l'Église  à  chacun  en  son  logis  et  même  à  ceux  qui  ne  se  sen- 
taient point  malades  :  »  et  cette  recette,  —  la  Revalescière  de 
Varzin,  comme  disait  encore  Arnim,  —  avait  été  repoussée  par 
la  France  en  1874,  par  la  Belgique,  l'Italie,  l'Autriche,  au 
printemps  de  1875. 

Il  restait  à  l'ofîrir  à  l'Angleterre  :  le  comte  Mimster  s'en 
chargea.  Dans  un  toast  retentissant  qu'il  portait,  en  mai  1875, 
devant  le  National  Club  de  Londres,  il  présentait  le  Culturkampf 
comme  un  combat  de  l'Etat  pour  la  conscience  et  pour  la  liberté; 
il  parlait  de  Canossa,  de  la  guerre  de  Trente  ans  ;  non  sans 
crânerie,  il  qualifiait  le  nouvel  Empire  d'  «  Empire  protestant 
détesté  des  hommes  noirs;  »  il  prévenait  l'Angleterre  que  toutes 
les  lois  nécessaires  seraient  faites  pour  mettre  la  liberté  des 
consciences  à  l'abri  du  danger,  et  puis  il  la  conjurait  d'avoir 
elle-même  l'œil  ouvert,  d'observer  ce  qui  se  passait  en  Irlande,  de 
prévoir,  de  préparer...  C'était  la  première  fois  peut-être  que 
dans  le  pays  du  self  help,  un  ambassadeur  étranger  se  dressait 
pour  signaler  aux  Anglais  un  péril  intérieur,  et  pour  leur 
laisser  deviner  qu'en  le  combattant,  ils  seraient  agréables  à  son 
maître.  La  presse  bismarckienne  applaudissait  Munster.  Mais 
tandis  qu'en  Belgique,  en  France,  en  Italie,  retentissaient  dans 
les  assemblées  politiques  elles-mêmes  certains  échos  des  sug- 


296  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

gestions  bismarckiennes,  il  ne  se  trouva  personne,  ni  aux  Com- 
munes, ni  parmi  les  Lords,  pour  rappeler  au  peuple  anglais  les 
désirs  de  Bismarck.  La  preuve  était  faite,  désormais,  qu'il  ne 
suffisait  pas  d'un  ordre  du  chancelier  pour  que  les  Etats  euro- 
péens ennuyassent  le  Pape,  soit  chez  eux,  soit  à  Rome.  Bismarck 
avait  souhaité  leur  connivence  ;  ils  avaient  feint  de  ne  pas  com- 
prendre, ou  bien  ils  avaient  refusé. 

II 

Le  Cullurkampf  international  réussissait  mal  :  Bismarck 
restait  seul,  en  face  d'un  pape  qui  rendait  ses  ordres  inutiles, 
en  les  déclarant  nuls;  en  face  d'un  épiscopat  qui,  par  un  dociî- 
ment  public,  venait  de  réfuter  la  circulaire  bismarckienne  de 
1872,  relative  au  futur  conclave.  Ses  représailles  furent  des  pro- 
jets de  loi  nouveaux,  qui,  pour  entrer  en  vigueur,  n'auraient 
pas  besoin  de  la  collaboration  de  l'Eglise,  et  qui  échapperaient, 
dès  lors,  aux  humiliations  subies  par  les  lois  de  Mai. 

De  par  le  projet  de  loi  qu'il  déposait  au  Landtag^  au  début  de 
mars,  tous  les  crédits  affectés,  sur  les  fonds  de  l'Etat,  aux  évê- 
chés  et  à  l'entretien  des  ecclésiastiques,  devaient  être  immé- 
diatement suspendus;  les  taxes  et  prestations  dues  à  l'Eglise 
cesseraient  d'être  levées,  tant  que  se  prolongerait  cette  suspen- 
sion. Pour  que  les  crédits  fussent  rétablis  dans  chaque  dio- 
cèse, il  suffirait  que  Tévêque  promît,  par  écrit,  l'obéissance  aux 
lois  de  Mai.  Lors  même  que  l'évêque  demeurerait  inflexible, 
tout  curé  qui  prendrait  un  engagement  semblable,  recouvrerait 
son  droit  aux  générosités  de  l'Etat,  et  l'Etat  pourrait  même  en 
faire  bénéficier  un  curé  qui  manifesterait  par  des  actes  l'inten- 
tion d'obéir  aux  lois.  La  cour  royale  pour  les  affaires  ecclésias- 
tiques protégerait  contre  les  poursuites  disciplinaires  de  l'évêque 
les  prêtres  qui,  donnant  au  pouvoir  civil  ces  preuves  de  défé- 
rence, recommenceraient  d'émarger  au  budget;  mais  si,  plus 
tard,  quelqu'un  d'entre  eux  se  permettait  de  rétracter  ou  de 
violer  ses  engagemens  envers  l'Etat,  il  serait  châtié  par  la  révo- 
cation et  par  l'incapacité  juridique  de  remplir  les  fonctions 
sacerdotales.  Ainsi  la  Prusse  alimenterait  les  curés,  s'ils  péchaient 
contre  l'Eglise,  et  les  déposerait,  si  plus  tard  ils  se  repentaient. 

Après  avoir,  en  décembre,  brisé  tous  liens  entre  Pie  IX  et 
Guillaume,  Bismarck,  en  mars,  commençait  de  déchirer  la  bulle 


BISMARCK    ET    l'ÉPISCOPAT.  297 

De  Sainte,  qui,  depuis  1821,  à  la  façon  d'an  quasi-concordat, 
fixait  les  rapports  entre  la  Prusse  et  l'établissement  catholique. 
Cette  bulle  assurait  à  l'Eglise  certaines  dotations  d'Etat;  le 
projet  de  loi  bismarckien  subordonnait  à  l'humble  souplesse  de 
'a  créancière  la  générosité  du  débiteur.  Ou  bien  l'Eglise  ferait 
à  Pie  IX  cet  affront,  de  reconnaître  enfin  les  lois,  malgré  lui, 
et  la  Prusse,  alors,  accomplirait  loyalement  les  promesses  faites 
au  Saint-Siège;  ou  bien  l'Eglise  demeurerait  indomptable,  et  la 
Prusse,  alors,  infligeant  à  Pie  IX  un  autre  genre  d'affront,  sus- 
pendrait l'exécution  de  ces  promesses.  Des  avocats  subtils  et 
passionnés  s'apprêtaient  à  établir  que  la  Papauté  n'était  plus  la 
même  qu'en  1821,  et  que  dès  lors  le  pacte  était  périmé. 

Il  y  avait,  dans  cet  artificieux  projet,  une  menace  pour  tous 
les  évêques,  une  tentation  pour  tous  les  curés.  De  nombreuses 
localités,  où  ne  s'était,  depuis  le  vote  des  lois  de  Mai,  produit 
aucun  changement,  et  où  le  ministère  sacerdotal  était  légalement 
exercé  par  des  prêtres  légalement  nommés,  allaient  désormais 
sentir,  à  leur  tour,  la  répercussion  de  la  lutte  religieuse  :  leurs 
curés,  bien  qu'innocens  de  tout  délit  formel,  seraient  appauvris, 
peut-être  réduits  à  la  misère,  parce  que  les  évêques  auraient 
refusé  de  se  plier  aux  ordres  de  l'Etat.  Et  Bismarck  espérait 
que  ces  curés  se  fâcheraient,  que  leur  colère,  peut-être,  intimi- 
derait l'épiscopat,  que  tout  au  moins,  personnellement,  pour 
éviter  la  disette,  ils  s'inclineraient  devant  le  pouvoir  civil. 
A  l'huis  des  lointains  presbytères,  l'Etat  séducteur  viendrait 
frapper;  il  tendrait  une  plume  aux  curés,  pour  qu'ils  souscri- 
vissent les  textes  législatifs  qui  dépossédaient  leur  évêque  de 
ses  droits;. et  puis,  d'un  geste  offensant,  il  leur  rendrait  la  cor- 
beille de  pain  nécessaire  pour  vivre.  Ce  projet  de  loi  qui  d'abord 
créait  la  mendicité  des  prêtres,  et  puis  qui  les  asservissait, 
devint  tout  de  suite  odieux,  sous  le  nom  populaire  de  :  loi  de  la 
corbeille  de  pain  [Brotkorbgesetz). 

Bismarck  voulait  cette  arme  nouvelle  ;  il  la  voulait  sans  délai  : 
«  On  ne  paie  pas  ses  ennemis,  »  déclarait-il,  et  l'encyclique  de 
Pie  IX  avait  une  fois  de  plus  prouvé  que  l'Eglise  était  hostile 
à  l'Etat.  Les  évêques  en  appelaient  à  Guillaume  :  De  cette  loi, 
lui  écrivaient-ils,  résulteront  d'indicibles  deuils  et  des  boule- 
versemens.  C'est  votre  faute,  —  leur  répondait  en  substance 
l'Empereur;  vous  aviez  vous-mêmes,  au  Concile,  prévu  de  pareils 
malheurs,  et  si  vous  aviez  fermement  maintenu  vos  convictions 


298  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

anli-hifaillibilistes,  vous  auriez  pu  préserver  la  patrie  contre 
les  troubles  que  pressentaient  vos  propres  cris  d'alarme  et  que 
maintenant  nous  déplorons  avec  vous. 

Les  16  et  17  mars,  le  Landtag  discuta.  «■  Où  sont  vos  succès 
dans  le  Cidturkampf?  »  demandait  à  Bismarck  le  vieux  Gerlach  ; 
il  reprenait  le  texte  de  lapôtre  Paul  :  «  Mieux  vaut  obéir  à 
Dieu  qu'aux  hommes,  »  et  proclamait,  au  nom  même  de  la 
liberté  évangélique,  que  s'il  y  avait  des  citoyens  à  qui  ce 
devoir  s'imposait  d'une  façon  plus  expresse,  c'étaient  assurément 
les  évêques.  Mais  Bismarck,  fidèle  à  sa  notion  de  Dieu  et  à  sa 
notion  de  l'Etat,  opposait  à  Gerlach  une  sorte  de  profession  de 
foi  :  «  Je  crois  obéir  à  Dieu,  lui  disait-il,  quand  je  sers  le  Boi 
pour  la  défense  de  la  communauté  politique  dont  il  est  le  mo- 
narque par  la  grâce  de  Dieu,  et  dont  il  doit,  en  vertu  dun  devoir 
imposé  par  Dieu,  sauvegarder  la  liberté  contre  l'oppression 
spirituelle  étrangère.  »  Bismarck,  au  moment  où  il  allait  frapper 
un  coup  dont  tous  les  prêtres  d'Allemagne  sentiraient  la  cruauté, 
s'affichait  ainsi  comme  l'ouvrier  de  l'œuvre  de  Dieu.  Ayant 
conçu  Dieu  comme  protecteur  de  l'État,  ayant  conçu  les  intérêts 
de  l'Etat  comme  identiques  aux  volontés  bismarckiennes,  il  en 
venait  à  considérer  les  ennemis  de  sa  politique,  croyans  protes- 
tans  tels  que  Gerlach,  ou  croyans  catholiques  tels  que  Wind- 
thorst,  comme  les  ennemis  de  Dieu. 

C'est  en  vain  que  Windthorst  s'insurgeait,  au  nom  de  la 
morale  elle-même,  contre  cette  tactique  qui  spoliait  les  prêtres 
pour  les  dompter;  Dieu  n'apparaissait  pas  à  Bismarck  comme 
le  garant  d'une  morale  supérieure,  mais  bien  plutôt  comme  le 
garant  des  égards  dus  à  la  raison  d'Etat.  Windthorst  prévenait 
le  chancelier  que,  même  après  cette  loi,  le  Centre  persisterait 
dans  son  attitude;  et  Bismarck  alors  ripostait  par  un  éloge  du 
Cidturkampf.  «  Au  cours  de  cette  lutte,  expliquait-il,  on  avait 
serré  les  rangs  :  de  même  qu'Henri  l'Oiseleur,  dix  années 
durant,  avait  exercé  l'esprit  de  ses  guerriers,  avant  de  tailler  en 
pièces  les  Hongrois  sur  les  bords  du  Lech,  de  même  le  Cidtur- 
kampf affermissait,  dans  les  cerveaux  prussiens,  cette  convic- 
tion qu'il  était  besoin  d'un  État  fort.  Avec  le  temps,  continuait- 
il,  nous  n'aurons  plus  que  deux  grands  partis,  pour  ou  contre 
l'État.  »  Il  feignait  d'oublier  que  le  projet  môme  qu'il  présentait 
attestait  l'échec  des  précédentes  lois;  il  constatait  que  chez  la 
plupart  de  ceux  qui  «   voulaient  sincèrement  l'Etat,  »  le  sens 


BISMARCK    ET    l'ÉPISCOPAT. 


299 


politique  était  en  progrès,  et  sa  voix  confiante  annonçait  au 
Landtag  que  l'Etat  sortirait  de  cette  lutte  plus  fort  et  plus  puis- 
sant. Mais  c'était  dans  les  mômes  termes  exactement  que,  depuis 
deux  années,  évêques,  prêtres,  membres  du  Centre,  célébraient 
les  progrès  et  les  développemens  de  l'Eglise.  Il  semblait  que  le 
pouvoir  religieux  et  le  pouvoir  civil,  échangeant  entre  eux  un 
merci  provocateur,  se  renvoyassent  l'un  à  l'autre  cet  étrange 
témoignage  :  «  Ma  force  augmente  et  c'est  grâce  à  vous.  » 

Windthorst  essayait  d'abréger  le  duel  :  «  Il  est  encore  temps 
pour  le  ministre,  disait-il,  de  voir  s'il  ne  fera  pas  mieux  de  reti- 
rer la  loi;  et  peut-être  peut-on  lui  conseiller  de  tenter  un  effort 
pour  s'entendre  avec  les  autorités  de  l'Eglise  en  vue  du  réta- 
blissement de  la  paix,  »  Mais  la  décision  de  Bismarck  était 
prise  :  il  s'agissait  de  défendre  la  liberté  spirituelle  contre  l'ordre 
des  Jésuites  et  contre  un  pape  jésuite,  et  de  riposter  à  cette 
encyclique  de  Pie  IX,  qu'un  député  du  Centre,  profitant  des 
droits  de  la  tribune,  s'amusait  à  lire  d'un  bout  à  l'autre,  devant 
le  Landtag.  Bismarck  pressentait,  d'ailleurs,  que  les  difficultés 
s'accumuleraient,  que  les  «  vicaires  boute-feu  »  résisteraient;  il 
prévenait  en  passant  les  évêques  qu'à  des  époques  plus  calmes, 
ils  auraient  avec  ces  prêtres-là  quelque  fil  à  retordre.  Mais  si 
tout  le  clergé  mourait  de  faim,  le  Pape  serait  là,  avec  son 
denier  de  Saint-Pierre,  les  Jésuites  seraient  là,  qui  possédaient, 
à  eux  seuls,  plus  de  la  moitié  de  la  fortune  de  feu  Rothschild. 
Le  Gesii  pourrait  faire  vivre  l'Eglise  catholique  d'Allemagne. 
De  s'amuser  à  cette  pensée,  comme  le  faisait  Bismarck,  c'était 
assurément  moins  absurde  encore  que  de  supposer  que  l'Eglise 
catholique  d'Allemagne  pourrait  humilier  devant  l'Etat  je  ne 
sais  quelle  tardive  résipiscence  et  lui  tendre,  agenouillée,  une 
main  tremblante,  mais  avide. 

Avec  plus  de  docilité  que  de  confiance,  le  Landtag  vota  le 
projet,  et  Bismarck  s'en  fut  devant  les  Seigneurs,  pour  qu'à 
leur  tour  ils  dissent  oui. 

La  lutte  des  catholiques  pour  leur  indépendance  inté- 
resse aussi  rÉglise  évangélique,  lui  signifia  Kleist-Retzow  : 
un  instant,  contre  le  projet  de  loi,  les  deux  confessions  parurent 
faire  front.  Mais, sur  les  bancs  conservateurs,  Maltzahn  se  leva; 
c'était  un  protestant  rigide  et  croyant,  qui  jadis  avait  repoussé 
toute  laïcisation  de  l'inspection  scolaire,  et  qui  depuis  lors,  par 
une  sorte  d'accoutumance,    avait   répudié    toutes  les   lois  bis- 


300  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

marckiennes  ;  et  Maltzahn  déclara  qu'en  présence  de  l'Ency- 
clique de  Pie  IX  il  voterait,  aujourd'hui,  ce  que  demandait 
Bismarck.  Ainsi  parmi  ces  conservateurs  dont  l'attitude  poli- 
tique avait  conduit  Bismarck  à  s'appuyer  sur  les  nationaux- 
libéraux,  il  y  en  avait  un  qui  se  détachait,  qui  rentrait  au 
bercail  gouvernemental,  et  qui  désormais,  enfin,  aiderait  à 
l'assaut  contre  le  Pape.  La  voix  du  chancelier  trouva  d'étranges 
caresses  pour  choyer  l'enfant  prodigue  :  il  remercia  Maltzahn, 
avec  effusion,  de  confesser  librement  et  à  cœur  ouvert  l'Evan- 
gile  de  la  Béforme.  «  Notre  Evangile,  »  articulait-il  triomphale- 
ment ;  et  sentant  d'ailleurs  qu'il  était  ministre  d'un  Etat  où  les 
catholiques  formaient  un  tiers  du  peuple,  il  protesta  qu'il  par- 
lait, non  pas  en  tant  que  ministre,  mais  en  tant  que  membre 
de  la  Chambre  des  Seigneurs.  Et  moyennant  cette  précaution 
oratoire,  on  vit  le  chancelier  de  l'Empire,  le  premier  ministre 
du  roi  de  Prusse,  déployer  savamment  le  drapeau  de  la  Réforme, 
devant  les  Seigneurs  attentifs  et  recueillis.  «  Ah!  leur  disait-il, 
si  cette  confession  que  M.  de  Maltzahn  vient  de  faire  entendre 
avait  retenti  il  y  a  quelques  années,  la  lutte  avec  les  catho- 
liques n'eût  pas  été  aussi  violente.  Ah  !  si  les  conservateurs 
évangéliques  m'avaient  fidèlement  soutenu,  dans  l'esprit  de 
l'Evangile  protestant!  Ah!  si  la  plupart  avaient  compris  que 
notre  Evangile,  notre  salut  compromis  et  menacé  par  la  Papauté, 
—  je  parle  en  chrétien  évangélique,  —  valent  mieux  et  plus, 
pour  nous,  qu'une  opposition  politique  momentanée  contre  le 
gouvernement!  »  L'expression  de  ses  regrets  demeurait  inache- 
vée; ses  gestes  la  terminaient,  ses  soupirs  la  ponctuaient.  Il 
avait  l'air  de  vouloir,  cœur  à  cœur,  causer  de  l'Evangile,  —  de 
l'Évangile  de  Luther,  —  avec  les  membres  de  la  Chambre 
haute.  Ce  mot  de  cœur,  si  rare  sur  ses  lèvres,  y  apparaissait  : 
«  Maltzahn,  disait-il,  m'a  causé  une  joie  de  cœur.  Ce  m'est  en 
quelque  sorte  un  pont  pour  rétablir  d'anciennes  relations  qui 
n'ont  pas  dû  se  rompre  sans  que  j'en  aie  gravement  souffert.  » 
Il  disait  vrai  :  dans  la  mesure  où  il  pouvait  souffrir,  la  rupture 
avec  les  conservateurs  lui  avait  été  une  souffrance.  Il  avait  tou- 
jours craint,  sans  le  dire  tout  haut,  qu'en  n'ayant  plus  d'autres 
amis  que  les  nationaux-libéraux,  il  ne  devînt  leur  captif.  Il 
insinuait,  comme  toujours,  que  s'il  avait  dû  commettre  certaines 
violences,  c'était  leur  faute,  à  eux,  conservateurs;  mais  il  le 
redisait,  cette  fois,  en  leur  ouvrant  les  bras.  Le  Cultwkampf  [qs 


BISMARCK    ET    l'ÉPISCOPAT.  301 

avait  brouillés  avec  lui  ;  et  voici  qu'à  l'occasion  d'un  nouvel 
acte  de  Cultiirkampfy  ils  paraissaient  revenir  vers  lui.  Joyeuse- 
ment il  réveilla,  dans  leurs  consciences  luthériennes,  tout  ce 
qu'elles  recelaient  d'hostilité  contre  l'Eglise  ;  son  projet  en 
main,  il  s'afficha  comme  défenseur  de  l'évangélisme.  La  com- 
munauté catholique,  qui  n'est  que  «  la  pierre  du  pavé  foulée 
par  le  prêtre  ;  »  les  évêques,  qui  ne  sont  que  les  fonctionnaires 
d'un  pape  étranger;  le  Pape,  ennemi  de  l'Evangile  et,  partant, 
de  l'Etat  prussien;  les  Jésuites,  docteurs  du  lyrannicide  ;  le 
Code  papal,  qui  veut  la  mort  de  l'hérétique;  le  Sf/Ilabits,  dont 
l'application  serait  incompatible  avec  le  fonctionnement  même 
de  la  Chambre  des  Seigneurs,  furent  tour  à  tour  dénoncés  et 
bafoués  par  le  chancelier.  Ce  n'était  plus  un  homme  d'Etat  qui 
parlait:  c'était  un  polémiste  de  la  Réforme.  «  La  conséquence 
logique  de  votre  politique,  déclarait  Brûhl,  serait  d'expulser  ou 
de  fusiller  les  catholiques.  »  Mais  les  plaisanteries  de  Bismarck, 
volontairement  grosses,  continuaient  de  tomber  droit  et  dru; 
elles  visaient,  après  les  catholiques,  ceux  qu'il  appelait  les  crypto- 
catholiques;  et  spécialement  son  oncle  Kleist-Retzow,  soup- 
çonné de  sympathie  pour  le  catholicisme,  pour  ce  catholicisme 
dont  Bismarck  dessinait  à  plaisir  une  interminable  caricature 
«  Si  je  suivais  le  Pape,  s'écriait-il,  je  ne  ferais  pas  mon  salut.  » 
Deux  ans  plus  tôt,  dans  cette  même  Chambre,  Bismarck 
avait  soutenu  que  la  Prusse  engageait  une  lutte  purement  poli- 
tique, et  qu'aucun  motif  confessionnel  ne  la  guidait  ;  il  semblait 
aujourd'hui  sonner  une  fanfare  de  ralliement  pour  tous  les 
protestans  de  la  Chambre  et  du  Royaume.  On  eût  dit  que 
Luther  se  dressait,  que  dans  les  conservateurs  de  la  vieille 
Prusse,  il  reconnaissait  et  retrouvait  ses  enfans  :  on  allait,  pour 
la  Réforme,  donner  le  coup  de  sape  contre  l'Église...  La  loi 
triompha,  naturellement,  et  cette  accession  de  quelques  con- 
servateurs à  la  majorité  bismarckienne  fut  peut-être  interprétée, 
par  les  observateurs  superficiels,  comme  l'indice  que  les  par- 
tisans du  Culiiir/campf  croissaient  en  nombre  et  que  l'esprit  de 
Cidturkampf  croissait  en  force.  L'indice,  bientôt,  devait  se 
révéler  trompeur  :tout  ce  qui  contribuait  à  rapprocher  Bismarck 
des  conservateurs  tendait  à  relâcher  ses  liens  avec  le  parti 
national-libéral,  c'est-à-dire  avec  les  dépositaires  authentiques 
et  les  apôtres  impérieux  de  l'esprit  de  Cidturkampf.  La  démarche 
de  Maltzahn  et  les  sourires  de  Bismarck  laissaient  prévoir  une 


, 


302 


REVUE    DES    DEUX   MONDES. 


heure,  lointaine  encore,  où  Bismarck  pourrait  se  passer  d'eux, 
et  où  pourrait  se  former,  sur  un  terrain  tout  autre  que  celui  de 
la  lutte  contre  l'Eglise,  une  nouvelle  majorité  bismarckienne. 
La  Chambre  des  Seigneurs  réduisait  tous  les  prêtres  à  devenir 
des  pauvres  ;  mais  les  circonstances  mêmes  du  vote,  quelque 
inique  qu'il  fût,  recelaient  en  elles-mêmes  le  germe,  à  peine 
visible  encore,  mais  déjà  très  prometteur,  de  certaines  nou- 
veautés politiques,  dont  plus  tard  la  paix  religieuse  serait  l'effet. 

III 

Deux  jours  seulement  après  que  la  Chambre  des  Seigneurs 
avait  applaudi  le  Credo  évangélique  du  prince  de  Bismarck,  le 
Landtag  décidait  de  discuter  immédiatement,  sans  le  renvoyer 
à  des  commissaires,  un  autre  projet  déposé  par  le  chancelier,  et 
qui  visait  à  supprimer  les  articles  15,  16  et  18  de  la  Constitu- 
tion. L'on  se  rappelle  peut-être  qu'en  1873,  deux  de  ces  articles, 
qui  garantissaient  l'autonomie  de  l'Eglise,  avaient  été  corrigés 
par  des  phrases  supplémentaires,  relatives  aux  droits  de  l'Etat 
Mais  en  1875,  on  voulait  enlever  à  l'Eglise  ce  qu'ils  lui  laissaient 
encore  :  les  supprimer  devenait  urgent.  Les  ministres  recu- 
laient; ce  mot  même  de  Constitution  leur  inspirait  une  sorte  de 
crainte  religieuse,  et  Falk  montrait  autant  de  répugnance  à 
donner  des  coups  de  canif  dans  cet  auguste  papier,  qu'il  avait 
naguère  montré  de  zèle  pour  y  glisser  des  interpolations.  C'était 
Bismarck,  et  Bismarck  tout  seul,  qui  songeait  à  d'audacieuses 
déchirures  ;  c'était  lui  qui  voulait  que  solennellement  les  ar- 
ticles 15,  16  et  18  fussent  rayes,  et  qu'ainsi  le  législateur  eût 
désormais  la  voie  libre.  Au  conseil  des  ministres,  il  avait  posé 
la  question  de  cabinet;  Falk  alors  avait  dû  céder,  on  avait 
sacrifié  l'intégrité  de  la  Constitution  à  celle  du  ministère  ;  pour 
garder  Bismarck,  on  avait  accepté  la  proposition  sacrilège,  et  le 
Landtag  l'étudiait  sans  retard.  Fréquemment,  sur  les  lèvres  des" 
orateurs  du  Centre,  des  objections  tirées  de  la  Constitution 
s'étaient  élevées  contre  les  projets  de  lois  ecclésiastiques;  ces 
objections  tomberaient,  dès  qu'auraient  succombé  les  para- 
graphes auxquels  elles  se  cramponnaient.  L'Etat  prussien  venait 
proposer  aux  membres  du  Landtag  un  accroissement  de  leur 
souveraineté  :  ces  textes  les  gênaient,  à  eux  de  s'en  débarrasser. 

En  fait,  derrière  les  trois  articles,    un  roi  de  Prusse   était 


BISMARCK    ET    l'ÉPISCOPAT.  303 

accusé  :  c'était  Frédéric-Giiillauaiti  IV,  le  propre  l'rère  de 
Guillaume  I".  Sa  politique  religieuse  avait  apaisé  les  consciences 
en  affranchissant  l'Eglise  ;  après  trois  ans  de  Culturknmpf,  ils 
en  étaient  la  seule  survivance  :  à  leur  tour,  on  aspirait  à  les 
balayer.  Ce  fut  le  catholique  Pierre  Reichensperger  qui  plaida 
pour  l'idéal  du  roi  défunt  et  pour  la  Constitution  libératrice, 
gardienne  de  cet  idéal.  Mais  une  voix  déclara  que  la  politique 
de  Frédéric-Guillaume  IV,  «  nature  plus  noble  que  pratique, 
avait  fait  une  brèche  dans  les  dispositions  essentielles  pour  la 
paix  générale  de  l'Etat;  »  cette  voix  fut  celle  de  Bismarck.  Il 
reprit  ses  attaques  contre  l'ancienne  «  division  catholique,  » 
supprimée  dès  1871  parce  qu'elle  se  composait  de  «  légats  du 
Pape.  ))  D'ailleurs,  alors  même  qu'à  la  rigueur,  dans  le  passé, 
ces  articles  constitutionnels  eussent  été  admissibles,  ils  avaient 
cessé  de  l'être.  Bismarck  observait  qu'ils  avaient  eu  pour  but 
de  donner  des  droits  à  une  certaine  corporation  composée  de 
tous  les  ecclésiastiques  prussiens;  aujourd'hui,  continuait-il, 
l'Eglise  épiscopale  s'est  transformée  en  une  monarchie  papale 
absolue;  et  qu'était-ce  donc  que  le  Pape?  Un  étranger  dont  le 
programme,  «  directement  opposé  à  celui  de  l'Etat,  »  était  con- 
tinuellement l'objet  d'une  solennelle  publicité,  le  chef  d'un  parti 
compact,  le  metteur  en  œuvre  d'une  presse  officieuse,  mieux 
servie,  moins  chère,  plus  répandue  et  plus  accessible  que  celle 
de  l'Etat;  un  docteur,  enfin,  qui  visait  à  supprimer  les  institu- 
tions constitutionnelles,  à  exterminer  les  hérétiques,  et  qui,  s'il 
était  le  maître,  condamnerait  les  protestans  à  émigrer  ou  à 
perdre  leurs  biens.  Stipuler,  comme  le  faisait  la  Constitution, 
que  l'Eglise  gérait  librement  ses  affaires,  c'était,  en  fait,  stipuler 
qu'elles  seraient  réglées  par  ce  personnage-là.  «  Il  ne  dit  pas  : 
l'Etat  c'est  moi,  il  est  trop  habile  pour  cela;  mais  le  Roi  et 
l'Etat  prennent  ce  qui  reste,  après  que  le  Pape  s'est  taillé  dans 
les  droits  séculiers  la  part  qui  lui  plaît.  »  Bismarck  estimait 
que  les  articles  incriminés  laissaient  une  lézarde  dans  l'édifice 
prussien,  il  fallait  réparer  cette  lézarde. 

C'était  un  discours  de  guerre,  mais  les  dernières  phrases 
étaient  d'un  autre  ton  et  semblaient  déjà  d'une  autre  époque 
«  Une  fois  cette  loi  votée,  terminait  Bismarck,  rien  ne  me  sera 
plus  à  cœur  que  de  chercher  la  paix,  la  paix  même  avec  le 
Centre,  mais  surtout  avec  le  Siège  romain,  dont  les  sentimens 
sont  bien  plus  modérés,  et  j'espère  que,  Dieu  aidant,  je  la  trou- 


304 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


verai.  Je  ferai  en  sorte  que  celte  lutte,  où  nous  fûmes  contraints, 
pour  un  moment,  de  prendre  l'offensive,  ne  se  poursuive  plus 
que  d'une  manière  défensive,  et  que  désormais  l'offensive  soit 
laissée  à  l'enseignement  des  écoles  plutôt  qu'à  la  politique.  » 

Il  aA-ait,  depuis  trois  jours,  dans  les  deux  Chambres,  entassé 
les  invectives  contre  la  Papauté;  il  demandait,  ce  jour-là  même, 
qu'on  retirât  à  l'Eglise,  formellement,  tous  les  droits  primor- 
diaux qui  faisaient  obstacle  aux  fantaisies  successives  de  la 
législation  d'Etat;  il  tenait  à  ce  que  l'État  redevînt  en  théorie  le 
maître  de  l'Eglise;  et  puis  il  promettait  qu'ensuite  il  redevien- 
drait pacifique  et,  tout  au  moins,  cesserait  d'être  assaillant. 

Mais  le  Centre  demeurait  sceptique,  et  Schorlemer-Alst  le 
disait,  avec  cette  raideur  toute  militaire,  avec  ces  audacieuses 
façons  d'attaque,  par  lesquelles  s'illustra  son  éloquence  durant 
les  dernières  années  du  Culturkampf.  «  Je  me  considère  tou- 
jours comme  en  état  de  guerre,  »  signifiait-il  au  chancelier.  Il 
le  pressait,  l'opposait  à  lui-même,  le  harcelait.  Ce  pape  dont 
Bismarck  dénonçait  l'influence,  n'était-ce  pas  ce  même  Pie  IX 
dont  en  1871  le  même  Bismarck  avait  précisément  invoqué  le 
crédit,  pour  le  faire  agir  sur  le  Centre  et  contre  le  Centre  "^ 
Schorlemer,  démasquant  les  intentions  ennemies,  les  accusait 
de  vouloir  séparer  de  Rome  les  catholiques  d'Allemagne;  ce 
serait  nous  séparer  de  la  source  de  vie,  déclarait-il  ;  et  l'immi- 
nence même  d'une  nouvelle  défaite  ne  l'empêchait  pas  de  croire 
à  la  victoire  finale,  d'y  croire  avec  orgueil,  et  de  l'annoncer. 

Bismarck  répliqua,  et  Bismarck  encore  parlait  de  paix  ;  il 
trouvait  des  mots  aimables  pour  Antonelli,  «  esprit  fin,  disait-il, 
et  qui  n'est  pas  aussi  asservi  aux  Jésuites  que  le  sont  beaucoup 
d'autres,  mais  malheureusement  sans  influence  à  l'heure  qu'il 
est  ;  »  et  ramassant  dans  une  curieuse  période  tous  ses  griefs 
contre  le  Centre,  et  contre  l'ascendant  du  Pape  sur  le  Centre,  et 
contre  les  prétentions  pontificales,  il  savait  si  bien  orienter, 
cependant,  les  replis  de  cette  agressive  période,  qu'ils  faisaient 
avenue,  tous  ensemble,  vers  certains  mots  évocateurs,  qui  sug- 
géraient encore  l'idée  de  paix. 

«  Je  conserve  l'espoir,  disait-il  textuellement,  que  l'influence 
du  Pape  sur  le  parti  Centre  se  maintiendra,  car,  comme  l'his- 
toire nous  montre  des  papes  guerriers  et  d'autres  pacifiques,  des 
papes  mililans  et  d'autres  se  consacrant  au  spirituel,  j'espère 
qu'un  jour,  bientôt,   reviendra  le  tour  d'un  pape  pacifique,  qui 


BISMARCK    ET    l'ÉPISCOPAT,  305 

ne  tende  pas  uniquement  à  ériger  en  suprématie  universelle  ce 
pouvoir  issu  de  l'élection  du  clergé  italien,  mais  qui  soit  dis- 
posé à  laisser  d'autres  gens  aussi  vivre  à  leur  guise,  et  avec 
lequel  on  puisse  conclure  la  paix.  C'est  là  ce  que  j'espère,  —  et 
alors,  j'espère  aussi  trouver  encore  un  Antonelli  assez  sage 
pour  chercher  à  faire  la  paix  avec  le  pouvoir  séculier.  ^) 

Ainsi  succédaient  à  deux  discours  insulteurs,  tenus  à  qua- 
rante-huit heures  de  distance,  des  efforts  de  coquetterie  à 
l'égard  du  Pape  insulté.  Windthorst  ne  voulait  pas  être  dupe  : 
il  réinsistait  sur  les  discours,  il  s'étonnait  que  le  premier  con- 
seiller de  la  couronne,  dans  un  pays  mixte,  pût  impunément 
calomnier  la  foi  d'une  partie  du  peuple,  la  foi  de  quelques-uns 
des  princes  allemands.  Est-ce  un  moyen,  demandait-il,  de  fon- 
der l'unité  allemande  ?  Quant  aux  phrases  pacifiques,  à  peine 
voulait-il  les  enregistrer,  observant  tout  simplement  qu'il  y  avait 
un  moyen  de  faire  la  paix:  négocier  avec  Rome.  Le  comte 
Landsberg,  devant  la  Chambre  des  Seigneurs,  relevait,  lui  aussi, 
le  contraste  étrange  entre  ces  fanfares  de  guerre  et  ces  pre- 
mières sonneries  de  retraite  :  il  constatait  que  Bismarck,  par  la 
suppression  des  trois  articles  constitutionnels,  faisait  place  nette 
pour  poser  les  assises  d'un  Etat  policier  gouverné  buraucratique- 
ment;  et  Landsberg  s'épouvantait  de  ces  architectures  nouvelles. 
Rayer  des  paragraphes  de  la  Constitution  pour  faciliter  l'élabo- 
ration de  certaines  lois,  cela  lui  faisait  leffet  de  couper  une  tête 
pour  guérir  le  mal  de  dents.  Il  semblait  à  Landsberg  qu'après 
ce  sacrifice,  Bismarck  en  réclamerait  d'autres,  que  toutes  les 
autonomies  seraient  tour  à  tour  menacées. 

Dans  les  deux  Chambres,  l'œuvre  constitutionnelle  de  Frédé- 
ric-Guillaume IV  reçut  le  soufflet  que  Bismarck  exigeait.  Trois 
vides  s'y  creusèrent,  attestant  la  disparition  des  articles  qui, 
pendant  près  d'un  quart  de  siècle,  avaient  protégé  la  liberté  et 
la  dignité  des  Églises.  Une  vieille  haine  de  Bismarck  était  enfin 
satisfaite.  Ces  articles,  il  ne  les  avait  jamais  aimés  :  dès  1854,  il 
les  avait  jugés  dangereux  pour  l'État  prussien  ;  il  n'avait  pas 
pardonné  au  Centre  d'avoir  voulu,  en  1871,  les  inscrire,  tels 
quels,  dans  la  Constitution  du  nouvel  Empire.  La  Prusse  elle- 
même,  enfin,  les  rejetait.  Un  jour  la  paix  religieuse  se  réta- 
blira; Bismarck  défera  de  ses  propres  mains,  morceau  par  mor- 
ceau, toutes  les  lois  du  Cultnrkampf ;  mais  la  Constitution 
prussienne,  malgré  les  efîorls  du  Centre,  restera  toujours  béante 

TOMK  II.  —  19H.  20 


306 


REVUE   DES    DEUX    MONDES. 


en  trois  endroits;  on  verra  subsister,  toujours  ouverts,  toujours 
inquiétans,  les  trous  que  Bismarck  y  aura  creusés;  les  libertés 
dont  jouira  l'Eglise  prussienne,  dont  pour  le  moment  elle  jouit 
encore,  lui  seront  reconnues,  non  plus  par  la  Constitution,  qui 
dure,  mais  par  le  législateur,  qui  change,  et  non  plus  comme 
des  droits,  mais  bien  plutôt  comme  des  cadeaux. 

.IV 

C'est  ainsi  que  sous  l'Église  catholique  de  Prusse,  en  avrillSTo, 
la  terre  prussienne  achevait  de  s'effondrer.  La  loi  qui  suspen- 
dait les  dotations  suppriniait  à  l'Eglise  ses  ressources  ;  la  loi  qui 
rayait  les  articles  constitutionnels  supprimait  à  l'Eglise  ses 
garanties.  Par  la  première,  elle  perdait  sa  sécurité  matérielle  ; 
elle  perdait,  par  la  seconde,  ce  qui  lui  restait  encore  de  sécurité 
morale.  Bismarck  avait  accumulé  ces  ruines  en  alléguant  qu'il 
faisait  la  guerre  ;  il  les  avait  consommées,  en  disant  que  c'était 
nécessaire  pour  la  paix.  Il  scandait  par  le  mot  de  paix  les  der- 
niers coups  qu'il  donnait  à  l'ennemi. 

Mais  avant  même  que  la  Chambre  des  Seigneurs  n'eût  ratifié 
les  votes  du  Landtag,  d'autres  projets  se  discutaient,  qui  n'avaient 
plus  à  redouter  aucune  collision  avec  les  articles  constitution- 
nels, et  qui  ne  marquaient  pas,  assurément,  des  étapes  vers  la 
paix  :  l'un  avait  trait  à  l'administration  des  biens  d'Église,  et 
l'autre  aux  congrégations. 

Voilà  plusieurs  années  que  les  canonistes  vieux-catholiques 
souhaitaient  que,  dans  chaque  paroisse,  la  communauté  des 
fidèles  fût  organisée,  et  investie  de  certains  droits  :  ils  espé- 
raient qu'ainsi  l'État  pourrait  s'appuyer,  contre  la  hiérarchie, 
sur  la  foule  des  laïques,  et  que,  parmi  ces  laïques,  des  agitateurs 
vieux-catholiques  parviendraient,  tôt  ou  tard,  à  rallier  une  ma- 
jorité, qui  détacherait  la  paroisse  de  la  communion  romaine. 
Falk,  à  la  fin  de  1872,  avait  pressenti  les  évèques,  au  sujet  d'une 
telle  organisation  ;  ils  avaient  répondu  par  des  fins  de  non  rece- 
voir. Reprenant  cette  tentative  au  début  de  1875,  il  avait  cette 
fois  négligé  de  les  consulter.  Le  projet  de  loi  sur  l'administra- 
tion des  biens  d'Église,  déposé  par  Falk  dès  le  27  janvier  1875, 
visait  le  patrimoine  ecclésiastique  de  toutes  les  paroisses  catho- 
liques. On  comprenait  sous  ce  nom  de  patrimoine  ecclésias- 
tique tous  les  biens  affectés  aux  besoins  du  culte,  à  la  rémuné- 


BISMARCK    ET    l'ÉPISCOPAT.  307 

ration  des  prêtres  et  à  des  services  paroissiaux  de  bienfaisance 
ou  d'instruction,  et  toutes  les  fondations  pieuses  pour  lesquelles 
le  donateur  primitif  n'avait  prévu  aucun  mode  spécial  d'admi- 
nistration. Le  soin  d'administrer  tous  ces  biens  et  de  dresser 
chaque  année  le  budget  paroissial  était  confié  par  le  projet  de 
loi  à  un  «  conseil  d'Eglise  »  [Kirchenvorstand] ,  élu  pour  six  ans 
par  tous  les  paroissiens  majeurs,  et  renouvelable  par  moitié  tous 
les  trois  ans.  Ce  conseil  devait  répondre  de  sa  gestion  devant  un 
comité  trois  fois  plus  nombreux,  appelé  la  représentation  parois- 
siale {Gemeiyidevcrtretung),  et  dont  les  membres  seraient  élus, 
avec  la  même  périodicité  que  les  conseillers  d'Église,  par  tous  les 
paroissiens  majeurs;  l'approbation  de  la  représentation  parois- 
siale serait  nécessaire  pour  toutes  les  décisions  importantes  du 
conseil.  La  hiérarchie  sacerdotale  perdait  ainsi  la  libre  disposition 
des  biens  ecclésiastiques.  Le  droit  de  présider  le  conseil  d'Église 
demeurait  reconnu  au  curé  et  consacrait  ainsi  son  influence, 
mais  l'assemblée  paroissiale,  qui  jugerait  des  questions  graves  en 
dernier  ressort,  ne  l'entendrait  qu'à  titre  consultatif.  Le  projet 
stipulait  que  le  conseil  d'Église  pourrait  être  convoqué,  soit  par 
l'autorité  diocésaine,  soit  par  les  autorités  de  l'Etat;  que  l'évêque 
et  le  président  supérieur  de  la  province  auraient  le  droit,  l'un 
et  l'autre,  de  faire  des  suggestions  au  conseil  d'Église  ou  à  la 
représentation  paroissiale,  et  de  faire  inscrire  d'office,  au  budget, 
en  cas  de  refus  déraisonnable  des  corps  élus,  les  dépenses  nor- 
males. Ainsi  était  prévue  une  sorte  de  collaboration  entre  la  hié- 
rarchie religieuse  et  le  pouvoir  civil;  mais  en  cas  de  conflit  entre 
ces  deux  puissances,  le  ministre  des  Cultes  jugerait.  Le  projet,  on 
le  voit,  ne  prétendait  nullement  ignorer  l'évêque;  mais  il  inves- 
tissait le  ministre  des  Cultes  d'un  droit  de  décision  souveraine. 
La  destitution  d'un  conseiller  ou  d'un  membre  de  la  repré- 
sentation  paroissiale  pourrait   être  prononcée  par  l'évêque  et 
par  le  pouvoir  civil,  et  serait  susceptible  d'appel  devant  la  cour 
royale    pour   les  affaires  ecclésiastiques,  c'est-à-dire   devant  le 
tribunal  d'État  que  la  hiérarchie  avait  toujours  refusé  de  recon- 
naître. Si  les  évêques  voulaient  ignorer  cette  loi,  si  les  catho- 
liques  se  refusaient  à  constituer  des  conseils  d'Église  ou  des 
représentations  paroissiales,  tous  les  droits  que  le  projet  laissait 
à  la    hiérarchie    passeraient  alors  au  pouvoir  civil,    et  toutes 
les  prérogatives  promises  à  ces  deux  catégories  de   corps  élus 
seraient  accordées  à  des  commissaires  d'État. 


308  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Tel  était,  dans  ses  grandes  lignes,  le  projet  de  loi.  Il  assi- 
gnait un  rôle  à  trois  facteurs  :  les  élus  du  peuple,  l'évêque, 
l'Etat.  Les  droits  qu'avait  jusque-là  possédés  la  hiérarchie  pour 
l'administration  des  biens  d'Eglise  devaient  désormais  être 
limités,  d'un  côté,  par  deux  pouvoirs  résultant  du  suffrage  uni- 
versel des  catholiques,  de  l'autre  côté,  par  la  bureaucratie.  Le 
projet  faisait  une  part  à  l'évêque,  mais  ajoutait  immédiatement 
qu'on  se  passerait  de  lui,  s'il  le  fallait.  Tous  les  citoyens  inscrits 
comme  catholiques  et  prenant  leur  part  des  charges  paroissiales 
étaient  appelés  à  former,  en  face  du  sacerdoce,  une  formidable 
puissance  démocratique  :  pratiquant  ou  non  leur  culte,  déférens 
ou  non  pour  leurs  curés,  voire  excommuniés,  ils  demeure- 
raient électeurs,  éligibles  ;  et,  servant  Dieu  bien  ou  mal,  ils 
régneraient  en  quelque  mesure  sur  toute  la  vie  matérielle  de 
l'Eglise  de  Dieu.  La  collectivité  des  membres  de  l'Eglise  acqué- 
rait sur  les  biens  de  TEglise  toute  une  série  de  droits  jusque-là 
réservés  à  la  hiérarchie. 

C'est  une  usurpation,  c'est  une  confiscation,  c'est  l'applica- 
tion du  principe  :  La  propriété  c'est  le  vol,  avaient  expliqué  au 
Landtag,  dans  les  séances  des  16  et  17  février,  les  députés  Pierre 
Reichensperger,  Dauzenberg  et  Windthorst  ;  et  Falk,  invité  à 
préciser  les  irrégularités  d'administration  par  lesquelles  les 
évêques  avaient  mérité  ces  mesures  de  défiance,  avait  manqué 
d'élémens  pour  un  réquisitoire  décisif.  On  avait  été  gêné  par 
la  subtilité  juridique  de  Pierre  Reichensperger,  demandant 
pourquoi  les  nouvelles  réglementations  élaborées  en  1874  pour 
les  communautés  protestantes  n'avaient  pas  été  soumises  aux 
Chambres,  et  pourquoi  tout  au  contraire  on  remettait  au  caprice 
du  législateur  le  soin  de  régler  le  fonctionnement  matériel  des 
paroisses  catholiques;  mais  on  avait  remarqué,  cependant,  que 
le  Centre  apportait  moins  d'acharnement  contre  ce  projet  que 
contre  les  lois  antérieures;  et,  dans  les  Grenzboten,  Roesler 
avait  exprimé  l'inquiétude  que  les  catholiques  n'attendissent 
de  cette  loi  certaines  conséquences  favorables  et  que  la  repré- 
sentation paroissiale  ne  fût  composée,  partout,  de  partisans 
fanatiques  de  la  hiérarchie. 

Au  nom  des  principes,  Melchers,  archevêque  de  Cologne, 
avait  tout  de  suite  protesté  contre  le  projet  :  dans  une  lettre  au 
Landtag,  il  avait  démontré  qu'une  telle  loi  impliquerait  une 
sorte  de  sécularisation  des  biens  d'Eglise,  désormais  transférés 


BISMARCK    ET    l'ÉPISCOPAT.  309 

à  la  communauté  des  fidèles;  qu'une  telle  translation  violait  le 
droit  commun,  le  droit  canon,  les  engagemens  de  l'État,  et  la 
Constitution  ;  que  l'on  créait  de  nouveaux  organismes  qui,  d'après 
le  droit  canon,  ne  pouvaient  être  regardés  comme  juridiques; 
et  qu'enfin  l'Etat  n'était  pas  qualifié  pour  élaborer  de  pareils 
articles. 

Mais  la  commission  parlementaire  avait  passé  outre  :  le  pro- 
jet, tel  qu'elle  l'avait  remanié,  tel  qu'il  revenait  devant  le  Land- 
tag le  24  avril,  aggravait  même  le  texle  primitif.  La  commission, 
d'abord,  étendait  la  définition  du  patrimoine  ecclésiastique , 
elle  faisait  rentrer  dans  cette  définition  et  soumettait  dès  lors 
au  nouveau  projet  de  loi  les  fondations  mômes  pour  lesquelles 
les  bienfaiteurs  auraient  institué  des  organes  spéciaux  d'adminis- 
tration, et  puis  le  produit  des  quêtes  et  collectes  faites,  soit  durant 
les  offices,  soit  à  domicile,  pour  des  buts  religieux  ou  connexes. 
Ainsi  l'argent  même  recueilli  par  le  prêtre  au  cours  de  ses 
quêtes  échapperait  désormais  à  sa  libre  disposition;  d'une  main, 
les  fidèles  lui  donneraient,  en  tant  que  membres  de  l'Église; 
mais  de  l'autre  main,  en  tant  qu'électeurs  dans  l'Église,  ils  lui 
reprendraient  cet  argent,  et  l'affecteraient  à  tel  ou  tel  chapitre 
du  budget  paroissial.  Ensuite  la  commission  retirait  au  prêtre,  en 
principe,  la  présidence  du  conseil  d'Église;  elle  lui  enlevait  le 
droit  de  vote  pour  la  composition  de  ce  conseil  et  de  la  repré- 
sentation paroissiale;  elle  interdisait  de  l'élire  membre  de  cette 
dernière  assemblée.  Ainsi  accentuait-elle  l'autonomie  de  ce 
pouvoir  laïque,  démocratique  en  ses  origines,  que  l'on  voulait 
créer  dans  chaque  paroisse  en  face  du  prêtre.  La  commission, 
d'autre  part,  permettait  aux  conseils  d'Église  d'en  appeler  au 
président  supérieur,  c'est-à-dire  encore  à  l'État,  de  la  résis- 
tance qu'opposerait  l'évêque  à  leurs  actes  administratifs;  le 
président  jugerait  en  dernier  ressort  :  la  bureaucratie  d'État 
devenait  ainsi  juge  entre  l'évêque  et  les  fidèles. 

Entre  la  foule  laïque  et  l'État  bureaucratique,  l'autorité  de 
l'évêque,  en  vertu  du  projet  de  Falk,  se  trouvait  déjà  comprimée 
comme  dans  un  étau  :  les  commissaires  rendaient  plus  vigou- 
reuses encore  les  pinces  de  l'étau,  ils  en  serraient  la  puissante 
vis;  et  puis,  non  sans  insolence,  ils  laissaient  trente  jours  à 
l'épiscopat  pour  dire  si  oui  ou  non  il  appliquerait  la  loi.  Si  la 
réponse  était  non,  tout  ce  quelle  laissait  de  prérogatives  aux 
évêques  reviendrait  à  l'Elut.   Falk  et  le   Landtag  acceptèrent 


310 


REVUE   DES    DEUX    MO>DES. 


docilement  ces  amendemens.  La  Chambre  des  Seigneurs  voulut 
rendre  au  curé  la  présidence  du  conseil  d'Eglise;  derechef  le 
Landtag  la  lui  refusa.  Alors  les  Soigneurs  cédèrent,  et  le 
20  juin  1875,  la  signature  de  Guillaume  ratifia  cette  tentative, 
que  Kleist-Retzow  qualifiait  d'inouïe,  d'organiser  sans  l'aveu  de 
l'Eglise  l'administration  des  biens  d'Eglise. 

Ainsi  commençait  de  se  réaliser  un  rêve,  que  les  vieux- 
catholiques  avaient  longuement  caressé;  et  la  complaisance  du 
ministère  et  du  Landtag  leur  ménageait  tout  de  suite  un  autre 
succès.  Un  de  leurs  canonistes,  à  la  fm  de  1874,  avait  obtenu 
de  Bismarck  la  promesse  que  le  gouvernement  prussien,  suivant 
l'exemple  du  gouvernement  badois,  ferait  bon  accueil  à  un  projet 
de  loi  établissant  les  droits  des  communautés  vieilles-catholiques 
sur  les  biens  ecclésiastiques.  Ce  projet  de  loi,  soumis  à  Falk  par 
le  député  Pétri,  remanié  par  le  bureaucrate  Hûbler,  avait  été, 
le  16  février,  déposé  devant  le  Landtag.  Si  la  Prusse  avait 
complètement  exaucé  les  vœux  des  vieux-catholiques,  elle 
aurait  décidé  que  tous  les  deux  ans  le  président  supérieur  de  la 
province,  sur  la  demande  présentée  par  dix  paroissiens,  ferait 
interroger  tous  les  autres  fidèles,  pour  constater  combien  d'entre 
eux  croyaient  encore  à  linfaillibililé,  et  pour  ratifier,  éven- 
tuellement, les  prétentions  des  vieux-catholiques  à  la  jouissance 
des  biens  d'Eglise  et  de  l'édifice  cultuel.  Mais  Falk  avait  refusé; 
en  son  for  intime,  il  n'accordait  à  ces  schismatiques  qu'une 
médiocre  sympathie  ;  et  le  projet  sur  lequel  les  vieux-catho- 
liques et  le  ministère  avaient  fini  par  tomber  d'accord  stipulait 
simplement  que  les  communautés  vieilles-catholiques,  là  où 
elles  existeraient,  partageraient  avec  les  catholiques  romains 
l'usage  de  l'église  et  du  cimetière;  que  les  curés  déjà  titulaires, 
qui  se  rattacheraient  à  ces  communautés,  garderaient  leurs  béné- 
fices; que  ces  communautés  auraient  droit,  proportionnellement 
au  nombre  de  leurs  membres,  à  la  jouissance  de  tout  ou  partie 
des  biens  d'Eglise;  et  qu'il  appartiendrait  aux  présidens  supé- 
rieurs des  provinces,  et  puis,  en  dernier  ressort,  au  ministre  des 
Cultes,  de  qualifier  de  communautés  et  d'admettre,  ainsi,  aux 
avantages  assurés  par  le  projet  de  loi,  les  groupemens  de  vieux- 
catholiques  qui  feraient  connaître  leur  existence  et  leurs  préten- 
tions, et  qui  seraient  d'une  «  importance  notable.  » 

Lorsque  sous  Frédéric-Guillaume  III  la  volonté  royale  avait 
amalgamé   dans  un  môme  creuset,  sans  souci  de  leurs  diver- 


BISMARCK    ET    l'ÉPISCOPAT.  311 

gences  dogmatiques,  luthéranisme  et  calvinisme,  les  luthériens 
tenaces,  qui  étaient  demeurés  rebelles  à  l'Eglise  prussienne  unie, 
n'avaient  ni  obtenu  ni  même  réclamé  une  part  des  biens 
d'Église.  Gerlach  s'étonnait  que  les  vieux-catholiques  se  mon- 
trassent plus  ambitieux,  et  que  l'Etat  consentît.  Les  débats  par- 
lementaires dégénérèrent  en  discussions  théologiques  :  on  se 
querella  sur  l'infaillibilité,  son  vrai  sens,  sa  légitime  portée.  INlais 
en  quatre  années,  entre  vieux-catholiques  et  catholiques  romains, 
on  avait  vu  s'élargir  le  fossé;  la  primauté  papale  n'était  plus  le 
seul  point  qui  les  divisât.  Un  cousin  du  chef  du  Centre,  qui 
comme  lui  s'appelait  Windthorst,  mais  qui  siégeait  parmi  les 
nationaux-libéraux,  était  tout  heureux  de  faire  savoir  au  iMndtarj 
que  les  vieux-catholiques,  désormais,  chicanaient  un  autre  Con- 
cile, le  Concile  de  Trente.  A  prendre  à  la  lettre  ce  que  disait  ce 
'Windthorst,  ils  ne  pouvaient  donc  plus  se  donner  comme  les 
héritiers  de  l'Église  romaine  de  1869,  mais,  tout  au  plus,  comme 
les  héritiers  de  l'Église  romaine  de  1559;  et  l'aveu  même  de 
leurs  audaces  théologiques  aurait  pu  se  retourner  contre  leurs 
prétentions  juridiques,  que  le  projet  de  loi  consacrait. 

Le  projet  cependant  devint  loi  et  pesa  comme  une  menace 
nouvelle  sur  tous  les  curés  du  royaume  de  Prusse  :  il  suffirait 
que  le  chiffre  de  vieux-catholiques  domiciliés  dans  leur  paroisse 
apparût  au  pouvoir  civil  comme  un  chiffre  «  notable;  »  alors 
ces  curés  cesseraient  d'être  les  maîtres  exclusifs  de  leur  église, 
et  concurremment,  l'on  devrait  y  célébrer  deux  cultes,  pour  les 
catholiques  fidèles  au  Concile  du  Vatican  et  pour  les  catholiques 
infidèles  au  Concile  même  de  Trente. 

Tout  en  môme  temps  le  ministère  avait  présenté,  fait  dis- 
cuter, fait  voter  quelques  articles,  brefs  et  tranchans,  qui  ache- 
vaient d'exclure  de  Prusse  «  tous  les  ordres  et  toutes  les  cone^ré- 
gâtions  de  l'Église  catholique.  «  Au  bout  d'un  semestre,  toutes 
les  maisons  religieuses  devaient  être  fermées.  La  loi  permettait 
au  ministre  des  Cultes  d'accorder  un  délai  de  quatre  ans  aux 
établissemens  d'instruction;  elle  exceptait  de  ses  rigueurs  les 
congrégations  hospitalières,  mais  elle  ajoutait  qu'à  tout  moment 
une  ordonnance  royale  pourrait  les  supprimer.  C'était  le  juriste 
Hinschius  qui  avait,  à  la  demande  de  Falk,  élaboré  ce  projet  : 
il  avait  allégué,  pour  le  justifier,  que  les  congrégations,  cédant 
à  l'impulsion  de  chefs  étrangers  ou  d'évêques  rebelles,  étaient 
elles-mêmes  un  péril  public,  et  que  ce  péril  était  aggravé  par 


312  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

l'obéissance  passive  de  leurs  membres  et  par  l'action  qu'ils  exer- 
çaient sur  le  peuple.  Sans  modifier  les  vues  d'une  majorité 
d'avance  acquise,  les  divers  orateurs,  comme  c'est  l'habitude  en 
pareils  débats,  avaient  institué  deux  procès  symétriques  :  celui 
des  vœux  religieux  et  celui  des  engagemens  franc-maçonniques  : 
les  vœux  religieux  avaient  été  condamnés.  «  Voilà  détruit, 
s'écriait  joyeusement  Bennigsen,  tout  le  travail  que  firent  les 
ultramon tains  en  trente  années.  »  —  «  Tant  mieux  pour  la  paix 
religieuse,  disait  sérieusement  l'historien  Treitschke  ;  car  les 
cloîtres  troublent  l'harmonie  confessionnelle.  » 

Lorsque  Bismarck  avait  parlé  de  paix  religieuse,  avait-il 
pris  ce  terme  au  même  sens  où  le  prenait  Treitschke?  La  paix 
telle  qu'il  la  concevait  devait-elle  planer  sur  des  ruines  ?  Wind- 
thorst  commençait  à  le  croire  ;  «  En  vérité,  disait-il,  on  aurait 
déjà  proposé  d'expulser  tous  les  catholiques  d'Allemagne,  s'il  ne 
s'agissait  pas  de  8  millions  d'hommes  et  si  l'exil  de  ces  huit  mil- 
lions ne  risquait  pas  de  faire  des  vides  dans  l'armée.  »  Pour 
cette  raison  d'ordre  militaire,  peut-être,  et  pour  d'autres  aussi, 
Bismarck  s'arrêtait  là.  Les  Grenzboten  insinuaient  que  peut-être 
il  faudrait  encore  d'autres  lois,  qu'on  serait  forcé  de  gêner  par 
l'obligation  du  placet  les  communications  des  catholiques  avec 
Rome,  de  créer  pour  les  fonctionnaires  catholiques  un  serment 
du  Test.  Mais  Bismarck  en  avait  assez,  et  tout  fier  d'avoir  fait 
rayer  de  la  Constitution  prussienne  cette  mention  que  l'Eglise 
était  libre,  il  semblait  considérer  que  pour  l'instant  la  législa- 
tion ecclésiastique  était  achevée. 

A  partir  de  mai  4875,  Bismarck  législateur  se  reposa. 

«  Je  n'ai  voulu  que  rétablir  l'État  dans  une  forte  défensive 
contre  l'agressive  Eglise  catholique,  disait-il  le  22  août  1873  au 
ministre  wurtembergeois  Miltnacht  ;  il  n'est  pas  nécessaire 
d'aller  plus  loin,  ni  même  d'étendre  à  l'Empire  les  lois  ecclé- 
siastiques, à  moins  que  la  Bavière  ne  crie  au  secours.  »  Il  en 
voulait  rester  là  :  tel  le  Dieu  de  la  Genèse,  il  se  reposait,  ayant 
fini  son  œuvre.  Mais  lorsqu'il  jetait  sur  cette  œuvre  un  regard 
paternel,  il  lui  manquait,  et  ce  jour-là  même  il  le  laissait  voir  à 
Mitlnacht,  la  sereine  certitude  que  son  œuvre  fût  bonne,  plei- 
nement bonne. 


BISMARCK    ET    l'ÉPISCOPAT.  313 


I 


On  voulut  aller  vite  ;  et  les  brutalités,  plus  improvisées  que 
calculées,  furent  tout  de  suite  incohérentes;  l'Etat  cherchait  à 
paraître  fort  et  réussissait  à  paraître  fantasque.  La  loi  qui 
coupait  les  vivres  à  l'Eglise  romaine,  promulguée  le  22  avril, 
reçut  dans  un  certain  nombre  de  localités  un  efifet  rétroactif;  ce 
fut  à  partir  du  1"  avril  que  les  crédits  ecclésiastiques  y  furent 
considérés  comme  suspendus  ;  on  ne  coupa  les  vivres,  ailleurs, 
qu'à  partir  du  1^''  mai. 

Parallèlement  à  la  loi  qui  affamait  le  clergé  séculier,  fonc- 
tionna sans  retard,  avec  une  vigueur  cruelle,  la  loi  concernant 
les  congréganistes.  Elle  eut  vite  fait,  en  quelques  semaines, 
d'installer  dans  plusieurs  centaines  de  maisons  un  silence  de 
mort  et  de  jeter  à  travers  le  monde,  déracinées,  un  grand 
nombre  de  religieuses.  On  devait  calculer  en  1879  que  les 
diverses  mesures  d'ostracisme  prononcées  contre  les  moines  et 
contre  les  nonnes,  depuis  le  début  du  Cullurkampf,  avaient  eu 
pour  résultat  la  suppression  de  296  couvens,  et  la  sécularisation 
ou  l'émigration  de  1 181  religieux,  de  2  776  religieuses. 

Plus  encore  que  sur  ces  mesures  de  rigueur,  l'Etat  comp- 
tait, peut-être,  pour  maîtriser  l'Eglise,  sur  le  fonctionnement 
de  la  loi  qui  introduisait  dans  l'administration  des  biens  ecclé- 
siastiques le  suffrage  universel  des  paroissiens.  Elle  pouvait,  on 
se  le  rappelle,  s'appliquer  de  concert  avec  l'épiscopat,  ou  bien 
sans  son  concours  :  c'était  à  lui  de  'décider. 

Réunis  en  mars  à  Fulda,  les  évêques  avaient  longuement 
étudié  le  projet.  Coopéreraient-ils  à  son  application,  ou  bien 
opposeraient-ils,  à  cette  loi  comme  à  toutes  les  autres,  une  résis- 
tance systématique?  Les  conséquences  de  cette  résistance  les 
effrayaient  ;  elle  risquerait  de  faire  tomber  en  de  fort  mauvaises 
mains,  ad  mamis  pessimorum  hotninum,  l'administration  des 
biens  ecclésiastiques.  Ils  étaient  si  assurés  de  la  piété  de  leurs 
fidèles,  et  de  leur  docilité,  qu'ils  auguraient  que  de  fori  bons 
cntholiques  pourraient  être  élus,  presque  partout,  tant  à  la  re- 
présentation paroissiale  qu'au  Conseil  d'Eglise.  L'heure  était 
critique  :  on  mettait  ces  évêques  en  face  de  la  foule  catholique; 
ils  n'avaient  pas  le  droit  de  faire  un  choix  dans  cette  foule,  d'y 
choisir  eux-mêmes  les  catholiques  qui  leur  fussent  agréables, 


314  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

pour  se  les  associer  dans  l'administration  des  biens;  ils  devaient 
décider  si,  oui  ou  non,  par  un  geste  confiant,  ils  autoriseraient 
cette  foule  tout  entière  à  participer  à  cette  administration,  par 
l'intermédiaire  de  délégués  que  librement  elle  nommerait.  Et 
les  évêcfues  inclinaient  à  répondre  oui;  car  cette  foule,  c'était 
un  peuple  pratiquant,  trop  solidement  instruit  de  ses  devoirs 
envers  l'Eglise  pour  abuser  des  droits  qu'il  allait  tenir  de  l'Etat. 
Aussi  les  évêques  avaient-ils  conclu  que,  pour  éviter  des  maux 
très  graves,  il  conviendrait  de  coopérer  à  l'application  de  la 
loi  :  des  instructions  seraient  données  aux  fidèles  pour  que, 
d'abord,  par  acquit  de  conscience,  ils  demandassent  à  l'Etat  la 
permission  de  ne  pas  l'exécuter,  et  pour  qu'ensuite,  une  fois 
cette  permission  refusée,  ils  ne  donnassent  leurs  suffrages  qu'à 
de  bons  catholiques.  Le  5  avril,  Melchers  avait  écrit  à  Pie  IX 
pour  lui  soumettre  cette  conclusion. 

Mais  on  avait  appris,  bientôt,  les  aggravations  qu'avait 
subies  le  projet  de  loi,  et  les  prélats  s'en  étaient  effrayés  :  trois 
d'entre  eux,  à  la  fm  d'avril,  avaient  déclaré  à  Melchers  qu'ils  ne 
considéraient  plus  comme  possible  de  collaborer  à  la  mise  en 
vigueur  d'un  tel  régime.  Melchers,  le  30  avril,  rapportait  ce  fait 
à  Antonelli  ;  il  jugeait,  lui  aussi,  que  la  difficulté  devenait  sé- 
rieuse, et  pourtant,  il  maintenait  que  parmi  refus  l'Église  s'expo- 
serait à  de  grands  périls.  Deux  lettres  d' Antonelli  survinrent,  l'une 
du  3  mai,  l'autre  du  15  ilapremière,  «  pour  éviter  des  maux  plus 
graves,  »  acceptait  la  solution  qu'avait  préconisée  Melchers  dans 
sa  lettre  du  3  avril;  la  seconde  ajoutait  que  pourtant  les  évêques 
ne  devraient  pas  promettre  formellement  leur  soumission  aune 
telle  loi.  Rome  laissait  aux  évêques  allemands  le  soin  de  trouver 
la  formule  qui  conciliât  les  suprêmes  exigences  du  droit  canon 
et  les  prétentions  de  l'Etat. 

Melchers  alors  se  courba  sur  cette  tâche  difficile;  il  y  réussit. 
Ketteler  l'encourageait  à  une  attitude  conciliante;  deux  évêques 
qui  d'abord  eussent  souhaité  résister  finirent  par  se  rallier  à 
l'opinion  des  autres.  La  lettre  que,  le  27  juillet  1875,  Melchers 
lit  expédier  à  tous  les  curés  de  son  diocèse,  servit  de  règle  pour 
tous  les  diocèses  de  Prusse  :  sans  pallier  le  vice  qu'offrait  cette 
loi  nouvelle,  faite  sans  le  concours  de  l'Eglise,  il  observait  que 
d'une  part  elle  ne  touchait  qu'à  des  intérêts  temporels;  que 
d'autre  part,  la  collaboration  qu'elle  réclamait  des  laïques 
n'avait,   en  soi,  rien  d'inacceptable  pour  la  conscience,  et  que 


BISMARCK    ET    L  EPISCOPAT. 


315 


l'Église/dès  lors,  pouvait  tolérer  cette  collaboration.  Confiant 
dans  les  dispositions  et  dans  la  loyauté  des  paroissiens,  il  priait 
les  curés  d'inviter  leurs  fidèles  à  élire  de  bons  catholiques  et  à 
ne  pas  s'abstenir;  cette  invitation  devait  leur  être  adressée, non 
du  haut  de  la  chaire,  mais  à  titre  privé  ;  et  les  curés  eux-mêmes 
étaient  priés  par  Melchers  de  prendre  siège  au  conseil  d'Eglise, 
une  fois  constitué.  Les  lettres  que  Melchers  et  les  autres  prélats 
firent  parvenir  aux  présidens  des  provinces  marquaient  exacte- 
ment leur  attitude  à  l'endroit  de  la  loi  :  ils  ne  reconnaissaient 
pas  expressément,  ils  toléraient. 

Le  Vatican  reçut  des  plaintes  :  on  écrivit  d'Allemagne  à 
Antonelli  que  cette  tolérance  risquait  de  troubler  et  de  diviser 
les  catholiques.  «  Je  savais  déjà,  répondit  Melchers  au  cardinal, 
qu'il  y  avait  en  Prusse,  parmi  les  catholiques,  une  petite  faction 
d'hommes,  qui  servent  l'Eglise  avec  grande  foi  et  bonne 
volonté,  mais  dont  la  prudence  est  moindre  :  ils  veulent  géné- 
ralement être  plus  catholiques  que  les  évèques,  voire  que  le 
Saint-Siège,  ou  du  moins  savoir  mieux  qu'eux  ce  qu'il  faut  à 
l'Eglise.  »  Et  Melchers  faisait  remarquer  que  les  ennemis  de 
l'Eglise  étaient  au  contraire  déçus  par  l'attitude  de  l'épiscopat, 
et  que  l'espoir  qu'ils  avaient  eu  de  voir  tomber  entre  leurs 
mains  tous  les  biens  ecclésiastiques  était  désormais  brisé.  La 
petite  faction  voulait  pousser  Rome  à  des  résolutions  irrépa- 
rables; elle  aurait  aimé  qu'en  dernière  heure  l'épiscopat  fût 
désavoué  par  Pie  IX;  elle  aurait  ainsi,  gratuitement,  naïvement, 
procuré  à  Bismarck  deux  bonnes  fortunes,  d'abord  la  conquête 
des  biens  d'Eglise,  et  puis  une  excellente  occasion  de  répéter 
que  les'évêques  désavoués  n'étaient  plus  que  des  préfets.  Mais 
le  silence  du  Saint-Siège  attesta  que  Melchers  avait  raison  de 
tolérer  la  loi  pour  éviter  des  «  maux  plus  graves;  »  Melchers 
songeait  aux  maux  extérieurs  :  à  l'Eglise  appauvrie,  aux 
évoques  calomniés;  il  songeait  peut-être  aussi  au  mal  intérieur 
qui  pour  de  longues  années  aurait  miné  l'Église  d'Allemagne, 
si  l'on  eût  assisté  au  triomphe  de  la  petite  faction  sur  la  hié- 
rarchie épiscopale. 

Le  peuple,  bientôt,  justifia  les  évêques.  En  dépit  de  mesures 
telles  que  Falk  en  prit  à  Wiesbaden,  et  par  lesquelles  il  per- 
mettait aux  vieux-catholiques  de  voter  dans  les  élections  parois- 
siales, le  conseil  d'Eglise  et  la  représentation  de  la  paroisse 
furent,  presque  partout,  composés  de  catholiques  exacts  et  res- 


316  REVUE    DES    DEUX    MONDES.  , 

pectueux  de  la  hiérarchie.  L'Etat  prussien  avait  voulu  mobiliser 
contre  la  hiérarchie  une  force  démocratique  ;  mais  la  hardiesse? 
zélée  d'un  grand  nombre  de  curés  sut  transformer  ces  mobi- 
lisations en  des  sortes  de  revues  d'appel  :  les  fidèles  s'y  resser- 
raient, s'y  groupaient,  acquéraient  conscience  de  l'intérêt  qu'ils 
devaient  prendre  à  la  vie  de  leur  Eglise.  C'était  l'espoir  de  l'Etat 
qu'ils  deviendraient  des  insurgés;  mais  l'Eglise  les  connaissait, 
elle  les  avait  assez  bien  instruits  pour  êlre  sûre  d'eux  ;  tolérant 
qu'ils  prissent  place  dans  les  cadres  mêmes  que  l'Etat  leur  mé- 
nageait, elle  allait  travailler  à  ce  qu'ils  devinssent  des  militans, 
et  souvent  elle  y  réussirait. 

Ce  n'était  pas  la  seule  déception  que  réservassent  à  la 
Prusse  les  lois  bismarckiennes  de  1875.  L'autre  organisation 
qu'elles  paraissaient  faciliter,  celle  d'une  Eglise  vieille-catho- 
lique en  face  de  l'Eglise  romaine,  échouait  à  son  tour,  piteuse- 
ment. Il  apparut,  à  l'épreuve,  que  la  loi  qui  permettait  aux 
vieux-catholiques  la  conquête  des  richesses  d'Eglise  n'était  sus- 
ceptible que  d'une  application  très  restreinte  :  la  conquête, 
presque  partout,  dut  être  ajournée,  faute  de  conquérans.  On  cher- 
chait des  vieux-catholiques  ;  on  leur  ouvrait  d'avance  les  portes 
des  sanctuaires;  presque  nulle  part  on  n'en  trouvait.  Après  dis- 
cussion, les  évêques  et  Rome  avaient  été  d'avis  que  dans  les  édi- 
fices où  l'Etat  prétendrait  installer  ie  culte  vieux-catholique,  le 
culte  catholique  romain  devrait  cesser.  L'Eglise  romaine  aimait 
mieux  émigrer  de  ses  temples  que  de  les  partager  avec  ceux 
qui  l'avaient  quittée;  mais  rares  furent  les  localités  où  s'imposa 
ce  douloureux  exode.  Les  promesses  mêmes  de  libéralités  pé- 
cuniaires ne  pouvaient  insuffler  une  vie  au  vieux-catholicisme. 
L'argent  ne  suffit  point  aux  Églises,  il  leur  faut  des  âmes,  et, 
définitivement,  le  vieux-catholicisme  en  manquait. 

Des  deux  groupemens  hostiles  à  l'ultramontanisme,  sur  les- 
quels en  1873  la  Prusse  avait  espéré  s'appuyer,  l'un,  le  groupe 
des  vieux-catholiques,  n'avait  même  pas  assez  de  vigueur  pour 
profiter  des  lois,  et  l'autre,  le  groupe  des  catholiques  d'Etat,  se 
décourageait,  se  décimait,  et  commençait  de  faire  résipiscence  à 
l'endroit  de  l'Église.  Vainement  le  comte  de  Frankenberg 
avait-il  voulu,  en  février  1875,  susciter  une  protestation  contre 
l'encyclique  papale;  en  deux  mois,  on  n'avait  même  pas  re- 
cueilli deux  mille  signatures.  «  Ils  finiront  par  tomber  dans  nos 
rangs,  comme  des  pommes  mûres,  »  disait  au  sujet  des   catho- 


BISMARCK    ET-L'ÉPISCOPAT.  317 

liques  d'État  le  vieux-catholique  Pétri.  Mais  cette  illusion 
devait  être  sans  durée.  Le  duc  de  Ratibor  semblait  gêné  de 
voter  contre  l'Église,  et  gêné  de  voter  contre  Bismarck  :  il  s'ef- 
façait de  plus  en  plus  de  la  Chambre  des  Seigneurs,  toutes  les 
fois  qu'on  y  discutait  les  questions  religieuses.  Et  doucement, 
lentement,  les  catholiques  d'État  se  rapprochaient  des  avocats 
de  l'Église.  On  racontait  que  dans  leurs  rangs  s'élevaient  des 
plaintes  contre  l'application  de  la  loi  sur  les  ordres,  et  que 
Ratibor  recourait  à  l'Empereur,  vainement  d'ailleurs,  pour 
qu'une  église  de  Breslau,  réclamée  par  les  vieux-catholiques, 
fût  laissée  à  la  confession  romaine.  Entre  les  deux  poignées  de 
sécessionnistes  qui  avaient  un  instant  voulu  menacer  «  l'ultra- 
montanisme,  >>  des  querelles  commençaient  à  se  dessiller,  et 
l'État  prussien  pouvait  constater  son  impuissance,  soit  à  diviser 
contre  eux-mêmes  les  catholiques  d'Allemagne,  soit  à  les  faire 
émigrer  vers  une  Église  nouvelle,  rivale  de  l'Église  du  Pape. 

VI 

Cependant,  de  semaine  en  semaine,  à  mesure  que  la  mort 
dépeuplait  quelques  presbytères,  les  mécanismes  législatifs  de 
1873  et  1874,  mis  en  branle  avec  une  régularité  meurtrière, 
supprimaient  le  culte  dans  les  paroisses  endeuillées.  En  vain  le 
député  progressiste  Kirchmann,  dans  une  brochure  qui  était 
un  appel  à  la  paix,  réclamait-il,  dès  1873,  que  le  poing  de 
l'État  ne  s'abattît  pas  avec  la  même  brutalité  sur  le  prêtre  qui 
de  parti  pris  résistait  aux  lois  et  sur  celui  qui  ne  faisait  qu'obéir 
aux  supérieurs  ecclésiastiques  :  ni  l'intelligence  ni  la  patience 
de  la  maréchaussée  prussienne  ne  s'accommodaient  de  ces  judi- 
cieuses distinctions.  Un  nouveau  prêtre  s'installait  :  il  tenait 
de  l'évoque  ses  pouvoirs,  que  l'État  déclarait  illégaux.  Comme 
citoyen,  il  faisait  à  la  mairie  sa  déclaration  de  domicile.  «Vous 
venez  pour  être  ministre  du  culte?  »  lui  disait-on.  Son  silence 
était  la  réponse.  Alors,  généralement,  le  bourgmestre  allait  le 
voir,  lui  remontrait  à  quels  ennuis  il  s'exposaii,  lui  demandait: 
«  Où  donc  sont  vos  meubles?  »  Un  sourire  était  la  réponse.  De 
meubles,  on  n'en  voyait  poin.t;  les  amendes  étaient  bravées 
d'avance.  Le  fonctionnaire  du  Christ,  qui,  par  l'exercice  même 
de  ses  fonctions,  allait  entasser  délit  sur  délit,  arrivait  en  in- 
solvable :  ce  fut  une  force,  dès  la  première  Pentecôte,  de  n'avoir 


318 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


qu'une  sacoche  et  qu'un  bâton,  pour  secouer  le  monde.  Quel- 
ques semaines  se  passaient:  de  créancier,  l'État  devenait  geôlier; 
il  poussait  en  prison  ce  récalcitrant.  De  par  les  mêmes  lois  qui 
motivaient  cette  condamnation,  aucun  autre  prêtre  ne  pouvait, 
dans  le  village,  commettre  un  acte  sacerdotal. Plus  de  baptêmes, 
plus  de  messes,  plus  de  confessions,  plus  d'extrêmes-onctions, 
plus  de  bénédictions  des  tombes.  Les  fidèles  allaient  à  la  sacristie 
chercher  la  croix  pour  conduire  les  morts  à  leur  dernière 
demeure;  au  cimetière,  ils  murmuraient  trois  Pater,  et  puis, 
s'en  revenaient  à  l'église  dire  le  rosaire  pour  le  curé  séquestré. 

Les  prisons  s'emplissaient  de  prêtres.  Dans  celle  de  Coblentz, 
un  quartier  spécial  était  organisé  pour  eux.  La  consigne, 
d'abord,  leur  prohiba  de  célébrer  la  messe,  parce  que  l'Etat  ne 
les  reconnaissait  pas  comme  légitimement  appelés  aux  ordres. 
A  la  longue,  sous  les  yeux  complaisamment  clos  d'un  gardien 
catholique,  ils  se  risquaient,  entre  cinq  et  sept  heures  du  matin, 
à  transformer  leurs  cellules  en  chapelles  :  tous  les  dix  jours, 
lorsque  le  gardien  avait  son  congé,  c'est  dès  trois  heures  du 
matin  qu'ils  perpétraient  leur  religieuse  contravention.il  advint 
une  fois  que  la  surveillante  de  la  prison  des  femmes  aperçut 
trop  de  lumière,  avant  l'aube,  dans  les  cellules  des  «  noirs;  » 
le  bon  geôlier,  prévenu,  apporta  de  la  toile  verte,  qui  masquait 
les  fenêtres,  et  qui  tout  en  même  temps  faisait  baldaquin,  par- 
dessus la  rudimentaire  pierre  d'autel. 

Ces  liturgies  clandestines  exaltaient  les  âmes  :  sans  rhé- 
torique, on  évoquait  les  catacombes.  Les  avenues  de  la  prison 
étaient  bien  gardées;  les  prêtres  ne  voyaient  se  glisser  vers 
eux  aucun  membre  de  leur  petite  chrétienté  délaissée.  Mais 
parfois,  dans  l'après-midi,  à  un  certain  carrefour  de  Coblentz, 
se  formaient  de  discrets  attroupemens  :  les  yeux  s'y  tournaient 
vers  certaine  fenêtre  de  la  prison,  où  se  dressait  parfois  une 
stature  d'ecclésiastique  :  c'étaient  de  petits  groupes  de  parois- 
siens, et,  sans  troubler  la  paix  publique,  l'éloquente  fixité  de 
leurs  longs  et  lointains  regards  criait  au  prisonnier  confiance  et 
bravo.  Il  n'était  pas  rare  que  ces  ouailles  orphelines  subvinssent 
à  la  nourriture  de  leurs  pasteurs.  Un  vicaire  de  Neunkirchen 
apprit  un  jour  au  fond  de  sa  prison  que  100  thalers  étaient  sur- 
venus pour  l'amélioration  de  son  ordinaire  ;  c'étaient  quelques 
indigènes  de  Neunkirchen,  devenus  mineurs  en  Amérique,  qui 
d'au  delà  de  l'Océan  lui  envoyaient  ce  réconfortant  souvenir. 


BISMARCK    ET    l'ÉPISCOPAT.  319 

La  prison  de  Trêves  se  distinguait  par  la  sobriété  des  menus. 
Des  cuillers  de  bois  y  furent  longtemps  la  seule  vaisselle  de 
table  ;  les  fourchettes  étaient  inconnues  ;  on  n'avait  de  viande,  à 
proprement  parler,  que  quatre  jours  par  an;  avec  l'appui  d'un 
surveillant,  les  prêtres  eurent  tardivement  la  permission  d'en 
faire  acheter  une  demi-livre  chaque  semaine. 

La  prison  de  Sarrebrûck,  où  l'on  domiciliait  aussi  les  délin- 
quans  du  diocèse  de  Trêves,  était  réputée  la  plus  dure  :  le  cha- 
pelain Isbert,  qui  y  passa  trente-deux  mois,  y  subit  des  priva- 
tions auxquelles  il  ne  devait  pas  longtemps  survivre.  Tant  de 
prêtres  s'y  entassaient  que  la  voiture  cellulaire  qui  desservait 
l'établissement  avait  reçu  dans  le  pays,  par  allusion  au  Ciiltur- 
kampf,  le  nom  de  Culturwagen.  Ils  obtinrent  licence,  tardive- 
ment, de  faire  venir  leur  nourriture  du  dehors,  à  la  condition 
qu'ils  promissent  de  ne  plus  faire  courir  après  eux  le  gendarme 
lorsqu'une  incartade  future,  —  ce  serait,  dans  l'espèce,  une 
messe,  —  les  désignerait  à  de  nouvelles  rigueurs. 

Car,  depuis  le  directeur  de  la  prison  jusqu'au  dernier  geôlier, 
tous  savaient  qu'on  reverrait  ces  prêtres,  que,  leur  peine  expirée, 
ils  ne  sortiraient  du  cachot  que  pour  commettre  un  nouveau 
délit  de  messe,  de  confession,  d'extrême-onction,  qui  bientôt  les 
y  ramènerait.  Au  jour  de  leur  rentrée  dans  la  paroisse,  des  files 
de  fidèles  se  formaient,  cheminaient,   jusqu'au  village  voisin, 
pour  attendre  le   curé   et  lui   faire  escorte  ;    les  petites  filles, 
épiant  son  arrivée,   désertaient   l'école,   en   masse,   afin  de  se 
faire  bénir,  et  des  chants  s'élevaient,  des  rosaires   se  murmu- 
raient, pour  fêter  son  nouveau  séjour,  courte  étape  entre  deux 
incarcérations.  Comme  s'il  n'existait  ni   loi  ni  prison,  ce  prêtre 
recommençait  d'agir  en  prêtre;  et  tous  les  paroissiens,  revenant 
quérir  les  sacremens,  étaient  complices  de  son  crime.  Au  jour 
où  des   policiers  les  interrogeraient  pour  lui  faire  un  nouveau 
procès,   leurs  bouches   demeureraient  closes    :   ils  aimeraient 
mieux  payer  l'amende  pour  refus  de  témoignage,  que  d'aider  à 
l'intolérance  de  la  justice  prussienne. 

On  crut  avoir  raison  de  ces  gens  d'Eglise,  que  soutenait  l'en- 
thousiasme des  laïques,  en  leur  interdisant  de  séjourner  dans  le 
district  auquel  appai  tenait  leur  paroisse:  mais  ils  rebondissaient, 
à  l'iniproviste,  là  où  les  avait  placés  la  consigne  de  l'évêque;  ils 
engageaient  avec  la  maréchaussée  d'interminables  parties  de 
cache-cache  ;  et  les  policiers  avaient  souvent  honte  de  leurs  mésa- 


320  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ventures  et  parfois  honte  de  leur  besogne  elle-même.  «  Respect 
à  cet  homme,  il  est  debout  pour  son  drapeau!  »  disait  un  jour 
un  officier  qui  voyait  arrêter  un  vicaire.  Bravant  l'ostracisme, 
le  prêtre  se  dissimulait  dans  quelque  maison  amie;  cette  maison 
s'animait  discrètement,  une  fois  la  nuit  close;  à  minuit,  l'heure 
des  crimes,  on  y  venait  se  confesser,  communier,  se  marier,  et 
les  couples  renonçaient  pour  quelque  temps  à  porter  au  doigt 
les  bagues  d'accord,  afm  de  mieux  cacher  aux  indiscrets  qu'il  y 
avait  dans  le  village  quelqu'un  qui  les  avait  bénites.  Une  fois 
l'on  vit  un  père  prendre  le  cercueil,  ouvert  encore,  où  reposait 
son  enfant,  et  courir  tout  le  long  des  chemins,  pleurant  et  furtif, 
jusqu'à  la  cachette  du  curé,  pour  qu'une  bénédiction  planât  sur 
cette  dépouille.  Mais  il  y  avait  des  malades,  des  mourans  :  fuyant 
sa  cachette,  le  prêtre  se  glissait  jusqu'à  eux,  au  risque  d'être  saisi 
par  les  gendarmes,  en  flagrant  délit.  Les  familles  faisaient  le 
guet,  écartaient  les  délateurs,  s'effaçaient  au  moment  des  onc- 
tions suprêmes,  afin  de  ne  pas  avoir  vu  l'administration  du  sa- 
crement, l'acte  effectif  de  culte,  passible  de  prison;  le  délit  du 
prêtre,  —  ce  délit  sur  lequel,  peut-être,  enquêteraient  bientôt 
des  magistrats,  —  n'aurait  ainsi  d'autre  témoin  que  l'agonisant; 
il  serait  bientôt  couvert  par  le  silence  de  la  tombe,  et  ce  serait 
devant  Dieu,  devant  lui  seul,  que  ce  mort  porterait  témoignage, 
pour  le  prêtre  audacieux. 

La  veille  de  chaque  dimanche  ou  de  chaque  fête  majeure, 
c'était  grande  corvée  pour  les  gendarmes  :  ils  se  tapissaient  à 
l'entour  des  villages,  pour  voir  si  les  prêtres  expulsés  cher- 
chaient à  rentrer.  Le  vicaire  Kerpen,  que  l'évêque  de  Trêves 
avait  nommé  à  Dieblich  et  que  l'Etat  en  expulsait,  se  fit  une 
gloire,  pour  l'aisance  souveraine  et  victorieuse  avec  laquelle  il 
savait  se  faire  cacher,  tantôt  par  ses  confrères,  tantôt  par  les 
mariniers  de  la  Moselle,  et  puis,  à  l'aube  du  dimanche,  surgir 
à  Dieblich,  on  ne  savait  d'où  ni  comment,  pour  dire  la  messe. 
L'odyssée  de  ce  vicaire  montre  avec  éloquence  comment  l'appli- 
cation des  lois  bismarckiennes  se  heurtait  à  la  mauvaise  volonté 
de  tout  un  peuple,  et  comment  les  rouages  de  ces  lois  absurdes, 
si  bien  montés  fussent-ils,  grinçaient,  se  détraquaient,  finis- 
saient par  s'arrêter.  Un  gendarme,  cueillant  Kerpen  après  sa 
messe  illégale,  l'emmenait  à  Coblentz.  L'inspecteur  de  la  prison 
voulait  le  mettre  au  violon,  avec  tous  les  garnemens  ramassés 
dans  les  rues;  mais  voilà  que  les  soldais  eux-mêmes  s'émou- 


BISMARCK   ET    l'ÉPISCOPAT.  324 

valent  :  la  bonne  du  directeur  survenait,  se  fâchait,  allait  parler 
à  sa  maîtresse,  laquelle  envoyait  en  ville  chercher  son  mari,  et 
Kerpen,  finalement,  était  enfermé  dans  une  cellule  plus  séante. 
Un  gendarme  se  présentait  le  lendemain  pour  l'emmener,  une 
fois  encore,  hors  du  district.  En  route,  mangeant  tous  deux 
dans  un  hôtel,  ils  rencontraient  un  voyageur  qui  payait  an 
prêtre  son  dîner.  D'étape  en  étape,  il  fallait  mobiliser  des  méde- 
cins pour  constater  que  Kerpen,  fatigué,  avait  le  droit  d'aller  en 
voiture,  et  réveiller  un  bourgmestre,  avant  l'aurore,  pour  faire 
reconnaître  ce  droit.  «  Ce  coquin  m'ennuie,  disait  le  bourg- 
mestre. —  Plaignez-vous  à  M.  Falk,  «  ripostait  Kerpen. 

Le  vicaire  Schmitz,  d'Andernach,  était  un  véritable  Protéc. 
Les  gendarmes  étaient  toujours  à  ses  trousses,  et  presque  tou- 
jours fourvoyés.  Un  jour,  ils  voulurent  arrêter,  à  sa  place,  un 
autre  prêtre  du  nom  de  Schmitz,  qui  circulait,  sur  le  quai 
d'une  gare.  Mais  le  garçon  boucher  que  tranquillement  ils  lais- 
saient passer  était  le  Schmitz  authentique  qu'ils  cherchaient. 
Ses  apparitions  clandestines  dans  la  région  d'Andernach  ne  se 
comptaient  pas.  Il  avait  des  abris  tant  qu'il  en  voulait  :  quand 
il  devait  dire  la  messe,  les  fidèles  se  le  chuchotaient  entre  eux, 
et  tous  s'enfermaient  dans  l'église,  avec  ce  garçon  boucher  qui 
soudainement  revêtait  la  chasuble.  L'instituteur  et  même  le 
sacristain,  dont  on  redoutait  les  connivences  avec  la  police, 
apprenaient  trop  tard  que  la  messe  avait  été  dite  avant  l'aurore 
et  que  Schmitz  était  déjà  parti.  <(  Arrêtez-le,  »  télégraphiait  à 
la  gendarmerie  un  bourgmestre  zélé,  et  la  dépêche  décrivait  son 
accoutrement  pour  qu'il  cessât  enfin  d'échapper  à  la  vindicte  des 
lois.  Les  cavaliers  de  l'Etat  battaient  les  grandes  routes,  cher- 
chant l'habit  pour  trouver  l'homme,  mais  l'homme  avait  déjà 
changé  d'habit.  Une  fois,  sans  se  gêner,  il  était  en  train  de 
donner  la  communion,  lorsque,  sabre  au  clair,  un  gendarme 

entra  dans  l'église  et  voulut  arrêter  Schmitz,   séance  tenante 

...  ' 

avec  le  ciboire  en  mains;  l'autre  chapelain,  qui   était  en  train 

de  confesser,   s'interposa;  à   la  fin    de   la  messe,    Schmitz  dut 

gagner  la  prison  de  Coblentz,  que  déjà  deux  séjours  lui  avaient 

rendue  familière. 

Un  jeune  vicaire  qui  n'avait  plus  le  droit  de  demeurer  dans 

le  district  de  Trêves  y  rentrait,   déguisé,   et  s'annonçait   à  la 

police  même  de  cette  ville  comme  voyageur  en  vins;  le  dimanche 

suivant    on  apprenait   qu'il  s'était  montré  dans   son  ancienne 

TOME  II.  —  1911.  21 


322  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

paroisse  et  qu'il  y  avait  prêché.  Mais,  tout  de  suite  après  le 
sermon,  le  lavoir  d'un  ami  l'avait  abrité.  Il  s'y  blottissait  et 
reprenait  le  lendemain,  sous  d'autres  vêtemens,  ses  courses  de 
commis  voyageur.  Son  aventure  faisait  du  bruit  dans  la  région, 
il  l'entendait  raconter.  «  Si  nous  le  pinçons,  nous  lui  tordrons 
le  cou,  ))  disait  à  ses  oreilles  un  policier  dépité.  Le  voyageur 
en  vins  écoutait,  se  démenait,  pérorait  au  casino  de  la  petite 
ville  voisine  et  causait  du  Culturkampf  avec  l'administrateur 
du  district.  L'entretien  tombait  tout  de  suite  sur  le  prêtre 
introuvable.  «  Je  vais  finir  dimanche,  s'écriait  le  fonctionnaire, 
par  mettre  dans  son  village  une  compagnie  de  soldats.  »  Avec 
douceur,  le  voyageur  approuvait,  insinuait  même  qu'il  serait 
bon  de  faire  surveiller  l'église  dès  cinq  heures  du  matin.  A 
quatre  heures  et  demie,  le  dimanche  suivant,  les  fidèles 
sortaient  déjà  du  lieu  saint,  ayant  entendu  dès  quatre  heures  la 
messe  de  l'insaisissable  curé  qui,  la  veille  sur  la  Moselle,  pour 
échapper  à  un  gendarme  de  connaissance,  avait  été  déguisé  en 
matelot  par  les  bons  soins  d'un  capitaine  de  bateau,  et  qui,  sa 
messe  dite,  disparaissait  pour  un  autre  asile  et  pour  un  autre 
métier. 

C'est  par  centaines  que  l'on  se  raconte  encore,  d'un  bout  à 
l'autre  du  pays  de  Trêves,  les  anecdotes  de  marchands  ambu- 
lans,  de  paysans,  de  bouilleurs,  qui  le  jour  circulaient  sur  les 
chemins  et  qui,  la  nuit,  redevenus  prêtres  à  l'abri  des  ténèbres, 
officiaient  dans  des  granges,  visitaient  des  malades,  catéchisaient 
des  enfans.  Les  curés  du  diocèse  de  Cologne  furent  tous 
jaloux  de  ce  paysan  qui,  dans  une  paroisse  où  le  curé  n'avait 
plus  le  droit  de  paraître,  sortit  de  la  foule,  un  jour,  devant 
une  tombe  où  l'on  descendait  un  cercueil  et,  sous  l'œil  des  gen- 
darmes, proposa  à  tous  ses  camarades  de  dire  entre  eux  les 
dernières  prières  :  le  curé  lui-même,  le  curé  qu'on  cherchait, 
s'était  ainsi  grimé;  et  peut-être  les  gendarmes  rapportèrent-ils  au 
préfet,  comme  le  symptôme  d'une  victoire  tardive  de  la  loi,  ce 
geste  d'un  paysan  qui  semblait  résigné  à  se  passer  de  prêtre. 

Cependant  à  l'interdiction  de  séjour,  sans  cesse  enfreinte, 
succédait,  en  vertu  de  la  loi  de  1874,  l'expulsion  hors  de  l'Em- 
pire. Ceux  qui  en  étaient  victimes  renonçaient  généralement  à 
lutter;  ils  considéraient  que  Dieu  ne  voulait  plus  d'eux  en  Alle- 
magne. Ils  laissaient  s'élever  une  muraille  entre  eux  et  leurs 
familles  :  aucune  permission  de  retour  n'était  accordée,  même 


BISMARCK    ET    l'ÉPISCOPAT. 


323 


pour  une  brève  durée.  Leur  père,  leur  mère,  étaient  condamnés 
à  mourir  seuls,  à  moins  qu'un  colporteur  ou  qu'un  voiturier,  à 
peine  reconnaissable  d'eux-mêmes,  ne  surgissent  devant  le  lit 
d  agonie  :  c'était  le  fils,  —  le  fils  prêtre  et  paria,  qui  arrivait 
et  partait  dans  la  même  nuit,  et  dont  les  frères  et  les  sœurs,  par- 
fois, avaient  peine  à  retrouver  les  traits.  A  l'enterrement,  des 
gendarmes  paraissaient,  ils  inspectaient  le  cortège,  les  approches 
de  la  tombe,  constataient  l'absence  d'un  fils,  et  l'interprétaient 
comme  un  succès  de  la  loi.  Elle  avait  enfin  réussi,  cette  loi,  à 
supprimer  tous  liens  entre  les  prêtres  exilés  et  leur  paroisse; 
seuls,  les  liens  du  cœur  subsistaient,  et  elle  les  meurtrissait. 


VU 


Mais  de  par  l'institution  épiscopale,  les  évêques  exilés 
demeuraient  liés  à  leurs  diocèses  :  il  y  avait  là  des  attaches 
que  le  législateur  était  impuissant  à  rompre.  Foerster,  prince 
évêque  de  Breslau,  invité  à  démissionner,  puis  déposé  solen- 
nellement par  la  Cour  royale,  accueillait  avec  sérénité,  dans  la 
partie  de  son  diocèse  située  en  territoire  autrichien,  la  nouvelle 
de  ces  rigueurs:  quoi  que  fît  et  voulût  l'Etat,  le  diocèse  de 
Breslau  continuerait  d'être  gouverné  par  Foerster.  Brinkmann, 
de  Munster,  emmené  en  prison  pour  quarante  jours  au  prin- 
temps de  1875,  était  l'objet  de  manifestations  enthousiastes 
qui  déjouaient,  avec  une  impertinente  allégresse,  toutes  les  pré- 
cautions des  fonctionnaires  :  des  files  de  voitures  lui  faisaient 
escorte,  des  ileurs  lui  étaient  jetées,  les  hourras  de  tout  un 
peuple  réclamaient  sa  bénédiction,  et  l'organe  national-libéral 
de  la  ville  constatait  que  décidément  les  lois  de  Mai  ne  servaient 
de  rien.  Alors  survenaient  les  suprêmes  exigences  de  l'Etat  : 
au  refus  de  démission  de  Brinkmann,  il  répondait  par  un 
procès,  et  le  prélat  déposé  finissait  par  s'en  aller  en  Hollande, 
d'où  il  persisterait  à  régir  l'église  de  Munster.  Martin,  de 
Paderborn,  avait  vu  le  geôlier,  dès  le  mois  de  janvier  1875, 
afficher,  à  l'intérieur  même  de  sa  cellule,  le  texte  du  jugement 
par  lequel  la  Cour  royale  venait  de  le  déposer.  Son  emprison- 
nement touchait  à  son  terme;  et  comme  on  voulait  avoir  la 
main  sur  Martin  et  guetter  au  jour  le  jour  son  activité,  on  le 
mettait  sous  la  surveillance  de  la  police,  en  l'internant  à 
Wesel.   Mais  quelques  mois  plus  tard,  le  signalement  d'un  cri- 


324  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

minel  était  expédié  à  tous  les  gendarmes  du  royaume.  Ce  signa- 
lement était  ainsi  conçu  : 

Nom  et  prénom  :  docteur  Conrad  Martin;  habitation  :  Wesel;  profession 
ou  état  :  autrefois  évêque  de  Paderborn;  religion  :  catholique;  âge  : 
soixante-trois  ans;  taille  :  5  pieds  6  pouces;  cheveux  :  gris  et  rares; 
barbe  :  rasée;  front  :  haut;  sourcils  :  gris;  yeux  :  gris;  nez  :  long;  bouche  : 
ordinaire;  dents  :  défectueuses;  menton  :  long;  visage  :  long;  couleur  du 
visage  :  bonne  mine;  stature  :  élancée;  pas  de  signes  particuliers.  «  Secrè- 
tement évadé  ))  de  Wesel. 

Martin,  en  effet,  cherchant  un  territoire  d'où  il  pût  avec 
moins  d'entraves  expédier  ses  ordres  d'évêque,  s'était  enfui  de 
Wesel  en  Hollande.  La  colère  de  la  Prusse  l'y  poursuivait;  la 
Hollande  lui  faisait  comprendre  qu'il  etit  à  partir.  l\  s'installait 
en  Belgique,  et  le  Cabinet  belge,  aussi,  recevait  des  observa- 
tions. En  quelque  coin  du  monde  que  l'évêque  Martin  se  trou- 
vât, la  Prusse  redoutait  l'évêque  Martin.  Quelque  temps  se 
passait,  et  les  routes  de  Hollande  étaient  bientôt  foulées  par  un 
autre  nomade,  an  archevêque,  celui-là,  Melchers,  de  Cologne-, 
également  déposé  de  son  siège. 

Mais  en  vain  la  Cour  royale  enlevait-elle  à  ces  évêques  leur 
charge  et  même  leur  pays,  elle  ne  leur  enlevait  pas  leurs  ouailles. 
Ni  le  Pape  ni  le  peuple  ne  cessaient  de  les  reconnaître,  et  cela 
leur  suffisait.  Ledochovvski,  lui,  après  une  longue  captivité  dans 
la  prison  d'Oslrowo,  reçut  la  nouvelle  qu'il  ne  pouvait  séjourner 
ni  en  Silésie  ni  en  Posnanie  :  il  s'en  fut  à  Vienne,  où  les  catho- 
liques lui  firent  fête,  et  d'où  les  clameurs  «  libérales  »  l'obligèrent 
à  disparaître  :  et  ce  fut  de  Rome,  ce  fut  du  fond  même  du  Vatican, 
qu'il  fit  fonction  d'archevêque  de  Posen,  et  s'attira  par  là  mémo 
des  condamnations  nouvelles  et  désormais  platoniques,  dont  lo 
montant  s'éleva  bientôt  à  cinquante-cinq  mois  de  prison.  La 
Prusse,  fouillant  pour  ses  évêques  l'arsenal  de  ses  pénalités,  leur 
avait  appliqué  l'une  des  plus  dures:  l'exil;  et  par  cette  mala- 
droite cruauté,  elle  avait  rendu  leurs  personnes  plus  insaisis- 
sables sans  rendre  leur  autorité  plus  débile.  Ils  s'acharnaient  à 
régner  chez  elle,  et  elle  ne  régnait  plus  sur  eux  :  c'était  de 
Belgique  et  de  Hollande,  de  Bohême  et  d'Italie,  qu'ils  présidaient 
à  la  résistance  de  leurs  prêtres  et  de  leurs  fidèles  contre  les  lois 
de  Bismarck. 

Alors  la  Prusse  voulut  trouver,  à  tout  prix,  les  invisibles 
points  d'attache  par  lesquels  ces  émigrés  gardaient  encore  racine 


BISMARCK   ET    l'ÉPISCOPAT,  325 

chez  elle.  Les  bureaux  de  poste  furent  avertis;  en  Posnanie,  ils 
reçurent  un  fac-similé  de  l'écriture  de  Ledochowski,  avec  ordre 
de  livrer  à  la  justice  toutes  les  lettres  dont  l'enveloppe  trahirait 
la  main  de  l'archevêque.  Et  puis  les  policiers  coururent  les 
presbytères,  pressant  les  prêtres  de  questions,  perquisitionnant, 
les  faisant  poursuivre,  parfois,  pour  refus  de  réponse  ou  de  té- 
moignage; on  voulait  savoir  d'eux  quel  était  le  délégué  secret 
de  l'évêque.  Un  moment,  dans  le  diocèse  de  Posen,  vingt  doyens 
furent  sous  les  verrous,  et  le  chiffre  des  prêtres  qui  étaient 
l'objet  de  poursuites  disciplinaires  dépassait  trois  cents.  Dans 
l'Eichsfcld,  on  les  questionnait  sur  les  dispenses  matrimoniales 
qu'ils  avaient  procurées  à  certains  de  leurs  paroissiens;  com- 
ment les  avaient-ils  reçues?  d'où  leur  venaient-elles?  L'inter- 
médiaire qui  les  avait  transmises  était  naturellement  inculpé 
d'une  connivence  coupable  avec  l'évêque  Martin  :  cela  s'appelait 
«  participation  à  l'exercice  illégal  de  la  fonction  épiscopale.  » 
En  Posnanie,  un  propriétaire  laïque,  même,  fut  un  jour  inculpé 
sous  ce  chef  ;  il  avait  mis  à  la  poste  le  décret  papal  qui  sus- 
pendait un  prêtre  :  tel  était  son  crime.  Un  prélat  à  qui  des 
laïques  avaient  confié  une  adresse  de  félicitations  pour  Ledo- 
chowski fut  soupçonné  d'être  le  délégué  ;  mais  les  preuves  man- 
quaient; et  la  maréchaussée  prussienne  continuait,  à  travers  la 
Posnanie  détestée,  une  chasse  pitoyable  et  malheureuse.  On 
la  crut  décisive,  enfin,  lorsqu'on  eut  mis  la  main  sur  le  cha- 
noine Kurowski  :  le  délégué  secret  de  Ledochowski,  c'était  lui... 
«  Il  ne  faut  pas  être  prophète,  déclarait  triomphalement  l'avo- 
cat général,  pour  conclure  que  Ihcure  de  Sedan  a  sonné  pour 
la  hiérarchie  catholique  en  Prusse.  »  Kurowski  fut  condamné  à 
deux  ans  de  prison;  et  comme  le  coadjuteur  de  Posen, 
Janiszewski,  était  lui-même  interné,  comme  le  coadjuteur  de 
Gnesen,  Cylichowski,  était  sous  les  verrous  pour  délit  de  consé- 
cration des  saintes  huiles,  la  Prusse  se  flattait  sans  doute  que 
dans  le  diocèse  de  Posen  la  hiérarchie  était  désormais  sans 
voix...  Mais  la  Prusse  se  trompait  :  d'avance  un  personnage 
était  désigné,  qui  devait  éventuellement  remplacer  Kurowski 
comme  délégué  de  l'évêque,  dût-il  ensuite  le  rejoindre  en  pri- 
son, et  le  correspondant  d'un  journal  polonais  déclarait  que 
si,  dans  le  clergé  séculier,  les  représen tans  du  primat  prisonnier 
venaient  à  manquer,  ce  rôle  passerait  à  des  missionnaires  qui 
travailleraient  en  Prusse  comme  ils  travaillaient  en  Chine. 


326 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


A  la  vie  publique  de  l'Église  de  Prusse,  qui  s'épanouissait 
sous  l'œil  des  préfets,  une  vie  secrète  s'était  substituée,  qui  dé- 
jouait l'œil  des  policiers.  On  avait  visé  les  têtes,  on  avait  frappé 
les  cimes;  mais  la  hiérarchie  était  devenue  une  force  occulte 
qui,  par  ses  mystérieux  représentans,  s'était  plutôt  rapprochée 
des  âmes.  «  Quel  est  le  plus  haut  fonctionnaire  de  la  province 
du  Rhin  ?  questionnait  un  inspecteur  scolaire.  —  C'est  le  vicaire 
général  de  Cologne,  répondait  un  enfant.  — Pourquoi? —  Parce 
que  l'archevêque  est  en  prison.  —  Pourquoi  est-il  en  prison?  — 
Parce  qu'il  a  voulu  nous  conserver  la  foi  qu'on  voulait  nous 
prendre...  »  Des  millions  de  catholiques  pensaient  comme  cet 
enfant. 

Quelques  prêtres  se  rencontrèrent,  —  seize  en  deux  ans  et 
demi,  —  pour  accepter  des  charges  d'Eglise  sans  l'assentiment  de 
l'ordinaire  :  le  mépris  des  fidèles  châtiait  ces  pasteurs  d'Etat 
[Staafspfarrer).  Il  n'était  pas  rare  que  les  paroissiens  auxquels  de 
tels  curés  s'imposaient  se  hâtassent  de  déménager  l'église  de  ses 
meubles,  et  ces  mauvais  bergers  étaient  frappés  par  leurs  ouailles 
d'une  sorte  d'interdit  :  les  commerçans,  quelle  que  fût  leur  con- 
fession, n'osaient  rien  leur  vendre.  La  colère  du  peuple  les  trai- 
tait comme  eût  fait  au  moyen  âge  la  justice  du  Pape  :  les  temps 
semblaient  revenus  où  la  société  civile  s'identifiait  pleinement 
avec  la  société  religieuse  ;  intrus  dans  la  vie  de  l'Eglise,  ils 
devenaient  comme  exclus  de  la  vie  du  village.  L'Etat  venait  à  leur 
rescousse;  des  procès  s'engageaient,  soit  contre  certains  mani- 
festans,  soit  contre  les  instigateurs  présumés  de  ces  manifes- 
tations :  l'éclat  même  de  ces  procès  éclairait  d'une  lumière  plus 
crue  la  culpabilité  de  ces  pasteurs  à  l'endroit  de  l'Eglise. 

Mais  si  d'aventure  les  défiances  des  fidèles  n'étaient  pas  suf- 
fisamment éveillées  contre  un  de  ces  prêtres,  si  l'évêque,  du 
fond  même  de  sa  prison,  ne  pouvait  intervenir  avec  une  parole 
d'alarme,  le  mystérieux  personnage  qui,  secrètement  investi, 
remplissait  dans  le  diocèse  le  rôle  de  l'évêque  absent,  surgissait 
pour  remettre  tout  en  ordre.  Un  jour  de  1875,  dans  une  com- 
mune de  Posnanie,  le  curé  Kick,  «  pasteur  d'Etat,  »  allait  mon- 
ter à  l'autel;  un  prêtre  inconnu  survint,  il  prononça  contre 
Kick  la  grande  excommunication,  proclama  qu'il  n'avait  pas  le 
droit  d'absoudre,  et  qu'il  fallait  cesser  avec  lui  tout  contact. 

«  Tenez-vous  calmes,  poursuivit-il  ;  abstenez-vous  de  toute 
attaque,  de  tout  excès;  un  malheur  plus  grand  pourrait  en  ré- 


BISMA.RCK    ET    l'ÉPISCOPAT.  327 

sulter.  Priez  instamment  Dieu  qu'il  fasse  la  grâce  au  curé  Kick 
de  venir  bientôt  à  résipiscence. 

«  Car  je  vous  le  dis,  s'il  ne  fait  pénitence,  s'il  ne  répare  le 
mal  qu'il  a  fait,  le  Tout-Puissant,  dans  son  terrible  verdict,  le 
pulvérisera  comme  je  pulvérise  ce  cierge...  » 

On  criait,  on  s'agitait,  on  pleurait  :  le  messager  de  la  colère 
divine  était  disparu...  Il  était  l'envoyé  secret  d'un  délégué 
secret,  et  toutes  ces  forces  anonymes  dépendaient  du  Pape  loin- 
tain, du  Pape  insaisissable.  La  police  cherchait  des  respon- 
sables :  on  arrêtait  trois  prêtres,  un  organiste;  on  condamnait, 
pour  son  obstiné  silence,  le  propriétaire  qui  avait  conduit  de  la 
gare  au  village  le  porteur  d'excommunication. 

Mais  le  curé  Kick,  à  l'avenir,  était  un  curé  sans  ouailles  ; 
l'État  n'en  pouvait  mais  :  des  vagabonds  venus  on  ne  savait 
comment,  arrivés  on  ne  savait  d'où,  et  partis,  aussi,  pour  on  ne 
savait  quel  autre  esclandre,  annulaient  ainsi,  par  un  seul  mot 
dit  aux  consciences,  les  prétentieux  efforts  de  la  loi. 

VIII 

La  loi  ne  pouvait  avoir  tort;  donc,  puisqu'elle  échouait,  c'est 
que  les  fonctionnaires  l'appliquaient  mal.  Les  tyrannies  décon- 
certées aiment  ces  lâches  conclusions,  elles  accusent  leurs  agens 
au  lieu  de  s'accuser  elles-mêmes  :  elles  les  acculent  à  certains 
excès  de  zèle,  qui,  loin  de  grandir  la  fonction,  humilient  l'homme, 
et  volontiers  elles  suspendent,  sur  leurs  tètes  docilement  cour- 
bées, le  reproche  de  n'avoir  pas  su  vaincre  ou  de  n'avoir  pas 
voulu.  La  disgrâce  infligée  dès  la  fm  de  1874  à  Nordenpflycht, 
président  supérieur  de  Silésie,  avertissait  tous  les  fonctionnaires 
prussiens  qu'ils  devaient  être  des  outils  de  guerre.  «  Ils  rendent 
illusoires  toutes  nos  mesures  législatives  et  font  douter  le  peuple 
du  sérieux  de  notre  action,  »  disait  Bennigsen  à  Bismarck  lui- 
même,  un  jour  qu'ils  dînaient  ensemble;  et  Bennigsen,  au  café, 
réclamait  des  tètes.  C'était  à  la  face  de  toute  la  Prusse  qu'à  son 
tour  Wehrenpfennig  insistait,  du  haut  de  la  tribune,  pour  que 
l'administration  fût  purifiée.  Et  l'on  assistait  à  ce  spectacle 
inouï,  d'un  Sybel  faisant  trêve  à  ses  travaux  d'histoire  pour 
organiser,  sur  le  Bhin,  l'espionnage  des  fonctionnaires. 

Autrefois,  en  Bavière,  Sybel  avait  détaché  de  l'Eglise  et  de 
l'Autriche  l'esprit  du  roi  Max  et    les  cercles  «  éclairés  »   de 


328  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Munich;  maintenant,  installé  comme  une  sorte  de  vigie  dans  la 
Prusse  Rhénane,  il  luttait  pour  le  germanisme  prussien  contre 
r  «  ultramontanisme  welche.  »  Le  groupe  qu'il  avait  fondé  sous 
le  nom  d'  «  Association  allemande  »  encerclait  tous  les  pays 
rhénans  dans  un  mystérieux  réseau  de  surveillances  :  les  fonc- 
tionnaires devaient  marcher  ou  bien  se  démettre  ;  et  Sybel  au- 
rait volontiers  acheté  le  triomphe  final  des  lois  bismarckiennes 
par  un  bouleversement  de  toute  l'administration  prussienne. 

Ce  fut  à  Bonn  que  cette  intolérante  association  remporta  sa 
plus  attristante  victoire.  Depuis  vingt-quatre  ans,  le  catholique 
Léopold  Kaufmann  était  bougmestre  de  la  ville  ;  il  avait  con- 
tribué à  en  faire  un  centre  d'art.  Au  début  de  février  1875, 
Kaufmann  fut  mandé  à  Cologne,  au  palais  du  gouvernement. 
Par  ordre  de  Berlin,  le  préfet  Bernuth  voulut  savoir,  avant  de 
confirmer  sa  réélection  à  la  charge  de  bourgmestre,  ce  qu'il 
pensait  du  conflit  entre  l'Etat  et  l'Église.  «  Je  reconnais,  répondit 
Kaufmann,  la  nécessité  d'une  action  de  l'Etat  pour  le  règlement 
de  sa  situation  vis-à-vis  de  l'Eglise,  mais  je  tiens  les  lois  de 
Mai  pour  inopportunes  et  pernicieuses,  plus  encore  pour  l'Etat 
que  pour  l'Eglise.  Comme  je  respecte  la  loi,  cette  opinion  ne 
m'empêchera  pas,  dans  ma  charge,  d'exécuter  les  lois  de  Mai, 
tant  que  cette  obligation  ne  me  mettra  pas  en  conflit  avec  ma 
conscience  ou  avec  mon  honneur.  »  Bernuth  comprenait  à  peu 
près  ces  propos  :  «  Moi  aussi,  protestait-il,  je  ne  suis  pas  un 
Cidtiirkàmpfer,  et  bien  des  fois  j'ai  déploré  les  lois  de  Mai.  » 
Mais  une  tierce  personne  intervint;  c'était  un  bureaucrate 
nommé  Guionneau.  Non  sans  agacer  le  préfet,  Guionneau  de- 
mandait à  Kaufmann  si  sa  famille  n'était  pas  ultramontaine  : 
((  Cela  n'a  rien  à  voir  en  l'affaire,  »  répliquait  le  bourgmestre, 
et  le  préfet  pensait  comme  lui.  Le  pointilleux  subalterne  s'avi- 
sait alors  d'une  autre  question  :  Si  le  curé  de  Bonn  violait  la 
loi,  Kaufmann  proposerait-il  au  gouvernement  d'expulser  ce 
curé  du  comité  scolaire?  A  quoi  le  bourgmestre  répliqua  que 
le  curé  n'avait  jamais  commis  ce  délit,  mais  que,  si  d'aventure 
ce  fait  se  produisait,  il  ferait,  lui,  son  devoir  de  bourgmestre, 
en  agissant  contre  le  délinquant.  Mais  agirez-vous  volontiers  ? 
insistait  Guionneau  ;  et  Kaufmann,  cette  fois,  refusa  de  répondre. 

Le  dossier  prit  la  route  de  Berlin,  et  Kaufmann  s'attendait 
à  être  appelé  par  le  ministre  Eulenburg  pour  supplément  d'in- 
formations. Kammers,  bourgmestre  catholique  de  Dusseldorf, 


BISMARCK    ET    l'ÉPISCOPAT.  ?29 

avait  subi,  là-bas,  dans  le  cabinet  ministériel,  un  interrogatoire 
en  règle,  avant  d'être  confirmé  dans  son  office  par  l'autorité 
royale.  Mais  tout  le  printemps  s'écoula,  sans  qu'aucun  signe 
survînt  de  Berlin  :  des  professeurs  de  Bonn  insistaient  en  haut 
lieu,  pour  que  ces  pénibles  délais  eussent  un  terme.  Enfin,  le 
8  mai  1873,  on  apprit  que  Guillaume  l^''  invitait  la  municipa- 
lité de  Bonn  à  faire  un  autre  choix.  Kaufmann  était  exclu  d'une 
charge  que  depuis  près  d'un  quart  de  siècle  il  exerçait  avec 
éclat.  On  ne  pouvait  lui  reprocher  aucun  acte  illégal,  même 
aucune  intention  illégale  ;  son  crime,  c'était  ce  qu'à  part  lui, 
dans  son  for  intime,  il  pensait  sur  les  lois  de  Mai. 

«  En  ces  temps  de  tyrannie  presque  illimitée,  rien  n'est 
impossible,  »  lui  écrivait  un  membre  du  parti  conservateur,  son 
vieil  ami  Andreae-Boman.  «  Cette  illustration  de  la  liberté  com- 
munale est  trop  significative,  déclarait  Windthorst,  pour  que 
nous  ne  la  remettions  pas  souvent  sous  les  yeux  de  messieurs 
nos  soi-disant  libéraux.  » 

Après  la  municipalité  de  Bonn,  c'était  au  tour  de  celle  de 
Miinster,  d'être  l'objet  de  vexations.  Elle  avait  complimenté 
Ketteler,  évêque  de  Mayence,  à  l'occasion  de  son  jubilé;  le  pré- 
sident supérieur  estima  qu'en  raison  de  l'attitude  politique  de 
Ketteler,  chacun  des  signataires  de  cette  adresse  de  félicitations 
méritait  une  amende.  Nouvelle  amende,  ensuite,  contre  Ket- 
teler, à  cause  de  la  lettre  qu'il  avait  écrite  au  président  supé- 
rieur pour  lui  reprocher  sa  mesure  contre  la  municipalité  :  et 
le  bruit  ainsi  fait  par  le  président  supérieur  apprit  à  l'Alle- 
magne tout  entière  qu'à  Munster  on  admirait  Ketteler. 

L'ostracisme  qui  s'exerçait  à  Bonn,  les  amendes  quipleuvaient 
à  Munster  avertissaient  les  bourgmestres  des  petites  bourgades 
qu'ils  eussent  à  comprendre  la  gravité  de  leurs  devoirs,  c'est-à-dire 
à  gêner  les  pèlerinages,  à  tracasser  les  processions,  à  se  mettre 
aux  trousses  des  vicaires  délinquans,  à  obséder  les  préfectures  de 
leurs  rapports  et  les  parquets  de  leurs  procès-verbaux. 

Mais  Sybel  était  plus  logique,  plus  proche  aussi  des  réalités, 
lorsqu'il  s'étudiait  à  venger,  non  seulement  sur  les  fonctionnaires, 
mais  sur  le  peuple  lui-même,  l'incontestable  échec  de  la  politique 
ecclésiastique...  Oui,  sur  le  peuple,  et  non  pas  seulement  sur  le 
peuple  catholique,  mais  sur  le  peuple  protestant.  Au  nom  de 
l'esprit  de  Culturkampf  et  pour  le  triomphe  de  cet  esprit,  Sybel 
voulut  ajourner,  sur  le  Rhin  et  en  Westphalie,  l'établissement 


no 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


des  libertés  communales  et  provinciales  :  de  sentir  que  ces 
populations,  ultramontaines  en  majorité,  allaient  obtenir  quelque 
autonomie,  cela  faisait  mal  à  Sybel;  et  puisqu'elles  osaient  se 
prononcer  contre  le  Culturkampf,  il  fallait  à  ses  yeux  achever 
de  les  faire  taire,  au  lieu  de  multiplier  pour  elles  les  moyens  de 
parler.  Même  Sybel  ne  cachait  pas  que  les  libéraux  du  Rhin 
avaient  désormais  en  haine  l'élection  du  Reichstag  par  le  suffrage 
universel.  11  déplaisait  à  ces  libéraux  que  les  bulletins  de  vote 
s'égarassent  en  certaines  mains,  qui,  sous  l'œil  des  prêtres,  se 
joignaient  encore  pour  des  prières.  Adieu  donc  les  progrès  poli- 
tiques, si  imminens  qu'ils  parussent!  Adieu,  même,  les  con- 
quêtes déjà  faites,  si  défmitives  qu'on  eût  pu  les  croire!  Le  «  libé- 
ralisme »  de  Sybel  et  de  ses  ami«  ne  visait  à  rien  de  moins  qu'à 
expulser  la  volonté  populaire,  parce  que  catholique,  de  la  vie 
même  de  TÉtat;  et  c'était  pour  lutter  contre  l'Église  de  Pie  IX,  — 
de  Pie  IX,  jadis  accusé  d'hostilité  contre  la  souveraineté  du 
peuple,  —  que  Sybel  voulait  amputer  et  mutiler  cette  souve- 
raineté. «  Peut-on  concevoir  un  plus  grand  triomphe  pour  le 
Centre?  »  s'écriait  un  député  progressiste  après  le  maladroit 
discours  de  Sybel. 

Les  catholiques  écoutaient,  curieux  et  contens;  et  j'aime  à 
croire  que  si  l'on  eût  demandé  l'affichage  de  ce  discours  de  Sybel, 
ils  l'eussent  voté.  U Association  allemande,  fondée  contre  eux, 
professait  ainsi,  publiquement,  des  maximes  de  réaction  poli- 
tique; elle  refusait  au  peuple  les  droits  qu'il  désirait,  elle  lui 
marchandait  ceux  qu'il  possédait,  elle  apparaissait  comme  l'anta- 
goniste des  aspirations  populaires.  Les  catholiques  aimaient 
que  ceux  contre  lesquels  ils  luttaient  pour  Dieu  leur  offrissent 
des  occasions  toujours  plus  pressantes  de  lutter  aussi  pour  le 
peuple  :  Sybel  commettait  cette  maladresse,  d'afficher  la  solida- 
rité très  exacte,  très  nette,  par  laquelle  se  raltachaient  l'une  à 
l'autre,  et  s'enchevêtraient  ensemble,  l'offensive  anticatholiquo 
et  la  résistance  antidémocratique.  Le  Centre  en  prenait  acte. 
Le  Culturkampf  Q\Q\i  d'abord  mis  en  péril  les  libertés  religieuses 
conquises  en  1848;  il  fut  acquis,  au  cours  de  l'année  1875, 
qu'il  mettait  en  péril  les  libertés  politiques  elles-mêmes. 

Georges  Goyau. 


LA  FILLE  DU  CIEL 


AVANT-PROPOS 

Pour  bien  comprendre  la  Chine,  il  faut  savoir  qu'elle  porte  au 
cœur  depuis  trois  cents  ans  une  plaie  profonde  et  toujours  saignante. 
Lorsque  le  pays  fut  conquis  par  les  Tartares  Mandchous,  l'antique 
dynastie  des  M  in  g  dut  céder  le  trône  à  celle  des  Tsin  envahisseurs; 
mais  la  nation  chinoise  ne  cessa  ni  de  la  regretter,  ni  d'attendre  son 
retour.  La  révolution  est  donc  permanente  en  Chine;  c'est  un  feu  qui 
couve  éternellement,  éclate  en  incendie  dans  quelque  province,  puis 
s'éteint  pour  se  rallumer  bientôt  dans  une  autre. 

L'Empire  Jaune  est  sans  doute  trop  immense  pour  que  les  révoltés 
puissent  s'entendre  et,  par  un  effort  collectif,  briser  enfin  le  joug  des 
Tartares.  Plusieurs  fois  cependant  les  Chinois  de  race  furent  tout  près 
de  la  \ictoire.  Ainsi,  il  y  a  une  vingtaine  d'années,  des  événemens  que 
l'Europe  n'a  jamais  bien  connus  bouleversèrent  la  Chine.  Les  révoltés, 
victorieux  pour  un  temps,  proclamèrent  àNang-King  un  empereur  de 
sang  chinois  et  de  la  dynastie  des  Ming.  Il  s'appelait  Ron-Tsin-Tsé, 
ce  qui  signifie  :  la  Floraison  définitive,  et  sa  période  fut  nommée  par 
ses  fidèles  Taï-Ping-Tien-Ko,  ce  qui  signifie  :  l'Empire  de  la  grande 
paix  céleste.  Il  régna  dix-sept  années,  concurremment  avec  l'empe- 
reur tartare  de  Pékin,  et  à  peine  dans  l'ombre. 

Plus  tard,  on  s'efforça  de  supprimer  même  son  histoire;  les  livres 
qui  la  contaient  furent  confisqués  et  brûlés,  et  on  défendit,  sous 
peine  de  mort,  de  prononcer  son  nom. 

Voici  cependant  la  traduction  du  passage  qui  le  concerne,  dans  le 
volumineux  rapport  adressé  par  le  général  tartare  Tsen-Kouan-Weï  à 
l'empereur  de  Pékin  : 

Quand  les  révoltés  se  soulevèrent  dans  la  province  de  Kouang- 
Tong,  dit-il,  i/5  s'étaient  emparés  de  seize  provinces  et  de  six  cents  villes. 
Leur  coupable  chef  et  ses  criminels  amis  étaient  devenus  formidables. 


332  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

Tous  leurs  généraux  se  fortifiaient  dans  les  places  qu'ils  avaient  prises, 
et  ce  n'est  qu'après  trois  années  de  siège  que  nous  fûmes  de  nouveau 
maUres  de  Nang-King.  En  ce  moment,  Varmée  rebelle  comptait  plus  de 
100  000  hommes,  mais  pas  un  seul  ne  consentit  à  se  rendre.  Dès  quHU 
se  jugèrent  perdus,  ils  mirent  le  feu  au  palais  et  se  brûlèrent  vifs. 
Beaucoup  de  femmes  se  pendirent,  s'étranglèrent,  ou  se  jetèrent  dans 
les  lacs  des  jardins.  Je  parvins  cependant  à  faire  prisonnière  une  jeune 
fille  et  je  la  pressai  de  me  dire  oit  était  leur  empereur.  «  //  est  mort, 
répondit-elle  ;  vaincu,  il  s'est  empoisonné  ;  mais  aussitôt  après  on  a  pro- 
clamé empereur  son  fils  Hon-Fo-Tsen.  »  Elle  me  conduisit  ensuite  à 
sa  tombe,  que  je  donnai  l'ordre  de  briser  ;  on  y  trouva  en  effet  l'empe- 
reur, qu'enveloppait  un  linceul  de  soie  jaune  brodé  de  dragons.  Il  était 
vieux,  chauve,  avec  une  moustache  blanche.  Je  fis  brûler  son  cadavre  et 
jeter  sa  cendre  au  vent.  Nos  soldats  détruisirent  tout  ce  qui  restait  dans 
les  murs  ;  il  y  eut  trois  jours  et  trois  nuits  de  tueries  et  de  pillages. 
Cependant  une  troupe  de  quelques  milliers  de  rebelles,  très  bien  armés, 
réussit  à  s'échapper  de  la  ville,  après  avoir  revêtu  les  costumes  de  nos 
morts,  et  il  est  à  craindre  que  leur  nouvel  empereur  ait  pu  fuir  avec  eux. 

Cet  empereur  Hon-Fo-Tsen,  qui  en  effet  avait  pu  s'enfuir  de  Nang- 
King,  fut  considéré  parles  vrais  Chinois  comme  le  souverain  légitime, 
et  sa  descendance,  secrètement,  lui  succédera  vraisemblablement 
sans  interruption. 

Il  y  a  quelques  années,  un  homme  très  remarquable,  qui  semblait 
incarner  la  Chine  nouvelle,  rêva  une  réconciliation  pacifique  et  sin- 
cère entre  les  deux  races  ennemies.  (Il  avait  bien  d'autres  rêves 
encore,  comme  par  exemple  celui  de  fonder  :  les  États-Unis  du 
monde.)  Il  conçut  le  projet,  presque  irréalisable,  de  gagner  à  ses 
idées  l'empereur  de  Pékin  lui-même  et,  avec  son  concours,  de  réfor- 
mer la  Chine,  sans  verser  de  sang.  Il  s'appelait  Kan-You-Wey.  Pour 
se  rapprocher  de  l'empereur,  il  ouvrit  une  école  à  Pékin  en  1889. 

Des  rumeurs,  mais  combien  contradictoires,  couraient  sur  la 
personnalité  de  cet  invisible  empereur  Kouang-Su,  gardé  en  tutelle, 
comme  captif  au  fond  de  ses  palais,  et  si  inconnu  de  tous.  Les  uns  le 
disaient  bienveillant,  lettré,  curieux  des  choses  modernes.  Les  autres 
le  représentaient  comme  faible  d'esprit  et  de  corps,  livré  à  tous  les 
excès  et  incapable  d'agir. 

Kan-You-Wey  ne  voulut  croire  que  la  version  favorable  ;  il  savait 
d'ailleurs  ce  que  valaient  les  ministres  de  la  Régente,  maîtres,  avec 
elle,  du  pouvoir;  H  plaignait  l'impériale  victime,  tout  son  cœur 
allait  vers  ce  souverain,  puisqu'il  était  malheureux.  Mais  comment 
l'atteindre,  par  delà  ses  quadruples  murailles?  Comment  éveiller 
l'attention  de  la  mélancoUque  idole?...  Kan-You-Wey  renouvela  dix 
fois  la  tentative,  avec  un  zèle  d'apôtre,  et  réussit  enfm,  en  1898,  grâce 


LA    FILLE   DU    CIEL.  333 

à  l'un  de  ses  disciples,  à  placer  sous  les  yeux  de  l'empereur  un  mé- 
moire qu'U  avait  préparé,  i 

Alors  le  souverain-fantôme  se  réveilla;  très  frappé  par  ces  idées 
subversives,  il  voulut  qu'elles  lui  fussent  expliquées  en  détail  et 
accorda  une  audience  au  novateur  ;  tout  de  suite  û  subit  l'influence 
de  ce  grand  esprit;  il  fit  de  lui  son  ministre,  son  confident  intime,  et, 
soutenu  par  ses  conseils,  il  parvint  à  ressaisir  le  pouvoir. 

C'est  à  ce  moment  du  règne  de  Kouang-Su  que  se  déroule  notre 
drame;  l'empereur  lui-même  en  est  le  héros,  et  Kan-You-Wey  y 
figure  sous  le  nom  de  Puits-des-bois... 

Judith  Gautier  et  Pierre  Loti.